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© Patricia Khan
19 mars 2024

INTERVIEW | Lucie Antunes : ‘Comme la musique, le chamanisme me soigne’

par Tsugi

Pour reprendre les termes du morceau ‘La Chair‘ – extrait de la réédition de son album Carnaval sorti le 1er mars – Lucie Antunes, c’est l’histoire d’une fille qui se veut et nous veut collectivement du bien. Encore peu connue du grand public et trop rare sur les ondes, la percussionniste de talent ouvrait, le 27 février dernier, les Inrocks Festival au Centquatre. 48 heures après un live éprouvant, l’artiste nous a rejoint au restaurant Grand Central pour faire le point. Tout cela, autour d’un revigorant jus de gingembre.

Par Ana Boyrie

Devant la grille le personnel du Centquatre s’efforce, à la manière de cow-boys un poil dépassés, de diriger un public multigénérationnel impatient d’atteindre l’immense halle Curial, où la scène des Inrocks Festival s’est implantée pour la première fois. Chacun tente de trouver le meilleur emplacement. Car c’est une armée d’instruments qui se trouvent en plateau : piano, synthé, vibraphone, marimba, batterie, cloches tubulaires… tout ce qui est nécessaire à la maîtresse de cérémonie : Lucie Antunes. Baguettes en mains, la percussionniste et cheffe d’orchestre débute cette folle odyssée par le morceau ‘Yagé‘, avant de rugir un ‘bonsoir’ à faire pâlir n’importe quel speaker de boxe.

Lucie Antunes

©Mathieu Foucher

Deux heures durant, aux côtés de ses complices de tournée – Louise Botbol, Clémence Lasme et Franck Berthoux – et de ses invités (Anna Mouglalis, François Atlas ou encore Baby Volcano), Lucie frétille et répond à la promesse d’un live “placé sous le signe de la transcendance”. Bref, c’était juste amazing.

 

Alors, comment tu ressors de ce concert ?

Bien, mais fatiguée ! Pas tant par le concert, mais par la préparation qui a été assez rude. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je n’ai pas fait masse de répétitions. Ça s’est fait en J-1 avec mon groupe. J’avais envoyé les partitions trois semaines avant à l’ensemble des musicien·ne·s – tous issus du Conservatoire National Supérieur de Musique – afin qu’ils apprennent par cœur. Je ne voulais ni chaise, ni pupitre sur scène. Mais pour ça, les délais étaient hyper serrés, il a fallu que je prépare tout à l’avance : les entrées, les sorties… Après, j’adore l’orchestration, faire de la direction artistique, de la mise en scène, c’est vraiment mon trip. D’ailleurs, c’est sûrement les prémices d’un futur opéra.

Peu de gens s’attendaient à voir une bassoniste (Sophie Bernardo, ndlr) débarquer sur scène. Une fois de plus, tu confirmes ce poste de ‘chercheuse de pulsation’…

La recherche sonore, c’est ce que je préfère. J’aurais aimé avoir plus de temps pour peaufiner et les intégrer sur davantage de morceaux. Mais c’est comme ça. L’économie le veut comme ça. Sinon, j’aurais bosser dix fois plus. Non pas pour me rassurer, mais parce que je ne vois pas comment faire autrement si je veux proposer quelque chose de ce niveau. Ça demande du temps, tout en préservant ton énergie. Mais du basson dans la musique électronique, je n’avais vu ça nulle part ailleurs. Ni le hautbois d’ailleurs. Alors pourquoi pas ?

 

Lucie Antunes

© Patricia Khan

Tu disais de ce live que c’était “faire l’expérience de l’ayahuasca sans en prendre”. Pour ça, le son était crucial non ?

 

Évidemment. C’est d’ailleurs pour ça que je bosse avec mon sondier comme si c’était un autre musicien. Il est d’une importance capitale, il se prend énormément la tête pour que tout fonctionne, et le vit intensément. Pour ce live au Centquatre, il a pris le parti de mettre un son un tout petit peu moins fort pour qu’on puisse tout entendre. Sinon, on risquait de s’étouffer les uns les autres sur scène, en raison d’un système son qui selon moi n’était pas à la hauteur. C’est là où parfois, ce genre de live peut être frustrant. Tu prends le risque d’être desservie par le matériel…

 

D’où te vient cette passion pour l’état de transe et le chamanisme ?

Ce n’est pas tant une passion. C’est plus un mode de vie qui me convient. Ça me calme, ça me nourrit, ça m’apaise. Je suis d’ailleurs en train d’apprendre le chamanisme. L’histoire de toute une vie… (rires) C’est une quête spirituelle qui m’importe vraiment. Ce n’est pas de l’appropriation culturelle que je défends sur scène. C’est mon fil conducteur car de fait, ça me représente. Je dirais même que c’est une des seules choses qui arrive à me soigner. Comme la musique, le chamanisme me soigne.

 

Il soigne quoi exactement ?

De l’anxiété surtout, ça m’aide à prendre du recul. Dernièrement, je m’intéresse beaucoup aux chamans du Japon – ça sera sûrement l’objet d’un prochain album. Ne serait-ce que lorsque je lis des textes de sociologues ayant travaillé avec eux, rien que ça, ça m’apaise. C’est une vision tellement magnifique. Selon moi, c’est notre dernier espoir pour sauver ce monde. Peut-être que je me trompe…

Lucie Antunes

© Patricia Khan

Occasionner la perte de contrôle, le lâcher prise, être à l’origine d’un état de transe, comment tu le vis en tant qu’artiste ?

Ça me donne l’impression d’avoir un rôle important. On vit dans un monde terrible – on en est encore à être heureux d’avoir enfin le droit à l’IVG gravé dans le marbre. En 2024. C’est dingue quand tu y penses… Mais ça reste une grande nouvelle ! Bref, en tant que musicienne, je ne voyais pas trop comment aider les gens si ce n’est de cette manière : leur apporter du bien-être. Ce n’est pas de la fausse modestie, c’est vraiment une mission.

 

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Dès le début de mon apprentissage, j’ai pu voir l’effet des percussions sur les gens : de la joie, de la danse, du lâcher prise. Finalement, c’est un peu comme une consultation thérapeutique, sauf que je ne suis pas payée… enfin, pas comme une thérapeute. (rires) Il y a peut-être un ego trip là-dedans, comme tous les gourous. J’espère juste ne pas être un gourou méchant.

 

Outre les percussions, la voix est toute aussi importante dans le chamanisme. Un instrument organique que l’on retrouve partout dans Amazing Carnaval

Lucie Antunes

© Patricia Khan

Étant fan de Meredith Monk et Laurie Anderson, j’ai très vite eu l’envie d’explorer la voix. Ce qui est beau avec cet instrument, c’est qu’on le possède tous. La voix appartient à tout le monde, tu vois ? Elle touche énormément les gens, justement parce que tout le monde peut l’utiliser. Tout le monde peut chanter (faux ou juste) et réaliser ces bruits buccaux. Je trouve magnifique de pouvoir explorer à l’infini une chose aussi primitive.

En réalité, on n’utilise pas la voix comme il se doit. Dans le chamanisme, les chants sont produits par une voix venant de l’intérieur. Lorsque les chamans japonaises entrent en contact avec les morts, wouah… d’un coup, leur voix se transforme, comme si elles étaient habitées, c’est impressionnant.

 

La voix d’Anna Mouglalis dans “La Chair” l’est particulièrement. Tu peux nous raconter la genèse de ce morceau ?

Anna, je l’ai rencontrée à l’occasion de la création du Printemps de Bourges autour de Brigitte Fontaine. J’étais chargée de la direction artistique et je l’ai mise en musique. J’ai adoré cette rencontre, et j’ai adoré travailler avec elle. On s’est ensuite revues sur Sorcières (best-seller de Mona Chollet adapté en lecture musicale, ndlr) et depuis, on ne se lâche plus. Dès que je lui fais une proposition, elle dit oui. Mais cette voix, quoi…

 

Dans la famille des collaborations, tu as également composé la musique pour le spectacle Portrait, chorégraphié par Mehdi Kerkouche. Qu’est-ce qui te plaît dans le fait de composer pour la danse ?

Que ce soit incarné par des corps. On y revient toujours (rires). C’est ce que je voudrais voir dans le public à chaque fois. Mais l’exercice n’était pas nouveau, je travaille régulièrement pour la danse. Ce qui est génial avec Mehdi, c’est qu’on est amis. Et surtout, on a la même exigence. Lui et moi venons d’un endroit très populaire. Dans le milieu culturel, on est tous les deux des minorités, on n’a pas trop le droit à l’erreur. Donc quand on lance un projet, on sait qu’il ne faut pas se louper, car on est dans le viseur direct.

Pour Portrait, il a eu beau me donner carte blanche, il savait exactement ce qu’il voulait. Par exemple, il n’était pas convaincu pour la voix ou les choses plus expérimentales. Il voulait quelque chose à l’image de cette œuvre magnifique et cinématographique qu’il a créée. C’est d’ailleurs un côté de ma musique qui existe et qui est fort.

 

Ça te tenterait de composer pour le cinéma ?

Grave, mais pas n’importe quel film. Je ne veux pas et ne peux pas accepter n’importe quoi. Je sais m’adapter mais il y a des limites à ce que je suis capable de faire. Je suis totalement honnête là-dessus. Si vous m’appelez, c’est pour que je fasse ce que je sais faire. Autrement dit, il faudrait que ce soit une œuvre cinématographique où la musique a toute sa place, elle ne viendrait pas seulement accompagner l’image. L’objectif serait de composer une musique de film où sans la musique, le film n’existe pas. Mais bon, encore faut-il qu’on m’appelle…

 

Retrouvez Lucie Antunes le 22 mars à Rennes, le 9 avril à Bruxelles, et le 18 mai à Saint-Laurent-de-Cuves. Toutes les infos juste ici !

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