Crédit Photo : Nicolas Prado

Her, génération éperdue

C’est cadeau, voici l’in­ter­view de Her du numéro 110 de Tsu­gi, disponible à la com­mande ici.

Peu de groupes français ont réussi le pari: être prophètes en dehors de leur pays. À l’image des héros french touch, le duo ren­nais sur­doué Her a électrisé l’étranger avec son électro-soul ambitieuse et char­nelle. Après la dis­pari­tion de son com­plice et moitié du duo, Simon Car­pen­tier, Vic­tor Solf con­tin­ue l’aventure seul pour défendre un pre­mier album aus­si boulever­sant que vivifiant.

Douze centimètres de neige. Un événement météorologique rare à Paris qui provoque l’émerveillement des locaux, des touristes et même de la presse étrangère qui titre “La cap­i­tale française n’a jamais été aus­si belle”. Même si un cer­tain chaos règne, le décor immac­ulé nous plonge au choix dans la féerie d’un con­te de Noël, du Edward aux mains d’argent de Tim Bur­ton ou des sports d’hiver de l’enfance. L’écrin idéal pour aller retrou­ver Vic­tor Solf, chanteur et clavier de Her, un duo qui a fait preuve d’une élégance aus­si fasci­nante que l’épais man­teau blanc dont s’est vêtue la ville lumière. En deux longs EP’s et un tube irrésistible, “Five Min­utes”, Her s’est imposé comme l’un des groupes français les plus tal­entueux et amboy­ants de sa génération. Le cadre intem­porel du rendez-vous a également du sens. On rejoint ce dandy aux faux airs de Chet Bak­er dans un hôtel des beaux quartiers après un essayage de cos­tumes chez son tailleur sur mesure (Mai­son Rives). On le sent très ému, sa voix veloutée s’embrumant par­fois, tan­dis que le regard timide mais pro­fond se baisse. Pour­tant jamais Vic­tor ne flanchera, esquis­sant même quelques sourires. La tâche n’est pour­tant pas aisée. Le jeune homme de 27 ans doit défendre pour la première fois seul en inter­view ce qu’il a enfanté avec Simon Car­pen­tier (chanteur et gui­tariste), ami d’enfance et alter ego dans Her, dis­paru prématurément d’un can­cer en août dernier, à seule­ment 27 ans. Leur pre­mier album de néo‑soul lux­u­ri­ante, moite et aven­tureuse, enreg­istré entre Dinard, Rennes et Paris, a beau être présenté comme un “tes­ta­ment du grand l’artiste que Simon était”, il exalte des pul­sions de vie. “Je pense à Simon, explique Vic­tor, au fait qu’il ne s’est jamais plaint, c’est ce qui me donne de la force. Il n’a annulé aucun con­cert. Il avait réalisé très tôt le sens de la vie, sa fragilité. Alors il prof­i­tait de chaque instant. Et puis, je lui avais fait la promesse de con­tin­uer. Quand on a formé Her, c’était quand notre ancien groupe ne mar­chait plus du tout. C’est sou­vent quand tu perds quelque chose que tu testes tes con­vic­tions. On avait 19 ans, plus d’intermittence ni de tourneur. On a réalisé que vivre de la musique était une vraie chance et on a décidé de ne rien faire d’autre et de ne jamais s’arrêter.”

Changer d’Her

Pour­tant la gloire n’était pas gagnée. L’histoire ressem­ble à celle de mil­liers de groupes. Les deux Bre­tons se ren­con­trent sur les bancs du lycée Émile-Zola à Rennes, à 14 ans, dans un cours d’anglais. Ils font tous les deux le con­ser­va­toire, se pas­sion­nent pour le jazz, le blues et l’impro, mais aus­si le hip-hop, l’électro, Nick Cave ou encore Rim­baud. Simon part vivre entre Chica­go et Detroit (jouant même dans la fan­fare du Michi­gan) puis revient un an plus tard, rejoignant alors le groupe de lycée électro rock influ­encé par New Order, Foals et les Hap­py Mon­days auquel appar­tient Vic­tor, The Popopopops. “On était lié par le même rêve fou, celui de devenir musi­ciens en faisant le moins de con­ces­sions pos­si­ble, se sou­vient Vic­tor. Ça fai­sait depuis 2007 que The Popopopops exis­tait, on avait enreg­istré un album, tourné au Brésil, en Russie, fait les Trans Musi­cales puis les autres mem­bres sont par­tis. On était en 2013 et on n’arrivait plus à trou­ver honnête de con­tin­uer sans eux. On a com­mencé à réfléchir à Her comme un pro­jet glob­al. On a pensé à la pochette, au pre­mier titre à dévoiler, aux clips. On a fondé notre label, FAM Records, pour être libres et nous impli­quer dans les détails. C’était impor­tant pour nous d’avoir un l rouge entre l’image qui nous représentait, la pho­to d’une sculp­ture de femme nue ensuite retravaillée, nos textes, la musique et le nom, Her. On savait que la qualité de la musique n’impliquait pas forcément l

e succès – beau­coup de génies de la musique clas­sique sont morts dans la misère – mais on voulait faire de notre mieux. Créer à notre niveau un univers per­son­nel dont nous seri­ons ers et qui toucherait peut‑être quelques autres.” Les deux jeunes hommes issus de la génération DIY, à la fois minu­tieux et intran­sigeants, vont alors se muer pen­dant des mois de soli­tude en véritables directeurs artis­tiques afin de trou­ver la for­mule magique.

French touches

Le duo savait dès le départ quel son il voulait. Un mélange de soul millésimée et de musique synthétique futur­iste chantée en anglais. Alors que la plu­part des artistes du moment optent pour la langue de Molière, Her nage à contre-courant. C’est l’Amérique qu’il fan­tasme à l’image des héros de la french touch qui ont brillé à l’étranger. “Il n’y a pas de refus de la cul­ture française. On se sent très français dans les thèmes qu’on abor­de comme la sex­u­alité. Mais ce qui nous plaît chez les Américains, c’est leur capacité à se dépasser, à se mon­tr­er auda­cieux, à rêver la musique en grand. La cul­ture évolue très vite, il y a sans cesse de nou­veaux groupes et ten­dances. La ques­tion essen­tielle c’est : qui va être le prochain artiste à inven­ter un son jamais enten­du ? Quand j’écoute un titre de Justin Tim­ber­lake, ça me bluffe d’entendre qu’il a tenté des choses différentes alors que ça reste de la variété. C’est aus­si le cas de Kendrick Lamar, Kanye West ou Frank Ocean. Ces types me boule­versent parce qu’ils arrivent à me sur­pren­dre, à ali­menter mon imag­i­na­tion et à me faire dire que le champ des pos­si­bles est énorme. Comme en Angleterre, avec des groupes comme Radio­head. L’intro de leur dernier album est fab­uleuse: seule­ment des cordes et une boîte à rythmes.”
Mais Her savait dès le départ qu’il allait fal­loir cravach­er pour rivalis­er avec les idol­es d’outre-Manche. “Là-bas, ils com­pren­nent les paroles, soit toutes les subtilités de la langue. C’est à dou­ble tran­chant. S’il y a des erreurs, c’est très mal vu. Il suf­fit d’une expres­sion mal employée ou trop vul­gaire et c’est foutu. Du coup j’ai beau­coup lu en anglais, fouiné sur le Net, étudié les poèmes de Pat­ti Smith et Jim Mor­ri­son aus­si bien que les textes les plus sim­ples.”

Cred­it Pho­to : Nico­las Prado

Deux petits mecs blancs

L’autre grande influ­ence de l’ambition musi­cale de Her, c’est la french touch 2.0. “Étant nés en 1990, on a vrai­ment été marqués à l’adolescence par Jus­tice, Klax­ons, Late Of The Pier. Leur façon de mélanger les styles nous impres­sion­nait. Quand on écoute ‘D.A.N.C.E.’ de Jus­tice, il y a à la fois de la soul, du dis­co, du funk, de l’électro et du rock dans l’énergie. Ça n’a pas tou­jours été comme ça : à d’autres époques, il aurait fal­lu choisir son camp. Par con­tre on a mis beau­coup plus de temps (dix ans en fait) à assumer nos in uences soul en tant que petits mecs blancs de Rennes. Faire de la soul, ça reve­nait à des influ­ences loin­taines, celles du con­ser­va­toire. C’était une musique moins à la mode et deman­dant plus de matu­rité, quelque chose de savant. Mais c’était ce qui nous touchait le plus. On ado­rait le fait que la soul se chante avec le cœur, l’âme, et n’évoque que des sujets très intimes avec une interprétation qui ne triche pas. On a écouté en boucle Shug­gie Otis, Al Green, Sam Cooke (dont on a repris ‘A Change Is Gonna Come’ au moment où Marine Le Pen nous inquiétait), Otis Red­ding, Mar­vin Gayequi trans­met­taient tous une émotion directe et pure.” Pour endoss­er le costard sophis­tiqué de ces légendes, le duo a aus­si dû réfléchir à son image. Le jog­ging n’était pas de mise pour ce dérivé urbain du gospel à la classe folle. “On a été obligés d’admettre que la musique nécessitait d’être plus habillés et élégants qu’on ne l’était dans la vie de tous les jours. En allant à l’exposition Great Black Music à la Cité de La Musique, on s’est ren­du compte que James Brown, Ray Charles, Jimi Hen­drix ou les Temp­ta­tions entraient tous sur scène en cos­tumes. Chez nous, le porter a plu immédiatement à l’étranger, car ça les ren­voy­ait au chic français. C’est drôle, car au départ on voulait être plus américains, mais les autres y voy­aient une référence à la mode d’ici.”

Les costards per­me­t­tent à Her de se tailler une place à part dans un paysage trusté par le streetwear et où la grande majorité sem­ble avoir per­du le goût de se saper. Mais le succès de sa soul vient aus­si de sa mod­erni­sa­tion à grand ren­fort de synthés Juno-106 de Roland, Prophet‑6 de Dave Smith ou de boîtes à rythmes TR-808 et 909. “Notre idée était de mix­er cette musique black américaine des années 50, 60 et 70 avec des sons plus électroniques. On admire James Blake, Jamie XX, Jun­gle et FKA Twigs, pour leur côté expérimental. Et on voulait quelque chose de très épuré. Dès qu’on arrive à avoir une com­po­si­tion qu’on trou­ve intéressante, on essaie d’enlever le super u en pen­sant à la pureté d’un Whitest Boy Alive. Et puis je suis né à Düsseldorf d’un père musi­cien alle­mand et d’une mère, prof, française et je suis allé ado plein de fois à Berlin juste pour faire la fête. On essaie de véhiculer ça en con­cert, le côté répétitif de la min­i­male enten­due en clubs qui aboutit à une sorte d’hypnose. En fait, on com­pose les morceaux sur l’ordinateur puis ils doivent pou­voir être joués live par cinq musi­ciens comme nous le faisons sur scène avec le groupe qui nous accom­pa­gne, sinon on les aban­donne. On ne veut per­dre ni l’organique ni l’électronique.”
En 2015, après avoir peaufiné le son et l’image, le duo poste finale­ment l’entêtant, suave et métronomique “Quite Like” sur Sound­Cloud. “On a été très sur­pris de la vitesse à laque­lle les choses se sont faites. On s’attendait à galérer mais il y a eu un effet boule de neige aux États-Unis où on a été relayé par des blogs de plus en plus gros. C’est le mir­a­cle d’Internet mais c’est aus­si peut‑être le résultat de notre obses­sion pour les US. Ce morceau accep­tait notre cul­ture française, notre rap­port à l’érotisme et même temps fai­sait com­pren­dre aux Américains qu’on avait assim­i­lé leur cul­ture.” Après avoir rêvé des années durant l’Amérique, celle-ci leur appar­tient en seule­ment quelques mois. “On s’est retrouvés à être joués dans l’émission radio de Phar­rell Williams et notre pochette a été partagée par The Week­nd. C’était du grand délire pour des Bre­tons. Ce qui était fou c’est qu’on avait décidé de n’avoir aucune pho­to de nous sur les réseaux soci­aux, donc la seule chose qui tour­nait c’était l’image de la femme nue. Les gens se demandaient où on vivait, à quoi on ressem­blait. Ils pen­saient qu’on habitait New York ou Lon­dres, y com­pris notre futur dis­trib­u­teur, Bar­clay. La rumeur cir­cu­lait que la fille en pho­to était la chanteuse et qu’elle avait une voix un peu mas­cu­line. Notre pari était réussi : on avait cul­tivé le mystère et mis la musique en avant.

Gender Fluid

Il faut dire que Her sait attis­er le désir et faire grimper la température. Le duo sort d’abord un pre­mier mini-album impa­ra­ble en 2015, Tape #1, puis tourne en France, aux États-Unis, en Angleterre, assu- rant au nal plus de 130 presta­tions live félines. Leur las­cif “Five Min­utes” devient la musique de la pub Apple. Et l’hymne addic­tif d’une génération. Le mot “Her” est sur toutes les lèvres, traduisant par­faite­ment l’air du temps à com­mencer par l’amour mod­erne. En pleine tin­deri­sa­tion des sen­ti­ments, le groupe apparaît à la fois comme le chantre des rela­tions pure­ment char­nelles et les derniers roman­tiques. Vic­tor avoue : “L’amour et le sexe sont les sujets qui nous ont donné envie d’écrire. Et on avait des points de vue assez différents avec Simon. Moi j’évoquais plus l’amour comme sur le titre ‘Union’, car je suis marié. Simon était célibataire pen­dant ce temps. ‘Five Min­utes’, c’était lui dans un bar un soir à Rennes aperce­vant une femme au loin à qui il n’osait pas par­ler. Il s’était alors imag­iné plein de scénarios, notam­ment le coup de foudre. Si elle le regar­dait, il pou­vait alors se pass­er quelque chose. Il aurait suf­fit de cinq min­utes pour tout chang­er. Et la chan­son ‘Quite Like’, c’est un homme qui décrit les formes d’une femme, un clin d’œil à la scène mythique de Bar­dot dans Le Mépris qui demande: ‘Et mes fess­es, tu les aimes mes fess­es?’ On lui répond que oui.”

Her a fait part d’une puis­sante intu­ition dans le choix de son nom : des con­no­ta­tions féminines pour un duo de garçons. Ayant gran­di entourés de femmes, ils ont voulu leur ren­dre hom­mage tout en détournant les codes d’un milieu – la musique – plein de testostérone. Les deux jeunes hommes se jouent dès le départ des clichés hétéronormés, avant même que l’affaire Wein­stein et #metoo ne libèrent la parole des filles. Sur leur Tape #1, le morceau “Intro” com­pi­lait des dis­cours d’Emma Wat­son, de Nina Hagen et de Scar­lett Johans­son. Ils ont également demandé à la mère de Simon, psy­ch­an­a­lyste, sa définition de la femme. Elle leur a répondu : “La femme n’existe pas, mais il y a des femmes. Pas une seule femme ne peut représenter la femme, pour la dire toute, il faudrait toutes les femmes.” Ça devien­dra l’introduction du clip féministe de “Five Min­utes”. Après avoir sor­ti une Tape #2 avec des titres aus­si sexy et sen­si­bles que “Blos­som Ros­es”, “Queens” ou “Swim” en 2017, leur pre­mier album sobre et puis­sant pub­lié ce mois-ci ressem­ble à un man­i­feste sur le trou­ble du genre. Que ce soit dans les paroles sen­suelles, la voix, la musique et les clips aux mus­es fortes, le côté macho de la pop est mis à mal. Mais pour­fendre le patri­ar­cat n’est pas leur seul com­bat. Her appar­tient à une génération qui pense que les musi­ciens ont un rôle à jouer. Leur pas­sion n’est pas un hob­by, mais un for­mi­da­ble medium.

Dans notre musique, l’engagement se situe surtout au plan humain, c’est se tourn­er vers la vie, vers l’espoir, ce qui était lié à la mal­adie de Simon, présente dès le début de Her. Quand on était en tournée aux États-Unis, on a assisté à l’élection de Trump et on est revenu très en colère. On a écrit ‘Swim’, un titre dur, pes­simiste, puis on s’est dit qu’il fal­lait plutôt s’adresser à ceux qui pou­vaient avoir notre réaction, l’agressivité, pour trans­former cette haine en une lutte plus pos­i­tive. Dans ‘Neigh­bor­hood’, notre nou­veau sin­gle, j’évoque un sujet qui m’est cher, le rap­port aux frontières et les divi­sions entre indi­vidus alors qu’on pour­rait être ensem­ble. Ça par­le autant de la Corée du Nord et de la Pales­tine que de nos voisins de palier.” Sur leur album, le seul morceau chanté en français, par le rappeur belge Roméo Elvis, veut aus­si faire pass­er un mes­sage sur notre aliénation aux likes et fol­low­ers… “On n’a jamais été à l’aise avec les réseaux soci­aux. La réalité y est dévoilée sous un cer­tain prisme, avec une arrière-pensée, c’est truqué. Et surtout, c’est une grande perte de temps, d’énergie non con­struc­tive. En scrol­lant, on devient pas­sif. Et on risque de s’endormir.” Et dire que pen­dant ces cinq min­utes au moins, on aurait pu essay­er de com­pos­er le morceau qui, une fois posté sur Sound­Cloud, aurait changé notre exis­tence à jamais.

 

 

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