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26 avril 2016

Konono n°1 et Batida : électrochoc africain

par rédaction Tsugi

Extrait du numéro 91 de Tsugi (avril 2016)

Dans le garage foutraque qui lui sert de studio à Lisbonne, le producteur Batida a bricolé des beats aux effets terriblement hallucinogènes avec les Congolais de Konono N°1. Le résultat, un album où leurs univers se confrontent.

On dirait un jouet d’enfant. Un objet qu’on sort de sa poche, et dont on fait vibrer les lamelles métalliques pour obtenir de petites étincelles sonores. Même son nom, le “piano à pouce”, paraît désuet. Pourtant, dans plusieurs pays d’Afrique, cet instrument accompagne les célébrations essentielles de la vie, de la naissance au décès. “Le likembé, comme on l’appelle au Congo, est un monde à lui tout seul, explique Vincent Kenis, producteur historique de Konono. Il est très spécifiquement conçu pour reproduire une tradition villageoise où chaque musicien se positionne en cercle et souffle dans une trompe en ivoire. Chacun joue une seule note : une trompe pour le ré, une trompe pour le do. Ensemble, les membres du village reconstituent ainsi une mélodie très rapide et très virtuose. Mais les trompes en ivoire ne sont pas faciles à transporter, et quand quelqu’un doit quitter le village pour voyager, il emporte plutôt un likembé. Chaque lame du likembé représente une trompe, donc un musicien de la communauté. C’est comme si on avait un village miniature entre les mains.”

Ce village symbolique, Mawangu Mingiedi y avait installé l’électricité dans les années 60. À l’époque, le président Mobutu voulait que le Zaïre impressionne par sa modernité, et il distribuait du matériel aux grands orchestres de son pays : amplis, câbles, micros, guitares… En utilisant des aimants récupérés sur des alternateurs de voiture, Mawangu, alors jeune musicien prêt à toutes les expérimentations, décida d’y brancher son likembé. L’ampli se mit à cracher un son noisy, pas si loin de celui d’une Fender américaine torturée par Bo Diddley, ce qui devint la marque de fabrique de son petit orchestre, Konono N°1.

DÉTOURNEMENT DE KUDURO

Presque un demi-siècle plus tard, ce son délirant fut immortalisé par Vincent Kenis sur Congotronics en 2004, un premier album qui fit halluciner la planète tout entière avec, en plus des likembés électriques, une batterie constituée de boîtes de conserve recyclées, et un mégaphone en guise de micro. Konono a été programmé dans les meilleurs festivals rock et électro à travers le monde, de Sónar à Coachella. “Jimi Hendrix serait fier… Étourdissant, dansant et frénétique !”, pouvait-on lire dans Newsweek. De grands artistes contemporains les ont sollicités spontanément, Björk sur son album Volta et Herbie Hancock sur The Imagine Project, pour ne citer qu’eux.

L’un des premiers fans de Konono se nomme Pedro Coquenão alias Batida, DJ et producteur angolais de naissance, qui mixe les Konono dans ses sets depuis dix ans à Lisbonne, la ville où il réside. Batida, dont le nom signifie simplement “beats” en portugais, affectionne lui aussi les digressions et les sorties de piste. Disciple du kuduro, ce style électronique angolais, il bouscule le genre en le (re)mixant avec du semba, de l’afro-house, du dancehall, de la pop africaine, des samples des Clash, des rythmes de carnaval, des raps argotiques, des sirènes de pompiers des rues de Luanda, et autres déliriums sonores indicibles. Deux albums sur le label anglais Soundway résument tout cela bien mieux que la phrase précédente, et en les écoutant, on comprend pourquoi Stromae ou Damon Albarn en sont fans. Batida est l’un des trublions les plus ingénieux de cette nouvelle fulgurance électro noire qui incendie les dancefloors de Johannesburg jusqu’à Tokyo. “La musique africaine est très aventureuse, très créative. Quand je pense à toutes les musiques que l’on peut entendre aujourd’hui sur ce continent, c’est fou ! À Luanda, il n’y a que quatre ou cinq ans qu’Internet marche pleinement toute la journée, donc certains artistes ont développé des styles différents, sans trop écouter de ce qui se faisait ailleurs dans le monde. J’admire des artistes comme MCK et Mona Dia Kidy pour le rap ou Os Turbantes pour le kuduro. Les jeunes de chez nous aiment les tambours et les instruments traditionnels autant que l’électro minimale.” 

Accident aussi improbable qu’excitant : cette tornade numérique incarnée par Batida a rencontré les likembés en bois et métal de Konono N°1 (même si le fondateur est aujourd’hui disparu, c’est son fils Augustin, qui mène l’escadron congolais). Après une première rencontre dans les coulisses du Casa De Musica à Porto, un dîner est organisé à Bruxelles par Vincent Kenis et Marc Hollander du label Crammed. Quelques mois plus tard, Batida reçoit le groupe dans son garage bordélique à Lisbonne. Au programme, une petite semaine d’enregistrement et deux concerts, avec l’espoir que ce crash des cultures se transforme en clash audible. Vincent Kenis explique la difficulté de l’entreprise : “Batida envisageait sûrement l’enregistrement comme une expérimentation, mais les musiciens de Konono expriment une tradition. Ils font ce qu’ils savent faire du mieux qu’ils peuvent. La recherche sonore, la quête d’un nouveau son, ce n’est pas leur préoccupation. Et puis ils n’avaient jamais été dans la situation un peu stressante du studio, je les avais toujours enregistrés chez eux, ou dans la rue à Kinshasa. Heureusement, l’ambiance était détendue dans le garage de Batida. C’est un endroit chaleureux, une caverne d’Ali Baba avec des collections de pagnes sur les étagères, et un bidon d’essence sur lequel il a installé des interrupteurs qui lui servent à déclencher des samples. Tout ça ne les a pas vraiment dépaysés.” Il faut dire que Batida a tout prévu : des chauffages d’appoints, des litres de chocolat chaud, des visites du guitariste Papa Juju, de la chanteuse Selma Uamusse, et du slameur MC AF Diaphra, tous invités sur le disque. 

© Vera Marmelo

COURSE-POURSUITE À 130 BPM 

Dès leur débarquement à Lisbonne, Konono se jette donc avec ferveur dans l’enregistrement. Ils déposent l’intégralité de leurs nouveaux morceaux sur le disque dur de Batida en moins de 48 heures. Mais un événement change le cours de l’histoire de ce disque. Leur concert au Lux, la boîte hype située sur les docks de la ville, reste comme un souvenir inoubliable. “Cinq minutes avant le concert, le likimbé d’Augustin ne fonctionnait pas, raconte Batida. Impossible de le brancher dans les enceintes de la discothèque. Je me suis retrouvé à jammer avec le batteur de Konono pour amuser un peu le public qui attendait… Mais le problème a duré 45 minutes ! On était tous stressés, car son likembé est l’instrument central de l’orchestre, et pendant ce temps, le public a commencé à rentrer dans notre jam, à participer, à crier, l’intensité est montée, et on s’est lâché sur scène. Quand le son du likembé a fini par sortir dans les enceintes, les gens sont devenus fous, l’ambiance a explosé, c’était génial !” 

En une soirée, Konono semble avoir soudain pris la mesure de ce que Batida pouvait apporter à sa musique. De retour au studio pour finir la semaine d’enregistrement, ils décident ensemble de tout reprendre à zéro. Cette fois, à chaque prise, ils recherchent cette énergie, cette générosité, et cet altruisme qui les a transcendés sur la scène du Lux. “Quasiment tout ce qu’on peut entendre sur l’album a été fait pendant ces deux derniers jours. Lorsque j’ai voulu ajouter des beats et des touches électroniques à certains de leurs morceaux, j’ai constaté que leur tempo naturel était très proche du mien. Dans le kuduro, on roule souvent à plus de 130 BPM, et c’est un tempo facile pour eux, ils me suivent sans problème. Mais ses similarités ne sont pas étonnantes, car beaucoup de musiciens congolais vivent à Luanda, et il y a aussi de nombreux Angolais ayant fui la guerre d’indépendance aujourd’hui installés au Congo. L’échange entre les deux pays dure depuis des décennies, des siècles même.” Et Vincent Kenis confirme à son tour que la rencontre a finalement bien tenu ses promesses, autant spirituellement qu’artistiquement : “Le batteur de Konono frappe sur une batterie qui est en fait une poubelle : un ensemble d’éléments ramassés dans la rue, assemblés et amplifiés comme il peut… Et il est passé directement de ce drum kit archaïque au pad électronique de Batida, ça l’a vraiment beaucoup marqué. Cet échange de groove a été très intéressant.” 

Si les huit titres se ressemblent tous un peu, l’album Konono n°1 Meets Batida propose une texture sonore singulière, inédite. Cliquez sur “play”, ou posez le vinyle sur une platine en choisissant n’importe quel morceau, vous reconnaîtrez le son de ce disque dès les premières secondes. Konono, Batida et Vincent Kenis ne se sont pas contentés de fusionner la tradition du likembé dans les machines, ils ont aussi tissé des connexions digitales avec des cadences qui prennent racine de l’autre côté de l’Atlantique, dans les Caraïbes ou au Brésil par exemple. Le fondateur de l’orchestre congolais, Mawangu Mingiedi, qui avait électrifié son likembé dans les années 60 avec la ferme intention d’en faire un instrument moderne et indémodable, doit certainement se déhancher avec bonheur sur un dancefloor céleste : son piano à pouce est pleinement entré dans l’ère numérique. (David Commeillas)

Konono n°1 Meets Batida (Crammed Discs/Wagram), sorti le 1er avril. 

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