Cosmic Machine – « Une vision poétique du futur »
La musique électronique française n’est pas née avec la french touch. La preuve avec la compilation Cosmic Machine qui exhume celle des années 70 et la soirée associée le 24 janvier à la Gaîté Lyrique. Rencontre au sommet entre deux de ces pionniers électro – les artistes Jean-Michel Jarre et Bernard Fèvre, alias Black Devil Disco Club -, et l’initiateur de la compile, Uncle O.
Les secousses de Mai 68 continuaient d’agiter la société. Politiquement, socialement, mais aussi culturellement, un monde nouveau pointait le bout du nez. La musique n’était pas en reste et les années 70 virent en France l’émergence de pionniers à l’allure de savants fous bidouillant sur de drôles de machines synthétiques. Quarante ans après, l’insatiable « crate-digger » Olivier Carrié alias Uncle O a exhumé vingt pépites produites entre 1970 et 1980 pour réaliser une compilation nullement poussiéreuse mais au contraire totalement dans l’air de notre temps électronique. Certains de leurs auteurs sont restés totalement underground, mais d’autres comme Jean-Michel Jarre et à un degré moindre Bernard Fèvre alias Black Devil Disco Club ont traversé les âges et les modes. Tsugi les a réunis pour qu’ils nous racontent cette époque héroïque.
Tsugi?: Olivier, comment as-tu eu l’idée de cette compilation??
Uncle O?: Aujourd’hui, la musique électronique française est devenue mainstream donc moi qui achète tout le temps des disques, je me suis dit: pourquoi ne pas faire une compilation avec des choses que les gens connaissent moins?? Je voulais avoir un échantillon de tous les genres depuis l’électronique jusqu’au disco. Depuis vingt ans, on s’intéresse aussi beaucoup à la musique d’illustration musicale, ce qu’on appelle la « library music ». Or les Français ont énormément contribué au genre, c’est ce que montre aussi la compilation.
Lorsque vous avez composé ces morceaux, auriez-vous pensé vous retrouver quasiment quarante ans plus tard autour d’une table pour en parler??
Jean-Michel Jarre?: Quand on fait quelque chose, surtout à cet âge-là, on rêve que cela puisse fonctionner, mais on n’a aucune idée sur son potentiel futur. À l’époque, je sortais du GRM de Pierre Schaeffer (le père de la musique concrète, ndlr) et la découverte des studios de variété, c’était comme le Graal?! Il y avait du matériel incroyable par rapport à ce que l’on avait au GRM où on travaillait en mono multicanal sur des modulateurs, ou des oscillateurs détournés de la radio. Pour gagner ma vie, je faisais beaucoup de morceaux instrumentaux à la demande des maisons de disques. C’était un peu les travaux pratiques de ce que j’ai finalisé ensuite avec l’album Oxygène.
Bernard Fèvre?: Quand on est môme, on rêve d’être une star, mais on ne peut pas prédire l’avenir. Moi, à partir de 1978, à la différence de Jean-Michel, j’ai disparu des radars musicaux.
Uncle O?: Tu veux dire que tu as arrêté de faire de la musique en 1978??
B. Fèvre?: Le morceau de la compilation date de 1974, je faisais à l’époque de l’illustration sonore. En 1978, j’ai produit l’album Black Devil Disco Club destiné à la danse, qui a été un bide absolu. C’est sorti sur RCA qui a dû en presser 1?000 exemplaires. J’ai quand même réussi à survivre en faisant de la musique de pub notamment. Mais dans les années 80, les Italiens ont piraté mon album qui a alors connu une seconde vie. Ma musique existait, mais je n’étais au courant de rien. Quand j’ai joué à New York en 2011, j’ai rencontré des gens qui m’ont dit?: « Voilà la musique sur laquelle je dansais il y a trente ans. » Mais surtout, Aphex Twin a acheté cet album dans une brocante pour 2 livres et l’a réédité sur son label Rephlex en 2004.
Aviez-vous le sentiment d’être des expérimentateurs??
B. Fèvre?: Je venais du music-hall. J’étais dans un groupe qui s’appelait Les Francs Garçons, une sorte de Compagnons de la Chanson améliorés. J’avais 16 ans quand j’ai formé mon premier groupe de rock dans les années 70, j’étais un peu lassé d’entendre des vrais instruments. Je me suis pris une claque la première fois que j’ai entendu des synthés. C’était lors d’un concert des Aphrodite’s Child avec Vangelis aux machines. J’entendais des sons que je n’avais jamais entendus. C’est ce qui m’intéressait et cela m’a amené vers les synthés. Quand je m’assois au piano, je sais que cela va me sortir un son de piano mais quand on travaille sur ces machines, il y a des miracles, on trouve des choses folles.
J.-M. Jarre?: Notre génération a créé les home-studios. Avant on travaillait dans des studios avec une vitre de séparation qui ne se prêtait pas à la musique électronique, une musique de laboratoire. La musique électronique vient d’Allemagne avec Stockhausen mais surtout de France avec Pierre Schaeffer. C’est lui qui a tout inventé dès 1948?: les loops, le sample, le varispeed.
B. Fèvre?: Quand j’ai enregistré Black Devil, je gênais et on ne trouvait pas d’ingénieur du son qui avait envie de glorifier les synthés. C’est grâce à un jeune garçon qui débutait dans le métier que mon disque possède cette couleur qui plaît encore aujourd’hui.
J.-M. Jarre?: On faisait les enregistrements « malgré » les ingénieurs du son. J’ai beaucoup utilisé les pédales de guitare sur les synthés, mais c’était des choses qui ne se faisaient pas du tout. C’était une hérésie pour eux?! Le milieu du disque des années 70 en France était fermé et dominé par la variété. Nous étions des marginaux par rapport à ce système et il fallait fabriquer son propre environnement. Après 1968, on a fait exploser le système de la musique savante avec l’idée de casser le code du solfège de la musique écrite.
B. Fèvre?: Certains lançaient des pavés et les autres lançaient des partitions. Moi, je ne regarde plus jamais les notes. Je me sers d’images et je ne cherche pas à savoir si cela peut s’écrire. Je m’en fiche si harmoniquement c’est juste ou pas. Tout passe avec la manière dont l’enchaînement des notes est rythmé?: c’est faux sur le papier mais ce n’est pas faux à l’oreille.
La passion pour les machines et la technique, c’était l’élément moteur ?
J.-M. Jarre?: Pour nous, la musique électronique, c’était une forme de liberté où tu es ton propre luthier, où tu peux inventer tes propres sons. C’est ce qui était fascinant plus que le côté technicien. Schaeffer l’a identifié le premier en disant?: « La musique n’est pas seulement une affaire de notes mais de sons. »
B. Fèvre?:Nous étions des bricolos. La première chose qui m’a aidé dans la musique c’est le fer à souder.
J.-M. Jarre?:C’est au moins aussi important que la Fender Telecaster dans le rock?!
Quelles étaient vos influences??
B. Fèvre?: Nous sommes nés à une période dominée par le folklore français et des chanteurs lénifiants comme André Claveau. Puis on a été bercé par le rock’n’roll et si on avait fait un peu de classique, tout cela entrait en ligne de compte. Les influences étaient multiples, beaucoup plus qu’aujourd’hui je trouve. Quand on composait les harmonies, on savait d’où c’était issu?: du blues ou du rock ou de la musique brésilienne. Nous avions vu les musiciens qui avaient créé ces musiques. On était plus proche des origines.
J.-M. Jarre?: Les influences ne sont pas que musicales. Nous avions une vision poétique du futur. Il y avait aussi une fascination innocente pour la technologie. On se disait par exemple?: après l’an 2000, qui nous semblait déjà très loin, plus rien ne sera pareil, les voitures vont voler?! Du coup les sons des synthés étaient liés à ça. J’étais également influencé par la littérature de science-fiction, Arthur Clarke, Isaac Asimov. Et puis il y a eu le film 2001 L’Odyssée de l’espace, je suis allé le voir sept fois de suite, une fois par jour pendant une semaine. C’est quelque chose qui a été fondateur. Cette vision épique de l’avenir se manifestait aussi dans la peinture. J’ai d’ailleurs longtemps hésité entre elle et la musique. J’étais très fan de Pollock, Soulages, Hartung. On retrouvait les mêmes paysages dans la littérature ou le cinéma et la musique. Notre génération a beaucoup été marquée par cela.
Uncle O?: En parlant de cinéma, Jean-Michel, tu as composé une musique plus que novatrice pour le film Les Granges brûlées de Jean Chapot en 1973…
J.-M. Jarre?: Pourtant c’est un polar ultraclassique qui se passe dans le Jura avec Delon et Signoret. La musique est complètement décalée. Ça rajoute du mystère. Le producteur avait juste entendu le thème qui était quelque chose qu’on pouvait jouer au piano, mais l’arrangement était lui totalement extrême et électronique. J’ai eu la chance d’avoir la complicité de la monteuse qui a mixé le son sans que le producteur ne soit au courant?! Je trouve que même dans le cinéma indépendant la musique électronique instrumentale n’a pas eu jusqu’à maintenant la place qu’elle mériterait, or elle est totalement liée à l’image. Hollywood s’est complètement méfié d’elle par exemple. On l’a vu avec Daft Punk sur Tron ou M83 avec Oblivion. Ils sont allés là-bas naïvement en se disant?: c’est super on va pouvoir faire ce qu’on veut. Mais finalement, on se retrouve sous la coupe des studios, encadré par deux « music supervisors » qui coupent tout ce qui dépasse. Heureusement qu’il y a un peu un côté iconoclaste dans les BO de films indépendants comme Drive.
Quel regard portez-vous sur la scène électronique actuelle que vous avez souvent influencée??
B. Fèvre?: Comme je fais des concerts, je vois beaucoup d’autres d’artistes. Il y a un côté patchwork. C’est bien si on en tire un bout pour en faire son propre dessin mais peu de gens le font. C’est difficile de les suivre. J’aime bien les personnalités, même physiquement, mais les musiques qui ont une gueule, il n’y en a pas beaucoup.
J.-M. Jarre?: Je serais moins sévère. Il y a beaucoup de choses intéressantes aujourd’hui. Il y a eu une inflation de la production, c’est le problème de la démocratisation du matériel. Techniquement, tu n’as plus de musique mal foutue, mais tout est moyen. À l’époque, c’était un challenge énorme que d’arriver à faire quelque chose que l’on pouvait graver sur un album.
Vous étiez là hier, vous êtes encore là aujourd’hui, est-ce que le challenge pour vous c’est maintenant d’être présent dans le futur??
J.-M. Jarre?: La grande différence entre aujourd’hui et la période dont on a parlé c’est qu’il y avait alors une volonté de se projeter dans le futur. J’ai l’impression que depuis que l’on a dépassé l’an 2000, nous sommes comme devenus orphelins du futur. Notre vision du futur est une vision qui est dans le rétroviseur. Du coup, l’électro comme le reste est totalement en référence au passé, alors qu’à l’époque où nous avons produit ces morceaux c’était l’inverse?: on se projetait sans filet dans le futur. Notre responsabilité dans la musique électronique c’est d’inventer ce futur. La technologie est allée tellement vite qu’elle a doublé les créateurs. Aujourd’hui les gens sexy qui représentent le futur ce sont des gens qui fabriquent des téléphones alors qu’historiquement cela a toujours été les artistes, les créateurs. Toutes générations confondues, il faut qu’on arrive à reprendre les commandes.
Photos © Frédéric Stucin
Merci à la Gaîté Lyrique de nous avoir accueillis.
Chroniques:
Black Devil Disco Club
Même si ce n’est pas sensible dans cette interview, Bernard Fèvre aime bien apparaître comme un homme du présent, voire du futur. La soixantaine flamboyante, il endosse une nouvelle fois son pseudo favori pour une aventure moins « nouveau riche » qu’en 2011 où un casting de choix (de Faris Badwan à Jon Spencer en passant par Afrika Bambaataa) avait dilué son propos. Composé sur les mêmes machines qu’il y a quarante ans, Black Moon White Sun à l’esprit très pop, est, selon son auteur, destiné à provoquer une transe chamanique. Sur le dancefloor ou chez soi, décollage garanti.
Black Moon White Sun (Alter K/Idol/Modulor)
Cosmic Machine
Rien que la lecture du tracklisting, associée à la vision de la pochette signée du pape de la BD de science-fiction Philippe Druillet, excite les sens. D’un côté il y a les inconnus (Droids, Quartz, The Atomic Crocus ou Rocket Men entre autres) et de l’autre on a les ténors (Patrick Juvet, Jean-Michel Jarre, Cerrone, et même Pierre Bachelet et Serge Gainsbourg). Sans compter les inclassables comme Bernard Fèvre ou François de Roubaix. Tous partagent la même passion pour une musique synthétique et électronique. Pas forcément proches du dancefloor, même si certains flirtent avec le disco, la plupart de ces morceaux développent une naïveté et une innocence réjouissantes. Au point qu’on peine à croire que leur composition date de quarante ans.
Cosmic Machine (Because)