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Crédit Photo : Nicolas Prado
30 mars 2018

Her, génération éperdue

par Violaine Schütz

C’est cadeau, voici l’interview de Her du numéro 110 de Tsugi, disponible à la commande ici.

Peu de groupes français ont réussi le pari: être prophètes en dehors de leur pays. À l’image des héros french touch, le duo rennais surdoué Her a électrisé l’étranger avec son électro-soul ambitieuse et charnelle. Après la disparition de son complice et moitié du duo, Simon Carpentier, Victor Solf continue l’aventure seul pour défendre un premier album aussi bouleversant que vivifiant.

Douze centimètres de neige. Un événement météorologique rare à Paris qui provoque l’émerveillement des locaux, des touristes et même de la presse étrangère qui titre “La capitale française n’a jamais été aussi belle”. Même si un certain chaos règne, le décor immaculé nous plonge au choix dans la féerie d’un conte de Noël, du Edward aux mains d’argent de Tim Burton ou des sports d’hiver de l’enfance. L’écrin idéal pour aller retrouver Victor Solf, chanteur et clavier de Her, un duo qui a fait preuve d’une élégance aussi fascinante que l’épais manteau blanc dont s’est vêtue la ville lumière. En deux longs EP’s et un tube irrésistible, “Five Minutes”, Her s’est imposé comme l’un des groupes français les plus talentueux et amboyants de sa génération. Le cadre intemporel du rendez-vous a également du sens. On rejoint ce dandy aux faux airs de Chet Baker dans un hôtel des beaux quartiers après un essayage de costumes chez son tailleur sur mesure (Maison Rives). On le sent très ému, sa voix veloutée s’embrumant parfois, tandis que le regard timide mais profond se baisse. Pourtant jamais Victor ne flanchera, esquissant même quelques sourires. La tâche n’est pourtant pas aisée. Le jeune homme de 27 ans doit défendre pour la première fois seul en interview ce qu’il a enfanté avec Simon Carpentier (chanteur et guitariste), ami d’enfance et alter ego dans Her, disparu prématurément d’un cancer en août dernier, à seulement 27 ans. Leur premier album de néo-soul luxuriante, moite et aventureuse, enregistré entre Dinard, Rennes et Paris, a beau être présenté comme un “testament du grand l’artiste que Simon était”, il exalte des pulsions de vie. “Je pense à Simon, explique Victor, au fait qu’il ne s’est jamais plaint, c’est ce qui me donne de la force. Il n’a annulé aucun concert. Il avait réalisé très tôt le sens de la vie, sa fragilité. Alors il profitait de chaque instant. Et puis, je lui avais fait la promesse de continuer. Quand on a formé Her, c’était quand notre ancien groupe ne marchait plus du tout. C’est souvent quand tu perds quelque chose que tu testes tes convictions. On avait 19 ans, plus d’intermittence ni de tourneur. On a réalisé que vivre de la musique était une vraie chance et on a décidé de ne rien faire d’autre et de ne jamais s’arrêter.”

Changer d’Her

Pourtant la gloire n’était pas gagnée. L’histoire ressemble à celle de milliers de groupes. Les deux Bretons se rencontrent sur les bancs du lycée Émile-Zola à Rennes, à 14 ans, dans un cours d’anglais. Ils font tous les deux le conservatoire, se passionnent pour le jazz, le blues et l’impro, mais aussi le hip-hop, l’électro, Nick Cave ou encore Rimbaud. Simon part vivre entre Chicago et Detroit (jouant même dans la fanfare du Michigan) puis revient un an plus tard, rejoignant alors le groupe de lycée électro rock influencé par New Order, Foals et les Happy Mondays auquel appartient Victor, The Popopopops. “On était lié par le même rêve fou, celui de devenir musiciens en faisant le moins de concessions possible, se souvient Victor. Ça faisait depuis 2007 que The Popopopops existait, on avait enregistré un album, tourné au Brésil, en Russie, fait les Trans Musicales puis les autres membres sont partis. On était en 2013 et on n’arrivait plus à trouver honnête de continuer sans eux. On a commencé à réfléchir à Her comme un projet global. On a pensé à la pochette, au premier titre à dévoiler, aux clips. On a fondé notre label, FAM Records, pour être libres et nous impliquer dans les détails. C’était important pour nous d’avoir un l rouge entre l’image qui nous représentait, la photo d’une sculpture de femme nue ensuite retravaillée, nos textes, la musique et le nom, Her. On savait que la qualité de la musique n’impliquait pas forcément l

e succès – beaucoup de génies de la musique classique sont morts dans la misère – mais on voulait faire de notre mieux. Créer à notre niveau un univers personnel dont nous serions ers et qui toucherait peut-être quelques autres.” Les deux jeunes hommes issus de la génération DIY, à la fois minutieux et intransigeants, vont alors se muer pendant des mois de solitude en véritables directeurs artistiques afin de trouver la formule magique.

French touches

Le duo savait dès le départ quel son il voulait. Un mélange de soul millésimée et de musique synthétique futuriste chantée en anglais. Alors que la plupart des artistes du moment optent pour la langue de Molière, Her nage à contre-courant. C’est l’Amérique qu’il fantasme à l’image des héros de la french touch qui ont brillé à l’étranger. “Il n’y a pas de refus de la culture française. On se sent très français dans les thèmes qu’on aborde comme la sexualité. Mais ce qui nous plaît chez les Américains, c’est leur capacité à se dépasser, à se montrer audacieux, à rêver la musique en grand. La culture évolue très vite, il y a sans cesse de nouveaux groupes et tendances. La question essentielle c’est : qui va être le prochain artiste à inventer un son jamais entendu ? Quand j’écoute un titre de Justin Timberlake, ça me bluffe d’entendre qu’il a tenté des choses différentes alors que ça reste de la variété. C’est aussi le cas de Kendrick Lamar, Kanye West ou Frank Ocean. Ces types me bouleversent parce qu’ils arrivent à me surprendre, à alimenter mon imagination et à me faire dire que le champ des possibles est énorme. Comme en Angleterre, avec des groupes comme Radiohead. L’intro de leur dernier album est fabuleuse: seulement des cordes et une boîte à rythmes.”
Mais Her savait dès le départ qu’il allait falloir cravacher pour rivaliser avec les idoles d’outre-Manche. “Là-bas, ils comprennent les paroles, soit toutes les subtilités de la langue. C’est à double tranchant. S’il y a des erreurs, c’est très mal vu. Il suffit d’une expression mal employée ou trop vulgaire et c’est foutu. Du coup j’ai beaucoup lu en anglais, fouiné sur le Net, étudié les poèmes de Patti Smith et Jim Morrison aussi bien que les textes les plus simples. »

Credit Photo : Nicolas Prado

Deux petits mecs blancs

L’autre grande influence de l’ambition musicale de Her, c’est la french touch 2.0. “Étant nés en 1990, on a vraiment été marqués à l’adolescence par Justice, Klaxons, Late Of The Pier. Leur façon de mélanger les styles nous impressionnait. Quand on écoute ‘D.A.N.C.E.’ de Justice, il y a à la fois de la soul, du disco, du funk, de l’électro et du rock dans l’énergie. Ça n’a pas toujours été comme ça : à d’autres époques, il aurait fallu choisir son camp. Par contre on a mis beaucoup plus de temps (dix ans en fait) à assumer nos in uences soul en tant que petits mecs blancs de Rennes. Faire de la soul, ça revenait à des influences lointaines, celles du conservatoire. C’était une musique moins à la mode et demandant plus de maturité, quelque chose de savant. Mais c’était ce qui nous touchait le plus. On adorait le fait que la soul se chante avec le cœur, l’âme, et n’évoque que des sujets très intimes avec une interprétation qui ne triche pas. On a écouté en boucle Shuggie Otis, Al Green, Sam Cooke (dont on a repris ‘A Change Is Gonna Come’ au moment où Marine Le Pen nous inquiétait), Otis Redding, Marvin Gayequi transmettaient tous une émotion directe et pure.” Pour endosser le costard sophistiqué de ces légendes, le duo a aussi dû réfléchir à son image. Le jogging n’était pas de mise pour ce dérivé urbain du gospel à la classe folle. “On a été obligés d’admettre que la musique nécessitait d’être plus habillés et élégants qu’on ne l’était dans la vie de tous les jours. En allant à l’exposition Great Black Music à la Cité de La Musique, on s’est rendu compte que James Brown, Ray Charles, Jimi Hendrix ou les Temptations entraient tous sur scène en costumes. Chez nous, le porter a plu immédiatement à l’étranger, car ça les renvoyait au chic français. C’est drôle, car au départ on voulait être plus américains, mais les autres y voyaient une référence à la mode d’ici. »

Les costards permettent à Her de se tailler une place à part dans un paysage trusté par le streetwear et où la grande majorité semble avoir perdu le goût de se saper. Mais le succès de sa soul vient aussi de sa modernisation à grand renfort de synthés Juno-106 de Roland, Prophet-6 de Dave Smith ou de boîtes à rythmes TR-808 et 909. “Notre idée était de mixer cette musique black américaine des années 50, 60 et 70 avec des sons plus électroniques. On admire James Blake, Jamie XX, Jungle et FKA Twigs, pour leur côté expérimental. Et on voulait quelque chose de très épuré. Dès qu’on arrive à avoir une composition qu’on trouve intéressante, on essaie d’enlever le super u en pensant à la pureté d’un Whitest Boy Alive. Et puis je suis né à Düsseldorf d’un père musicien allemand et d’une mère, prof, française et je suis allé ado plein de fois à Berlin juste pour faire la fête. On essaie de véhiculer ça en concert, le côté répétitif de la minimale entendue en clubs qui aboutit à une sorte d’hypnose. En fait, on compose les morceaux sur l’ordinateur puis ils doivent pouvoir être joués live par cinq musiciens comme nous le faisons sur scène avec le groupe qui nous accompagne, sinon on les abandonne. On ne veut perdre ni l’organique ni l’électronique.”
En 2015, après avoir peaufiné le son et l’image, le duo poste finalement l’entêtant, suave et métronomique “Quite Like” sur SoundCloud. “On a été très surpris de la vitesse à laquelle les choses se sont faites. On s’attendait à galérer mais il y a eu un effet boule de neige aux États-Unis où on a été relayé par des blogs de plus en plus gros. C’est le miracle d’Internet mais c’est aussi peut-être le résultat de notre obsession pour les US. Ce morceau acceptait notre culture française, notre rapport à l’érotisme et même temps faisait comprendre aux Américains qu’on avait assimilé leur culture.” Après avoir rêvé des années durant l’Amérique, celle-ci leur appartient en seulement quelques mois. “On s’est retrouvés à être joués dans l’émission radio de Pharrell Williams et notre pochette a été partagée par The Weeknd. C’était du grand délire pour des Bretons. Ce qui était fou c’est qu’on avait décidé de n’avoir aucune photo de nous sur les réseaux sociaux, donc la seule chose qui tournait c’était l’image de la femme nue. Les gens se demandaient où on vivait, à quoi on ressemblait. Ils pensaient qu’on habitait New York ou Londres, y compris notre futur distributeur, Barclay. La rumeur circulait que la fille en photo était la chanteuse et qu’elle avait une voix un peu masculine. Notre pari était réussi : on avait cultivé le mystère et mis la musique en avant.

Gender Fluid

Il faut dire que Her sait attiser le désir et faire grimper la température. Le duo sort d’abord un premier mini-album imparable en 2015, Tape #1, puis tourne en France, aux États-Unis, en Angleterre, assu- rant au nal plus de 130 prestations live félines. Leur lascif “Five Minutes” devient la musique de la pub Apple. Et l’hymne addictif d’une génération. Le mot “Her” est sur toutes les lèvres, traduisant parfaitement l’air du temps à commencer par l’amour moderne. En pleine tinderisation des sentiments, le groupe apparaît à la fois comme le chantre des relations purement charnelles et les derniers romantiques. Victor avoue : “L’amour et le sexe sont les sujets qui nous ont donné envie d’écrire. Et on avait des points de vue assez différents avec Simon. Moi j’évoquais plus l’amour comme sur le titre ‘Union’, car je suis marié. Simon était célibataire pendant ce temps. ‘Five Minutes’, c’était lui dans un bar un soir à Rennes apercevant une femme au loin à qui il n’osait pas parler. Il s’était alors imaginé plein de scénarios, notamment le coup de foudre. Si elle le regardait, il pouvait alors se passer quelque chose. Il aurait suffit de cinq minutes pour tout changer. Et la chanson ‘Quite Like’, c’est un homme qui décrit les formes d’une femme, un clin d’œil à la scène mythique de Bardot dans Le Mépris qui demande: ‘Et mes fesses, tu les aimes mes fesses?’ On lui répond que oui.”

Her a fait part d’une puissante intuition dans le choix de son nom : des connotations féminines pour un duo de garçons. Ayant grandi entourés de femmes, ils ont voulu leur rendre hommage tout en détournant les codes d’un milieu – la musique – plein de testostérone. Les deux jeunes hommes se jouent dès le départ des clichés hétéronormés, avant même que l’affaire Weinstein et #metoo ne libèrent la parole des filles. Sur leur Tape #1, le morceau “Intro” compilait des discours d’Emma Watson, de Nina Hagen et de Scarlett Johansson. Ils ont également demandé à la mère de Simon, psychanalyste, sa définition de la femme. Elle leur a répondu : “La femme n’existe pas, mais il y a des femmes. Pas une seule femme ne peut représenter la femme, pour la dire toute, il faudrait toutes les femmes.” Ça deviendra l’introduction du clip féministe de “Five Minutes”. Après avoir sorti une Tape #2 avec des titres aussi sexy et sensibles que “Blossom Roses”, “Queens” ou “Swim” en 2017, leur premier album sobre et puissant publié ce mois-ci ressemble à un manifeste sur le trouble du genre. Que ce soit dans les paroles sensuelles, la voix, la musique et les clips aux muses fortes, le côté macho de la pop est mis à mal. Mais pourfendre le patriarcat n’est pas leur seul combat. Her appartient à une génération qui pense que les musiciens ont un rôle à jouer. Leur passion n’est pas un hobby, mais un formidable medium.

Dans notre musique, l’engagement se situe surtout au plan humain, c’est se tourner vers la vie, vers l’espoir, ce qui était lié à la maladie de Simon, présente dès le début de Her. Quand on était en tournée aux États-Unis, on a assisté à l’élection de Trump et on est revenu très en colère. On a écrit ‘Swim’, un titre dur, pessimiste, puis on s’est dit qu’il fallait plutôt s’adresser à ceux qui pouvaient avoir notre réaction, l’agressivité, pour transformer cette haine en une lutte plus positive. Dans ‘Neighborhood’, notre nouveau single, j’évoque un sujet qui m’est cher, le rapport aux frontières et les divisions entre individus alors qu’on pourrait être ensemble. Ça parle autant de la Corée du Nord et de la Palestine que de nos voisins de palier.” Sur leur album, le seul morceau chanté en français, par le rappeur belge Roméo Elvis, veut aussi faire passer un message sur notre aliénation aux likes et followers… “On n’a jamais été à l’aise avec les réseaux sociaux. La réalité y est dévoilée sous un certain prisme, avec une arrière-pensée, c’est truqué. Et surtout, c’est une grande perte de temps, d’énergie non constructive. En scrollant, on devient passif. Et on risque de s’endormir.” Et dire que pendant ces cinq minutes au moins, on aurait pu essayer de composer le morceau qui, une fois posté sur SoundCloud, aurait changé notre existence à jamais.

 

 

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