Y a-t-il un plaisir plus grand que de se rappeler au bon souvenir d’un lieu précis à travers les tubes qui en font sa magie, sa démesure ? À l’évidence, non, tant les dix morceaux ci-dessous symbolisent une époque dorée ; celle, où de la fin des années 1980 au début du XXIe siècle, les pieds dans le sable ou à l’intérieur même des clubs, Ibiza était l’endroit parfait pour narguer la venue du jour à grands coups de trance et de beats acidulés.
Par Maxime Delcourt
« House Nation », The House Master Boyz & The Rude Boy of House (1986)
Si DJ Alfredo est connu pour être le « père du balearic beat », ce qui en dit long sur la taille de la statue que devraient lui ériger les politiciens de l’île, il reste comme tout le monde. À la fin des années 1980, il s’est dit que quelque chose de jouissif débarquait d’Amérique du Nord et que Chicago était probablement la maison mère d’une version hédoniste de la house.
C’est du moins ce que prétend ce morceau qu’il jouait à l’Amnesia, publié en 1986 sur le label Dance Mania et porté par un rythme progressif, des nappes envoûtantes et un travail sur les basses suffisamment malin pour influer jusque dans le fameux « Gare du Nord » de Carte Blanche.
« Talking with Myself », Electribe 101 (1988)
De son propre aveu, Billie Ray Martin est une « rebelle soul ». Collaborer avec S’Express ne peut donc lui suffire. Il lui faut avoir son propre groupe, trouver des musiciens avec qui donner vie à ce mélange de soul et de Chicago House qu’elle a en tête. Ainsi naît Electribe 101, constitué de quatre producteurs anglais avec qui l’Allemande enregistre au moins un tube intemporel : « Talking With Myself ».
Remixé par Frankie Knuckles et Larry Heard, il n’est jamais aussi majestueux que dans sa version originale, avec ce sample de Mission impossible au moment du break et ces nappes synthétiques en fin de morceau. Un grand et beau mashup, donc, qui sert de bande-son aux premières nuits du Café Mambo en 1994.
« Sueño Latino », Sueño Latino feat. Carolina Damas (1989)
Depuis l’autre côté des Alpes, Sueño Latino a composé au moins un hymne, basé sur un sample de « E2-E4 » de Manuel Göttsching — un grand classique du Paradise Garage. Un morceau étiré sur plus de dix minutes, où la house italienne et le son balearic — fusion improbable entre des éléments typiques de la trance et des mélodies estivales aux vertus relaxantes — s’embrassent langoureusement, où l’on danse à l’horizontale et de manière lascive et où le septième ciel est promis à chaque soupir sensuel de Carolina Delmas.
En prime, il y a aussi ce chant d’oiseau qui parcourt l’ensemble du morceau et dicte la cadence. Comme quoi, de New York à l’Amnesia, l’objectif est le même ; encourager le lâcher-prise, en attendant le lever du jour.
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« Close to Me » (Closest Mix), The Cure
Lorsqu’il se rend pour la première fois à Ibiza en 1987, Paul Oakenfold ne le sait pas encore, mais sa vie s’apprête à basculer. Sous le charme de ces nuits qu’il aborde en étant rarement sobre, le Britannique ne perd pas de temps : à son retour de vacances, il crée les soirées Future, fonde Perfecto Records et laisse ces textures acides se répandre jusque dans sa musique.
L’Angleterre bascule alors dans son second Summer Of Love ; une période libre et décomplexée où les DJ redonnent de l’éclat au patrimoine local. À l’image de ce remix de « Close to Me », devenu l’un des grands classiques des afters ibiziennes quand le soleil illumine les corps fatigués des danseurs.
« Little Fluffy Clouds », The Orb (1990)
Paul Oakenfold n’est évidemment pas le seul à ressentir les effets bienfaiteurs de la dance music façon Ibiza. Au croisement des années 1980 et 1990, on ne compte plus le nombre de groupes anglais qui, de New Order à Coldcut, en passant par 808 State et Orbital, font de l’île blanche un laboratoire d’expérimentations musicales.
À cette longue liste, ajoutons également The Orb, dont le « Little Fluffly Clouds » paraît autant taillé pour les clubs des Baléares — ceux où l’an danse les pieds dans le sable — que pour les moments plus apaisés, quand la musique ralentit. L’on plane alors toujours et l’on demande aux personnes autour de nous, inspirés par le choix des samples vocaux d’Alex Paterson et Jimmy Cauty tirés d’une interview de Rickie Lee Jones : « À quoi ressemblait le ciel quand vous étiez jeune ?« .
« Spiritual High (State of Independence) », Moodswings feat. Chrissie Hynde (1991)
On ne le dira jamais assez : la musique chill, avec tout ce que cela suppose aujourd’hui de playlists remplies à ras bord de morceaux suffisamment génériques pour ne pas déranger, ne serait pas le même sans le travail opéré par José Padilla. C’était au début des années 1990. C’était au Café del Mar.
Dans ce lieu où le beat est moins nerveux, le BPM moins élevé, les drogues plus relaxantes. À l’image de ce titre composé par le duo britannique Moodswings et Chrissie Hynde de The Pretenders, qui invite à danser le pouls ralenti, à la recherche d’une transe douce et collective induite jusque dans son titre, « Spiritual High ».
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« Café del Mar », Energy 52 (1993)
Avant d’être un hymne, « Café del Mar » est avant tout une histoire atypique : celle de Kid Paul qui, en 1992, débarque au Café del Mar et entend une composition au piano du Belge Wim Mertens (« Struggle For Pleasure« , publié par via son projet Soft Verdict).
Revenu en Allemagne, le DJ rejoint Cosmic Baby, auteur du classique « Heaven’s Tears« , avec qui il travaille pendant quatre mois sur ce sample, à la recherche du morceau trance ultime. Début 1993, tout est réglé. Le duo a même un contact avec un label. Sauf que celui-ci (Eye Q Records, en l’occurrence) publie le single sans autorisation. Ça la fout mal… D’autant que le « Café Del Mar » est entre-temps devenu un classique, remixé à de nombreuses reprises et présent sur le BO de Human Traffic.
« Yeke Yeke (Hardfloor Mix) », Mory Kanté (1994)
Dans un article de Mixmag, le DJ allemand Wankelmut l’affirme : « Certains morceaux sont presque faits sur mesure pour un endroit comme la terrasse de l’Amnesia. » À l’évidence, ce remix d’Hardfloor d’un grand classique de l’afrobeat des années 1980 est l’un d’entre eux. Parce que le groove induit par cette ligne de basse surpuissante donne la cadence. Parce que le chant du Guinéen Mory Kanté est tout bonnement hypnotique.
Et parce que Richie Hawtin, après avoir longtemps pesté contre Ibiza, qu’il accusait de ne pas respecter la techno suite à une première expérience en club foireuse, en a fait l’une de ses cartes joker au moment de faire son retour sur l’île début 2000.
« Break Night », The Mole People (1995)
Les personnages du film Steak en font une blague, aujourd’hui connue de tous. Armand van Helden, lui, en a fait une fierté : oui, il est fan de Phil Collins. Cela ne dit évidemment rien de ce morceau, si ce n’est les goûts éclectiques d’un DJ qui, dans les années 1990, passe d’une influence à une autre à chacun de ses projets, systématiquement enregistrés sous divers pseudonymes.
The Mole People est l’un d’entre eux, et lui sert alors à publier un maxi sur Strictly Rythm (oui, rien que ça !). Un deux-titres dont on retient surtout la face A, « Break Night », ce jeu sur les percussions, cette tonalité hypnotique et cette rythmique bondissante. Ou comment, le temps d’un projet récréatif, composer la BO extatique d’une île éprise de liberté.
« Saltwater », Chicane (1999)
Construit autour d’un échantillon vocal de « Theme From Harry’s Game » de la chanteuse Máire Brennan du groupe Clannad (un gros succès en Irlande du Nord en 1982, paraît-il), « Saltwater » s’est imposé à sa sortie comme l’un des grands classiques de la scène trance de la fin du XXe siècle. Peut-être parce qu’il s’éloigne des kicks sombres et énervés de ses contemporains.
À moins que ce ne soit ce mélange de lignes synthétiques euphoriques et d’éléments celtiques qui emporte la mise. Toujours est-il que Chicane, qui avait déjà mis Ibiza sens dessus dessous deux ans plus tôt avec « Offshore » et son piano envoûtant, réussit à nouveau son pari : s’appuyer sur des voix éthérées et un groove bien rond pour faire vriller les hanches.
Par Maxime Delcourt