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16 octobre 2013

Darkside, ici l’ombre

par rédaction Tsugi

Et dire que son premier album, Space Is Only Noise, a été accueilli comme un “éloge de la lenteur”… Depuis, Nicolas Jaar a tout pris sauf son temps, enchaînant les tournées, une thèse en littérature comparée et les sorties de son label Clown & Sunset. Le voilà qui entame en duo un nouveau chapitre de sa carrière : Darkside.

En juin dernier à Barcelone, Nicolas Jaar et Dave Harrington font une apparition en marge du Sónar pour un DJ-set surprise. Au détour de leur sélection jaillit un refrain connu de tous, chanté par Pharrell Williams. Exclamation de joie et de surprise mêlées dans un public qui n’avait rien vu venir tout comme l’ensemble d’Internet qui découvrira quelques jours plus tard leur relecture intégrale du dernier album de Daft Punk, Random Access Memories. Une association un brin étonnante pour le New-Yorkais plus habitué à citer Erik Satie, Keith Jarrett ou Gonzales mais qui pousse habilement Darkside sur le devant de la scène. Initié sur la route en compagnie de son guitariste Dave Harrington, ce qui n’était jusqu’alors qu’un side-project passe cet automne au premier plan avec la sortie de Psychic, huit titres électriques et inclassables flirtant même avec un inattendu format pop, bien éloigné des canons d’une scène deep house ayant consacré Nicolas Jaar depuis la sortie du maxi “Time For Us” en 2010. Une époque pas si lointaine pourtant révolue à l’instar de son label Clown & Sunset sur lequel il tire un trait définitif au profit d’Other People. Une page blanche pour un nouveau départ. En duo cette fois-ci.

 

Riz au poulet à Harlem

“Je ne connaissais strictement rien à son sujet. À cette période, j’évoluais dans des sphères complètement différentes, j’étais dans une tonne de groupes, rock, jazz ou expérimental. Dans la mesure où j’avais le temps, je disais oui à tout donc quand Nicolas est venu me trouver, j’ai dit ‘ok, cool, pourquoi pas’”, se remémore Dave Harrington assis sur le canapé de l’intéressé, l’air presque amusé après ces deux années passées avec son comparse à écumer les meilleurs festivals internationaux, du Montreux Jazz Festival à Nuits Sonores jusqu’au Sónar. À l’époque de leur rencontre, Nicolas Jaar jouit pourtant d’une petite réputation et part régulièrement – entre ses semestres d’étudiant – tourner aux quatre coins de l’Europe. Là-bas, bien que paradoxalement il ne cultive aucune présence en ligne, sa notoriété ne cesse de grandir et ce notamment à mesure que s’échangent les enregistrements de ses premiers lives au Marcy, le feu mythique QG du crew Wolf+Lamb.

Situé en plein cœur de Williamsburg à Brooklyn, ce petit club DIY aux murs en bois et à la déco soignée sera pendant quelques années le théâtre de soirées occasionnelles où se produiront pour la première fois Voices Of Black, Soul Clap ou encore Seth Troxler. Une génération d’artistes dont Nicolas Jaar fait partie, pourtant c’est presque par hasard qu’il met les pieds pour la première fois au 108 de l’avenue Marcy. Ignorant tout de l’écosystème de ce lieu prescripteur pour le moins éloigné du lycée français qu’il fréquente alors, il entend un soir parler à la radio Gadi Mizrahi, à qui il décide d’envoyer une démo. La tête pensante de Wolf+Lamb lui suggère simplement d’ajouter un kick à ses productions et le morceau en question deviendra “The Student”. Jaar s’en souvient bien : “Le track original n’avait rien à voir avec de la dance music. Gadi a été visionnaire, personne d’autre n’aurait été capable de voir cela. La première fois qu’il a entendu ‘Mi Mujer’, il m’a dit que ce serait un hit. Qui aurait parié ça ?” Lui qui n’a alors jamais mis les pieds dans un club est invité à se produire au Marcy devant la petite communauté cosmopolite et arty qui compose son public. Une véritable armée d’ambassadeurs qui une fois de retour dans leur pays d’origine répandent son nom tandis qu’au même moment son camarade Seth Troxler, lui aussi en pleine ascension, termine chacun de ses sets avec “Time For Us”, le morceau qui propulse Nicolas Jaar dans la lumière.

Si les charts commencent à s’exciter, à Providence, sur le campus de Brown, l’étudiant en littérature comparée reste un parfait inconnu. Son entourage n’écoute pas plus sa musique. À part peut-être Will Epstein, son ami d’enfance avec qui il jouait adolescent de l’accordéon dans les rues du Harlem hispanique. “Nous n’avions nulle part où jouer à l’époque. On avait bien essayé d’envoyer des CD’s promo aux salles mais ça n’avait pas marché donc nous allions juste à Harlem tous les samedis. On mangeait du riz au poulet pour pas cher et on jouait tout l’après-midi. Souvent, des gens venaient se joindre à nous avec leurs congas ou autres. C’était simplement magique”, se souvient Nicolas Jaar.

 

Faire fumer les enceintes

Début 2011, alors qu’il rentre d’une tournée solo pleine de frustrations, (“J’avais moins d’expérience que maintenant et je voyais les choses trop strictement. J’en voulais aux clubs sans comprendre à ce moment-là qu’un bon concert peut avoir lieu n’importe tout”), le New-Yorkais demande à son ami d’enfance de lui présenter les meilleurs musiciens qu’il connaisse. Son premier album est sur le point de sortir, l’idée de s’entourer d’un groupe prend forme. Accompagné d’un batteur, ils commencent à répéter : Will au saxophone, Nicolas au clavier et un certain Dave Harrigton à la guitare. Un New-Yorkais lui aussi, de cinq ans l’aîné de Nicolas : “J’aimais cette idée d’avoir un bassiste qui joue de la guitare, quelqu’un qui fasse des riffs mais sans le background d’un guitariste, analyse Nicolas Jaar. Dave était parfait pour ça, il n’avait jamais joué de guitare dans un groupe auparavant. Ce n’était pas seulement mes débuts avec un groupe, mais aussi les siens jouant de la guitare !” Dès lors, le groupe peut construire sa propre méthodologie, comme Jaar l’avait fait auparavant pour sa musique, décidant très tôt d’arrêter les leçons de piano, trop aliénantes à son goût. Aussi réalise-t-il très rapidement que la musique qu’ils jouent ensemble prend une tout autre tournure, sans rapport avec la sienne. “Le tout début de Darkside c’est ça, quand nous transformions mes morceaux en quelque chose que je n’avais jamais créé.”

 

     
 

Nicolas Jaar en 10 dates

1990 : Naissance à New York.

1993 : Il part vivre avec son père à Santiago au Chili.

2004 : Acquisition d’un clavier Midi et du logiciel Reason.

2008 : Premier maxi “The Student” sur Wolf+Lamb.

2009 : Fondation de son propre label, Clown & Sunset.

2010 : Maxi “Time Of Us”, Nicolas Jaar se fait un nom dans les charts.

2011.1 : Space Is Only Noise, premier album.

2011.2 : Rencontre et tournée avec Dave Harrington, guitariste, ils décident de faire de la musique ensemble.

2012 : From Scratch, Nicolas improvise cinq heures sous le dôme du MoMA PS1 (New York).

2013 : Sortie de Psychic de Darkside sur Other People, le nouveau label de Nicolas Jaar.

 
     

Leur premier live en public aura lieu au Bain, au dernier étage du Standard Hotel à New York, le second au Rex, à Paris. Un concert bondé et bouillonnant à l’issue duquel Nicolas, sous l’effet de l’excitation, ­lancera littéralement une claque en pleine face de son camarade Dave. À partir de là, à mesure que les dates s’enchaînent, le groupe va façonner ses espaces d’improvisation ainsi que son ­propre langage à l’instar de Jaar criant sur scène à son guitariste “Darkside ! Darkside !” en référence au fameux Darkside Of The Moon de Pink Floyd. C’est à la toute fin de l’été, leur tournée s’achevant, qu’ils décident finalement d’enregistrer quelque chose ensemble. Ils s’enferment dans une chambre d’hôtel berlinoise, Dave commence à improviser le riff de ce qui deviendra “A1”, Nicolas le boucle, glisse un beat dessus et enregistre un vocal jusqu’à ce que leurs petites enceintes commencent à fumer puis finalement exploser, plongeant leur chambre dans la pénombre. Comme un signe.

 

Une consécration surprise

Quelques mois plus tard, le duo sort dans une relative discrétion Darkside, un premier EP de trois titres. Au même moment, les lecteurs de Resident Advisor élisent Nicolas Jaar et son Space Is Only Noise album et live de l’année 2011. Consécration pour le producteur qui se fend en retour d’un sobre remerciement sur le site, où il compte plusieurs centaines de milliers de fans alors même qu’il y poste moins de cinq messages par an. Son album, qui franchit la barre des 25 000 copies vendues, finit inévitablement par arriver aux oreilles des ayants droit de Ray Charles, samplé sur le titre “I Got A Woman”. L’extrait ayant été déclaré à l’ayant droit qui n’a pas donné de réponse, comme c’est le souvent le cas pour un album de niche, le disque, dont le premier pressage s’épuise en un rien de temps, sera amputé du titre en question lors de sa seconde édition. C’est dire si l’aura de sa musique dépasse amplement le microcosme électronique et les attentes initiales du label parisien Circus Company sur lequel il sort.

Réalisé en grande partie après 17 h, une fois rentré des cours “à l’heure la plus ennuyeuse de la journée”, Space Is Only Noise est le résultat de trois années d’enregistrement. Trois années pendant lesquelles l’étudiant s’assoit inlassablement devant son ordinateur et remplit son disque dur de morceaux composés en quelques heures seulement. “Généralement, au bout de cinq heures d’affilée, les morceaux sont terminés. Je n’y touche plus jamais, j’aime leur signature dans le temps.” Lorsque vient le moment d’élaborer un tracklisting, Jaar réalise en piochant dans sa collection de titres que l’écriture d’un album n’a rien à voir avec celle d’un morceau. Inès, la compilation qu’il sort peu de temps avant l’album, lui permet d’éliminer quelques tracks sans pour autant les jeter. “À un moment, je pensais écrire ma thèse sur Henri Bergson car j’aimais vraiment ses idées sur le temps. J’ai organisé l’album autour de cela mais le résultat était trop éthéré. Puis le titre ‘Space Is Only Noise If You Can See’ est venu apporter cette touche sombre et sale qui me manquait.” L’alchimie est trouvée. Sur les quatorze titres finalement retenus pour Space Is Only Noise, on croise le critique de cinéma Serge Daney conversant avec Jean-Luc Godard, le poète dada Tristan Tzara récitant Pour compte ou encore Mouchette de Robert Bresson sous autotune. Autant de références à une culture française dans laquelle Nicolas Jaar baigne depuis sa naissance par l’intermédiaire de sa mère, Evelyne Meynard. Française et danseuse pour la compagnie de Merce Cunningham, elle l’initie très jeune aux courants d’avant-garde au côté de son père le photographe chilien Alfredo Jaar, qui lui offre pour ses 14 ans un album de Ricardo Villalobos, Thé au harem d’Archimède. Une révélation.

À l’évidence, la musique de Nicolas Jaar sera profondément marquée par les rythmiques du Chilien Villabobos en même temps que l’environnement intellectuel du campus de Brown infusera ses productions. Citations pompeuses pour certains, géniales pour d’autres. Jaar confessera timidement à ce sujet avoir “épuisé cette partie de lui”, une rupture clairement marquée lors la sortie à l’inverse étonnement silencieuse du EP Don’t Break My Love. Deux titres offerts en téléchargement gratuit où il dévoile un tout autre style bien éloigné des ritournelles binaires et naïves d’un morceau comme “Encore”. Au contraire, avec ses vocaux trafiqués et ses rythmiques accidentées, le EP préfigure d’une certaine manière Darkside, qui verra le jour dans des conditions complètement différentes.

 

L’un dans la tête de l’autre

En tournée estivale à travers l’Europe, Nicolas Jaar et ses musiciens ont comme point de chute un loft parisien situé à proximité de Ménilmontant. “Le souvenir que je garde de cet été, c’est d’avoir été constamment éveillé, en mode productif, raconte Dave Harrington. Nous enchaînions quatre ou cinq shows, rentrions dormir toute une journée puis allions au studio ensemble faire des sessions de dix heures.” Sur la route, le groupe passe tout son temps à esquisser le live qu’ils joueront le soir même ; de retour à Paris, les musiciens déversent en studio toute l’intensité et la fatigue accumulées sur scène. “La musique que nous jouions en live avait déjà un aspect psychédélique mais dans un registre émotionnel et joli. En studio, nous pouvions aller plus loin et faire quelque chose de plus sombre et agressif”, décrit Nicolas Jaar. Vivant constamment entouré par le matériel qu’ils doivent régler à chaque soundcheck, les deux s’avouent complètement fascinés par le bruit et s’entêteront par exemple à utiliser en studio un mixeur défectueux, devant la plus grande incompréhension de l’assistant-réceptionniste qui les croise tous les jours.

C’est de retour à New York que Psychic prend véritablement forme, inspiré par de longs mois de tournées à l’étranger. “Avions-nous le mal du pays ? s’interroge Nicolas Jaar. Je ne crois pas que nous ayons eu le temps de penser à cela, même si objectivement nous avons été éloignés pendant plusieurs mois de notre famille et de nos amis. Sûrement inconsciemment, oui. Ce qui est certain c’est qu’à la fin de l’enregistrement, nous étions obsédés par cette idée d’Amérique.” Un fantôme qui plane sur l’album comme l’ombre du nouveau World Trade Center sur le vaste appartement qu’occupe Jaar en plein TriBeCa, sur Manhattan. “Je pense aussi que revenir vivre à New York où tout est plus complexe et bruyant qu’à Providence a eu une énorme influence”, ajoute-t-il. Un environnement que son compagnon Dave Harrington fuit occasionnellement au profit d’une grange au nord de l’État où il a l’habitude de s’enfermer plusieurs jours. À l’aide d’un mixeur, de quelques claviers et autres pédales d’effets, le guitariste enregistre des heures de démo, sans jamais rien terminer ni s’interdire, comme ces morceaux à la clarinette qu’il ébauche sans avoir jamais pratiqué l’instrument.

De ces dizaines heures accumulées ces dernières années, Dave n’en avait rien fait jusqu’à ce que l’écriture de Darkside se mette à patiner. “Je cherchais partout dans mon ordinateur quelque chose à ajouter, raconte Jaar. Et Dave m’a envoyé ses trucs. Instantanément, j’ai su que nous avions ce qu’il nous manquait. Jusqu’alors nous ne pensions même pas avoir un album.” Les sons tripés de Dave amènent un grain aux morceaux et leur donnent une texture plus électrique, à l’instar de ce bourdonnement cathodique qui hante l’ouverture de l’album. Un exercice de perversion en quelque sorte, comme ce qu’ils se sont amusés à faire sur le dernier album des Daft Punk, qu’ils ont remixé titre après titre, éclatant les pistes en mono sur un mixeur Boss BX-60. Par simple jeu, comme lorsqu’en studio l’un d’entre eux lance une idée qu’ils se mettent à suivre pendant des heures. Une conversation entre les deux musiciens, où chacun suit les impulsions de l’autre, “l’un dans la tête de l’autre”, commente Nicolas Jaar avant d’ajouter : “Après cinq années à faire des choses dans mon coin, c’est le genre de question que l’on se pose : comment crée-t-on ces moments magiques ? Je ne suis pas sûr aujourd’hui que la réponse soit seul.”

Antoine Carbonnaux

Psychic (Other People/Beggars/Wagram)
facebook.com/DarksideUSA

 

     
 

Other People

Lancé début septembre avec une compilation intitulée Trust, le nouveau label de Nicolas Jaar entend rompre avec une certaine esthétique collant à la peau de l’artiste. “Clown & Sunset avait une imagerie très spécifique et était associé dans l’esprit des gens à une sorte de house lente et émotionnelle. Je ne voulais pas être enfermé là-dedans. Certaines personnes me voient peut-être toujours comme le mec qui fait ce genre de choses mais je ne pense pas que ce soit encore pertinent.” Alors qu’il avait déjà tenté l’expérience d’un nouveau modèle de distribution avec The Prism, un petit cube orné d’une prise jack, cette fois-ci Other People se fonde sur un modèle en vogue : l’abonnement (cf. Drip.fm, voir Tsugi n°59), permettant le téléchargement des morceaux pour 5 dollars par mois, disponibles également en streaming gratuit. Avec une publication chaque dimanche sous la forme de numéros, on y retrouvera bien évidemment un entourage familier de Clown & Sunset (Valentin Stip, Acid Pauli, Will Epstein…) ainsi que des collaborations inédites.

 
     
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