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23 décembre 2022

Femmes à la rue, seules ou avec enfants : quand la musique adoucit les heurts

par Corentin Fraisse

Lorsqu’on parle d’hébergement d’urgence, revient rapidement le numéro du 115. À Paris seulement, ce numéro reçoit en moyenne 3876 appels par jour et ne peut répondre qu’à 876 d’entre eux. Au bout du compte 162 personnes seront hébergées, au moins pour la nuit (données de 2021). Dans la capitale, des milliers de personnes sont chaque jour sans logement fixe ni ressources et parmi elles, des femmes avec leurs enfants. À l’Espace Solidarité Insertion Georgette Agutte dans le 18ème arrondissement, ces femmes sont accueillies et reçoivent un accompagnement. Nous avons rencontré deux d’entre elles. Ensemble on a parlé de leur parcours et de leur quotidien, souvent difficile, où la musique a un rôle à jouer -même s’il semble discret. Le rôle de ramener le sourire, de faire ressurgir des souvenirs heureux, d’entretenir l’espoir.

 

« Un toit dans la rue »

Il est 14h, rue Georgette Agutte dans le 18ème arrondissement. On se retrouve à l’ESI (Espace Solidarité Insertion), accueil de jour qui propose un temps de répit dans le parcours d’errance. Il est réservé à des femmes avec enfants et/ou enceintes en situation de rue. Elles y trouvent écoute, orientation et accès à l’information, mais aussi des ateliers, des collations, un espace de repos, un accès aux douches/sanitaires/buanderie et un espace de jeux pour les enfants. À la même adresse, on trouve aussi le CHS -Centre d’Hébergement et de Stabilisation- qui accueille 117 femmes, seules ou avec enfants, en leur proposant un hébergement et un accompagnement pour favoriser leur réinsertion sociale. Pour permettre à ces femmes souvent sans abri de se stabiliser, de favoriser et rétablir leur accès aux droits au logement, aux soins, à la santé et d’instaurer une dynamique avec les partenaires locaux.

On y rencontre deux femmes, qui se sont retrouvées sans domicile fixe : Jacqueline Ambombo venue du Cameroun pour quitter son couple et son style de vie, accompagnée de son fils Gary, citoyen espagnol ; et Rolande Mbissa, qui a quitté le Congo pour raisons médicales, afin d’offrir à sa fille les meilleurs soins. Au fil de notre discussion, on a mis de la musique. Par petites touches, les langues se sont déliées, sur les notes et sur leurs parcours. Un entretien bercé de rires et de bonne humeur, malgré un propos souvent lourd.

Jacqueline explique qu’elle est déjà venue en France il y a 20 ans. Elle a été étudiante pendant trois ans à l’Université Paris 13, « en sciences sanitaires et sociales à Bobigny. Je suis rentrée au Cameroun, et là on est revenus depuis fin 2021 ». Elle vient à l’ESI/CHS depuis janvier. À coté d’elle son fils Gary, 18 ans. Airpods vissés sur les oreilles, il joue à Clash of Clans sur son téléphone. « C’est lui il me fait découvrir des nouvelles musiques, explique Jacqueline. Il va dans des concerts du quartier. Il était à Grigny il y a deux jours pour un festival gratuit de rap. Mais aussi grâce à lui, j’ai su qu’il y avait une nouvelle chanson de Fally Ipupa ! » 

Fally Ipupa, c’est l’une des superstars de la musique africaine. Un successeur de Koffi Olomidé, congolais lui aussi… Alors un débat s’amorce entre Jacqueline et Rolande : « Fally c’est le meilleur! Koffi est un peu dépassé parce qu’il fait plus trop de tournées, avant il allait dans le monde entier. » Aux premières notes de « Bloqué », Rolande se lève et se met à danser. Jacqueline dégaine son téléphone : « Attends je prends une photo, magique magique ! Tu sais ce que je regarde ? Ton derrière. Je regarde pas ailleurs. Elle là ! Vous avez vu comment elle est ? Elle a pas tenu deux minutes. »

« Vraiment ça me déstresse ! Quand je me réveille, je mets la musique, explique Mme Mbissa. Et même si j’avais de mauvaises pensées, quand j’ai des soucis, je rentre dans la musique et c’est fini. Ça va tout de suite mieux, j’évacue. Quand tu mets de la musique tu changes de monde, comme si tu souffrais pas, comme si tu planais, comme si tout allait bien. » Et Mme Ambombo d’enchérir : « parfois je m’endors avec. Quand je suis bien, je mets un peu de musique et j’oublie de l’éteindre. La musique, en solitaire, quand t’as pas l’appareil de musique tu mets Youtube sur le téléphone et tu danses toute seule. Ça te fait oublier tes soucis, tu te réveilles bien. »

 

Quand tu entres dans la musique tu changes de monde, comme si tu souffrais pas, comme si tu planais, comme si tout allait bien. »

 

C’est l’occasion de parler de leur rapport à la musique, avec des souvenirs positifs, lorsque les deux femmes vivaient encore dans leurs pays respectifs. Les concerts de Koffi Olomidé devant des milliers de personnes, les moments de deuil où l’on chante et danse toute la nuit pour « veiller le mort dans un esprit de fête« , les sorties en boîte de nuit avec leurs maris… Rolande et Jacqueline se rendent comptent qu’elles ont toutes les deux fait partie d’une chorale lorsqu’elles étaient jeunes. Mme Mbombo a même été « impresario pour plusieurs groupes » et « présentatrice pour les concerts des fêtes de la jeunesse, de la fête de la musique… » Les sourires s’impriment sur les visages.

jacqueline

Jacqueline Ambombo

Mais depuis qu’elle est en France, ce rapport avec la musique et les sorties en boîte a changé. La faute -certainement- à la cousine qui les a accueillis, elle et son fils : « il fallait aller dans les clubs, vivre comme elle, et elle était très négative. Elle me disait « ici c’est comme ça qu’on vit. Tu es sûre que tu es normale ? Faut sortir tous les soirs et te chercher un copain! » Elle voulait que je vienne avec elle danser en club de strip-tease, mais moi ça n’était pas dans mes habitudes, je ne voulais pas. » Mauvaise fréquentations, mauvais conseils et ambiance inconfortable. La cousine disait à Gary de quitter l’école pour aller travailler, leur reprochait de manger et de se laver sous son toit, leur proposait de les envoyer chez « un de ses amis ». « Il disait qu’il m’aimait et qu’il avait une chambre libre chez lui. Moi je ne le connais pas, c’est non. Mon fils et moi on ne peut pas vivre comme ça. C’était comme un piège, j’ai senti ça. Et je regardais toujours mon fils en me disant « est-ce que ça va pas lui coûter cher, tout ce qu’il vit là ? » Je suis ici pour accompagner mon fils, je ne voulais pas qu’il vienne ici seul et devienne un voyou ». Alors un soir, laissés dans le froid sur le palier, ils ont décidé de partir définitivement.

Sans parler de son ex-compagnon qui lui met des bâtons dans les roues, tente de lui faire perdre la garde de son enfant, essaie de faire bloquer les visas via l’ambassade, ne cesse de lui dire à chaque appel par téléphone, qu’elle est « laide et malheureuse » sans lui. À ces mots, Rolande rétorque : « Le père de tes enfants il appelle au moins, même si c’est pour te provoquer, pour se moquer de toi. Moi, même le jour de leurs anniversaires, il n’appelle pas. Zéro zéro zéro. Je ne sais même pas où il est » en riant nerveusement.

rolande

Mme Rolande Mbissa

Rolande raconte qu’en France, elle a d’abord habité chez sa première fille. « Comme elle est en couple et a des enfants, j’ai vécu là-bas une année et quelques mois, et après tu connais les enfants de la France hein… Y’avait des comportements bizarres… Dans leur intimité. Il me faisaient comprendre qu’ils voulaient rester à deux. J’avais appelé le 115, je suis allée dans le 95, on m’a trimbalée par-ci, par-là. Je suis allé une fois à Utopia [56], on m’a donné les adresses des associations… Et quand je suis venue ici [à l’ESI/CHS] c’était très rapide. Je suis venue ici fin avril, et le 5 juin j’étais hébergée. » Elle est maintenant stabilisée : elle est hébergée à l’hôtel, à Asnières.

 

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Mais les nuits françaises n’ont pas toujours été tranquilles pour elle. Elle raconte comment elle a plusieurs fois dormi aux urgences des hôpitaux pour se sentir en sécurité, sur le tapis chez des connaissances… En répétant le scénario chaque jour, sans être sûre d’où elle allait dormir le soir, au moment de laisser son enfant à l’école le matin. Jacqueline aussi, a dû dormir -toujours avec son fils- dehors de nombreuses nuits, dont une encore traumatisante dans la gare routière de Bercy. Sans autre option, ils ont eu très peur.

« Il y avait des drogués, d’autres gens inquiétants… Vers 1h du matin, la gare se vide. Un monsieur vient nu, on voit son sexe. Je ne voulais pas regarder. Gary était là, il voyait tout ça, ça l’a traumatisé. Finalement je me suis endormie, à mon réveil j’avais perdu un sac. J’ai pratiquement tout perdu. Le gardien de la gare a eu pitié de nous, il est venu vers 3h et nous a ouvert la salle d’attente. Comme ça au matin tôt, on pourrait repartir mais on dormirait un peu plus en sécurité. Seigneur le froid… Je n’ai plus dormi, j’ai juste attendu 6h pour repartir. Après je suis venue ici à l’ESI le matin, avant l’ouverture. »

Le récit est vite rattrapé par la musique qui passe. C’est Papa Wemba, autre immense chanteur congolais. Et là, le sujet divise les deux femmes, sur un ton très sérieux : « -il est décédé maintenant, mais il était encore mieux que koffi olomidé. Il venait partout au Cameroun » « -Au Congo RDC, c’est Koffi qui est en tête, de très loin. Tous les musiciens de la RDC suivent Koffi ! » « -il est trop crâneur, il est trop gonflé. Papa Wemba était relax, Koffi ne se prend pas pour n’importe qui » « -Mais ce n’est PAS n’importe qui ! » En 1996, les deux chanteurs enregistraient un album commun : Wake Up. De quoi réconcilier tout le monde.

On sent l’importance de la musique dans les parcours de femmes de Rolande Mbissa et Jacqueline Ambombo : se rappeler de joyeux moments passés, trouver la chaleur, le sourire et le réconfort au son des guitares, mais c’est encore aujourd’hui un moyen de s’évader de leur condition, de ne pas perdre espoir. « On n’en parle pas souvent de ces choses-là, parce que ça fait couler des larmes, dit Rolande. Mais ça évacue les sentiments, et en musique c’est toujours mieux ». Et Jacqueline de résumer : « La musique même ici ça aide, on se détend, on danse, on s’imagine ailleurs. Loin de la galère qu’on vit avec nos enfants ». Avant de finir dans un rire, comme toujours.

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