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16 février 2017

Larry Heard : normal, vous avez dit normal ?

par Benoît Carretier

Extrait de Tsugi 99, à retrouver en kiosque ou à la commande ici.

Il a été l’un des premiers producteurs de la scène house de Chicago au milieu des années 80, signé l’éternel « Can You Feel It », avant de se faire discret. A l’occasion d’une de ses rares prestations lives en France, entretien avec une légende qui n’a de cesse de revendiquer sa normalité. 

Qu’il le veuille ou non, Larry Heard appartient à l’histoire de la musique. Considéré comme l’un des parrains de la house, il est l’un des premiers artistes de la scène de Chicago à rencontrer le succès dès le milieu des années 80, grâce à une ribambelle de classiques comme « Mystery Of Love », « Beyond The Clouds », « Washing Machine » et bien sûr « Can You Feel It ». Si ces productions enregistrées au sein de Fingers Inc. ou sous le nom de Mr Fingers appartiennent au patrimoine de la musique noire nord-américaine, leur créateur a très vite refusé d’intégrer le cirque du music business, préférant jouer profil bas. Discret, voire secret, celui qui a écrit les premières et plus belles pages de la house de Chicago n’a jamais apprécié le deejaying, a toujours revendiqué le statut de musicien, par opposition à celui de performer, et s’est longtemps forcé à se produire en public. S’il a quitté sa ville natale pour le calme de la banlieue de Memphis, il n’a jamais cessé de produire depuis son studio (qu’il rechigne à quitter), entamant depuis son déménagement une nouvelle carrière, cette fois sous son vrai nom. Si la célébrité est désormais derrière lui, ce qui n’est pas pour déplaire à ce quinquagénaire, qui continue à intervalles réguliers de délivrer d’élégants maxis, qu’il devrait présenter aux côtés de ses classiques lors d’un très attendu live à Peacock Society ce 17 février. Discussion à bâtons rompus avec un musicien pour qui tout est simple.

Tu te souviens de la première fois où tu as été exposé à la house music dans ta ville de Chicago ?

C’est un peu loin quand même. (rires) Je peux vaguement me souvenir des premiers disques « officiels » de house music, les premiers Jesse Saunders ou Jamie Principle. Non, en fait, je m’en souviens précisément, car ces disques et ces soirées avaient engendré une immense attente. Nous, les Chicagoans, étions très excités de ce qu’il se passait.

Quand tu as découvert ces disques, tu voulais toi aussi prendre part à cette communauté de producteurs ?

Quand tu es musicien, et que quelque chose comme ça se produit dans ta ville, tu veux comme tout le monde prendre part au mouvement. Les producteurs, les DJ’s, les danseurs dans les clubs… C’était chez nous, c’était notre son, notre ville.

Et tu es passé de ta batterie à une TR-707 et un Jupiter 6. C’est ta formation de batteur qui t’a poussé vers les machines ?

Pas vraiment, mais elle m’a aidé à comprendre une partie de la programmation, même si c’était un monde totalement différent. Avec une batterie traditionnelle, tu t’empares des baguettes et c’est parti. Avec les boîtes à rythmes, tu dois lire les manuels pour comprendre comment programmer. Une approche différente pour un résultat similaire donc.

Tu n’es jamais revenu à la batterie après t’être familiarisé avec les machines ?

J’aurais pu, mais je vivais dans un appartement, et je ne pouvais pas m’entraîner. Ce n’aurait pas été très sympathique pour les voisins, la batterie sonne toujours très fort ! À l’inverse, une boîte à rythmes possède un contrôle du volume qui peut s’avérer fort utile. (rires)

Tu imaginais le jour où tu as enregistré “Can You Feel It” qu’il allait devenir un classique de la house, qu’on collerait sur l’instrumental le fameux “I Have A Dream” du Dr. Martin Luther King ou un discours de Barack Obama ?

On n’imagine jamais rien quand on enregistre un morceau. On espère seulement que quelqu’un l’entende et l’apprécie. Il n’existe aucun moyen de prédire le futur, même si chacun s’escrime tous les jours à le faire. Avec du recul, la vie de ce morceau a été juste parfaite. C’est exactement le but recherché quand on est un musicien : que les gens aiment le morceau. Qu’il y ait une telle réponse positive est un accomplissement absolu pour ton travail créatif.

Son succès n’a-t-il pas phagocyté les débuts de ta carrière ? Tu n’as jamais ressenti de pression, l’obligation de lui donner une suite ?

En fait non, car tout est arrivé très vite, tellement vite même. En moins de deux ans, Robert Owens et moi, sommes passés d’apprendre à nous connaître à un album sous le nom de Fingers Inc., puis à faire le tour du monde pour présenter notre musique. Une expérience excitante.

Tu mènes depuis 1985 une carrière assez productive : une douzaine d’albums, un nombre incalculable de singles sous ton nom ou sous l’un de tes multiples pseudonymes. Quelle est la recette pour durer et se renouveler dans le domaine de la dance music ?

Je ne peux pas dire que ce soit facile de rester motivé et créatif. Mais il faut essayer encore et encore. Et aussi savoir s’entourer des bonnes personnes, qui vont te donner l’énergie et la motivation dont tu as besoin.

Tu as toujours beaucoup utilisé des pseudonymes pour sortir tes morceaux. Tu ressentais le besoin de t’appeler au gré des sorties Larry Heard, Mr Fingers, The It, The Blakk Society, Trio Zero, Strong Souls, The Housefactors, Gherkin Jerks ou encore Loosefingers ?

Dans une certaine mesure oui, car chaque nom était peu ou prou rattaché à une direction musicale différente. Je produisais tellement de musique à mes débuts que je ne pouvais pas tout publier sous mon nom. J’ai commencé à utiliser la méthode de George Clinton, en me servant de différents pseudonymes pour pouvoir sortir toute ma production, même si j’ai surtout utilisé celui de Mr Fingers. Un nom trouvé par mon petit frère d’ailleurs.

Mais tu es devenu dès lors difficile à suivre…

C’est vrai que cela a pu introduire une certaine confusion, mais la plupart du temps, j’étais listé comme producteur, et ce quel que soit le nom d’artiste utilisé. Cela demandait peut-être un peu d’attention et la lecture des crédits pour relier les points entre eux.

Musicalement, tu es passé sans ciller de la house chantée, à la deep house ou l’acid house, passant parfois d’un tempo à l’autre sur le même disque. Sur quel genre préfères-tu aujourd’hui te concentrer ?

J’ai choisi de ne pas choisir et de me laisser la possibilité de rester ouvert et flexible, pour ne pas brider ma créativité. Si tu te limites à une seule approche, cela devient très vite ennuyeux de produire les mêmes sons encore et encore.

Tu penses avoir évité la répétition depuis 30 ans ?

C’est justement là que les pseudonymes trouvent leur utilité. Ils m’apportent une souplesse qui permet de faire à peu près n’importe quoi. Le nom Gherkin Jerks, très abstrait, est par exemple tout indiqué pour des productions abstraites. Tout simplement.

Tu as déménagé à Memphis au milieu des années 90. Ce n’était pas trop difficile de s’éloigner de ta ville natale et de sa scène musicale ?

(rires) C’était difficile, mais nécessaire. Je ressentais le besoin de m’éloigner. Pour rester créatif, tu as besoin d’espace. Mais avoir toujours quelqu’un qui sonne à ta porte était une distraction qui commençait à devenir un réel problème. Et je devenais claustrophobe, je ne supportais plus la foule ni la vie dans une grande ville, où rien ne s’arrête jamais. J’avais besoin d’espace, pour respirer, pour réfléchir, pour ralentir.

L’an dernier, tu as ressuscité Mr Fingers après dix ans d’absence avec le Outer Acid EP. Peut-on espérer une suite ?

L’idée était de publier un deuxième EP tout de suite après, mais j’ai commencé à tourner avec mon live. Cela a ralenti tout le process. Quand je suis loin, je ne peux pas enregistrer, le travail de production se faisant toujours dans mon studio de Memphis, mon QG. Chaque activité prend du temps, aux dépens de l’autre, et il faut parvenir à maintenir un équilibre entre les tournées, les DJ-sets et la production…

Maintenant que les musiciens gagnent uniquement leur vie avec les lives ou les DJ-sets, comment concilies-tu le temps de studio et les performances, toi qui n’aimes pas particulièrement tourner ?

En me produisant le moins possible. Je fais très attention à maintenir un équilibre entre le temps passé sur la route et ma vie “normale”. Pour être honnête, je me sentirais mieux si les gens venaient pour une autre tête d’affiche que moi. Je pourrais me mêler à la foule et être comme tout le monde.

Tu n’aimes pas être au centre de l’attention ?

Je suis une personne normale qui a la chance d’être un musicien. Ce qui n’implique pas de vouloir être célèbre. Cela ne m’attire pas. Je préfère rester maître de ma vie privée.

Tu réalises que tu as participé à une révolution musicale ?

J’ai été là au bon moment. Dans l’excitation du moment, personne n’a pensé révolutionner quoi que ce soit. Ça s’est juste passé en bas de chez nous. Et nous n’avions pas vraiment le choix, si nous voulions que notre voix soit entendue, il fallait se lancer. J’ai été dans des groupes pendant des années, à enregistrer des démos qu’on envoyait en vain aux maisons de disques. Personne n’écoutait ces cassettes. C’était une réalité que nous avions intégrée. Nous avons donc investi notre propre argent, pour sortir notre musique, lancer nos labels, au lieu d’attendre que quelqu’un comprenne ce que nous faisions à Chicago, cette musique électronique si différente de ce qui existait à l’époque. J’ai moi-même créé mon label Alleviated pour publier mon premier maxi, « Mystery Of Love », en 1985.

Ce n’est pas frustrant que la house soit plus populaire en Europe que dans ton pays natal ?

La dance culture a toujours eu son lot de problèmes aux États-Unis. Tu te souviens de Disco Sucks, quand on brûlait les disques disco ? Il suffit d’avoir cet incident en tête pour comprendre l’attitude américaine envers la dance music. Les Américains ne comprennent pas cette culture. À l’époque du disco, quand il générait beaucoup d’argent, tout le monde comprenait les revenus et le langage du dollar, mais pas le style musical. Cela a été la même chose avec le hip-hop. Personne ne s’y intéressait, on prédisait sa disparition, mais dès que les bénéfices ont commencé à tomber, les Cassandre ont fait volte-face. La house music a connu son heure de gloire, nous commencions à grimper dans les charts, côtoyant des artistes comme Janet Jackson, et je pense que cela n’a pas été bien perçu que des gamins qui enregistraient dans leur chambre vendent aussi bien que des superstars qui avaient bénéficié d’énormes investissements. Petit à petit, les mixes house ont disparu des radios, et de fil en aiguille, la house est retournée à l’underground où elle avait commencé à éclore.

Comment as-tu vécu ces 30 années au sein de la scène house ?

Certains jours ont été meilleurs que d’autres. Il y a eu parfois une dose de frustration, car musicien reste une occupation à part, mais ce fut globalement bon.

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