Louisahhh, le cri techno

Du New Order et de la tech­no en fond sonore, le tout dans une grand loft haut de pla­fond mais presque dénué de meubles : on est passé chez Louisah­hh, une des pro­duc­tri­ces les plus con­tra­dic­toires de notre bac “la vache qu’est-ce qu’on aime ces tracks”. Car oui, elle est pleine de con­tra­dic­tion Louisah­hh, tou­jours habil­lée de noir mais ultra pos­i­tive, Améri­caine mais vivant à Paris, dénichée chez Bro­mance mais volant aujour­d’hui de ses pro­pres ailes loin du hip-hop de Brodin­s­ki. Louisah­hh reste en effet farouche­ment accrochée à sa tech­no par­lée, noire, aux accents punk. La preuve avec Listen/Hurry, un tout nou­v­el EP copro­duit par Mael­strom, sor­ti ven­dre­di sur RAAR, le label qu’ils ont lancé tous les deux pour héberg­er leurs expéri­men­ta­tions dark. Elle y pose sa voix, exhor­tant l’au­di­teur à pren­dre le temps d’é­couter et de laiss­er “Dieu” (ou le des­tin) tra­vailler. Dans la vraie vie Louisah­hh crie, beau­coup. Quand elle dit son nom (quoique récem­ment délesté de ses trois points d’ex­cla­ma­tion), celui de son label RAAR (qu’elle prononce comme un rugisse­ment de lionne), ou par­fois au beau milieu d’une phrase (quand elle par­le d’elle-même, de son côté ex-weirdo qui s’est épanouie en club). Car la tech­no est bien plus qu’une musique pour Louisah­hh : c’est un cri.

On t’a vu avec Ago­ria à Marsa­t­ac, c’é­tait assez fou côté pub­lic… Ça don­nait quoi depuis la scène ? 

C’é­tait la sec­onde fois qu’on jouait ensem­ble avec Sébastien. On l’avait déjà fait au fes­ti­val Panora­mas, la salle était bien plus grande. A Marsa­t­ac c’é­tait plus intime et nous nous con­nais­sions un peu mieux, on s’est peut-être plus amusé. J’aime beau­coup jouer avec lui, il est sen­si­ble, il con­naît sa musique et est très à l’é­coute. Quant au pub­lic… J’ai eu l’im­pres­sion que tout le monde s’est pris une mon­tée d’ec­sta­sy pen­dant le set, à peu près une heure après qu’on ait com­mencé, c’é­tait com­plète­ment fou. Tant mieux pour nous ! (rires)

Vous étiez aus­si les pre­miers qu’on ait vu ce week-end là danser, vis­i­ble­ment pren­dre du plaisir… 

C’est vrai que pas mal de DJs ont eu l’air d’être un peu décon­nec­tés, mais j’é­tais quand même hyper con­tente de faire par­tie de ce line-up : j’ai joué entre Richie Hawtin et Mar­cel Dettmann, qui sont comme des héros pour moi. C’é­tait un privilège…

Il y aura d’autres Louisah­hh B2B Agoria ? 

Oui j’e­spère (en français dans le texte, ndr.). On s’en­tend bien et c’est mar­rant de tra­vailler avec lui. Je pense que si tu as l’op­por­tu­nité d’in­viter des DJs à jouer avec toi – comme ce que fait Sébastien avec sa série Ago­ria invites -, il faut vrai­ment le faire : tu apprends beau­coup et ça te fait devenir un meilleur DJ.

Ago­ria nous a con­fié sur Tsu­gi Radio que vous n’aviez pas pré­paré votre set. Toute seule, tu ne pré­pares rien non plus ? 

Ça dépend ! Je pré­pare par exem­ple quand je fais un show à la radio. J’ai eu une rési­dence à la BBC, et avant j’avais une émis­sion pour Tsu­gi Radio, où c’é­tait moins “dance music”, ça me per­me­t­tait de pass­er des titres que je ne pou­vais pas utilis­er ailleurs. Sur la BBC, il fal­lait que je fasse danser, alors je pré­parais des mix­es béton. Une Boil­er Room aus­si, ça se pré­pare. Mais sinon j’es­saye de m’adapter à l’en­droit où je mixe. Aux Etats-Unis par exem­ple, les gens veu­lent être beau­coup plus diver­tis, je joue des sets plus tapageurs, tan­dis qu’i­ci les gens font plus con­fi­ance, et veu­lent vivre une expéri­ence avec toi. Il faut être encore plus à l’é­coute car tout ne tient pas dans la pyrotech­nie et le grand spec­ta­cle comme aux Etats-Unis. Mais j’ai au cas où tou­jours un track dans ma poche pour leur dire “lis­ten to that !”.

Belle tran­si­tion ! “Lis­ten” est un titre de ton dernier EP avec Mael­strom, sor­ti ven­dre­di. Et ce “Lis­ten” sonne plus comme un ordre que comme une invi­ta­tion… Tout nous en dit plus ? 

On a tout pré­paré live, en une ses­sion de trois jours, Mael­strom, notre ami Nico qui jouait de la gui­tare et moi-même… Comme pour un groupe clas­sique, ce qui est une expéri­ence nou­velle pour moi. Les vocaux sur “Lis­ten” ont été enreg­istrés en une prise, de manière hyper spon­tanée. En fait, j’ai com­mencé l’an­née dernière un jour­nal intime dans lequel j’écris tous les jours. Le texte de “Lis­ten” est tiré de ce jour­nal, c’est comme un dia­logue entre moi et… Mon intu­ition je dirais. “Ecoute. Attends.” Ce sont des choses dif­fi­ciles à respecter, et c’est bizarre de dire ça dans un club, mais un peu c’est le con­cept de RAAR, notre label avec Mael­strom. On ne cherche pas à pro­duire des hits pour les clubs, mais à trans­met­tre un message.

Tu as déjà testé “Lis­ten” en club ? 

Je le joue depuis le mois de juil­let, il a eu une quin­zaine de ver­sions dif­férentes. J’es­saye de le caler en fin de set car ce serait un peu bizarre d’an­non­cer tout ça dès le début ; je les amadoue un peu avant ! Ça a plutôt bien fonc­tion­né, générale­ment c’est un des meilleurs moments du set.

Louisah­hh à Rome, en jan­vi­er 2016. Crédit : Fabio Germinario

Tu écris des textes sur ce fameux car­net, ça te brancherait d’en faire des chan­sons, comme en pop music ? 

Oui, bien sûr ! Je suis en train de tra­vailler sur un EP solo, plus pop et acces­si­ble, avec des mélodies, une struc­ture… Je ne fais pas que crier des trucs sur des beats ! (rires) C’est cool, j’aime bien avec un espace dif­férent pour chaque pro­jet, entre RAAR, les EPs com­muns avec Mael­strom, ces futures sor­ties solo plus pop… Je n’ai pas à faire de com­pro­mis, je peux faire des trucs très durs et punk d’un côté, et des titres plus doux ailleurs.

Il sor­ti­rait sur Bro­mance (le label de Brodin­s­ki dans lequel Louisah­hh a com­mencé, ndr) ?

Je ne sais pas… Bro­mance est plutôt un label rap main­tenant. Je sais que je ferai tou­jours par­tie de cette famille, et je leur dois beau­coup, ils m’ont aidé à grandir en tant qu’artiste. Mais pour le bien de cet EP il vaut mieux qu’il ne soit pas affil­ié à un label de rap, d’au­tant que les puristes de la tech­no ne pren­nent pas Bro­mance sérieuse­ment — ce qui est très frus­trant. Je ne vais pas bouger la ligne direc­trice que prend Bro­mance depuis quelques temps pour pou­voir y faire ren­tr­er mes sons, plus som­bres et durs. Donc il va fal­loir que je trou­ve à cet EP une mai­son plus appro­priée. On verra !

Ça t’a fait quoi quand Brodin­s­ki a sor­ti son pre­mier album Bra­va, beau­coup plus hip-hop que prévu ? 

J’aime beau­coup Bra­va, il est hyper bien pro­duit, sa dernière mix­tape aus­si… C’est telle­ment courageux de savoir que le pub­lic veut quelque chose mais de ne pas lui servir, car ce n’est plus là où tu veux aller. C’é­tait un chal­lenge, les gens attendaient de la tech­no à la française. Rien à voir avec de l’é­goïsme. Cette intégrité et cette créa­tiv­ité font que Brodin­s­ki est pour moi un superbe artiste et un très bon boss.

Garder votre intégrité et ne pas servir aux gens ce qu’ils veu­lent, c’est aus­si le con­cept de RAAR, qui ne verse pas vrai­ment dans l’easy-listening… 

Il y a déjà bien assez d’easy lis­ten­ing, ce n’est pas ce qu’on voulait sur RAAR. On cherche plutôt la con­fronta­tion, l’ex­péri­men­ta­tion. J’aime beau­coup la pop, ce n’est pas le prob­lème, je trou­ve ça incroy­able de savoir sculpter une chan­son pour qu’elle soit par­faite, qu’elle marche auprès de plein de gens… Comme Sia par exem­ple, elle m’im­pres­sionne beau­coup. Et dans la même veine, Lemon­ade de Bey­on­cé. Je n’ai jamais été une grande fan de Bey­on­cé, je trou­vais ça cool mais sans plus. Et puis il y a eu Lemon­ade : je l’ai regardé trois fois dans la même journée ! Sa vision est telle­ment com­plète, elle réus­sit à garder l’ef­fi­cac­ité pop tout en ayant une vraie vision de son pro­jet… Elle est vrai­ment au dessus. C’est cool d’être une pop star telle­ment impor­tante que tu peux faire absol­u­ment ce que tu veux, c’est le but – je serais peut-être un peu plus sub­ver­sive, mais bon…

Entre Prince et Bowie, 2016 était une année de pertes pour la musique. Il s’agis­sait d’artistes pop qui ont été capa­bles de défon­cer les spec­tres tra­di­tion­nels de race, d’ori­en­ta­tion sex­uelle ou de genre. Des aliens qui ont réus­si à par­ler à tant de gens… C’est ça la pop. Mais la pop d’au­jour­d’hui est assez étrange, tout le monde essaye de bien s’é­ti­queter pour que les gens savent à quoi s’at­ten­dre et achè­tent. Met­tre la musique dans des cas­es n’est pas une façon de faire artis­tique, c’est du mar­ket­ing. Mais ça passera je pense. De toute façon, dès qu’il y a de l’in­sta­bil­ité poli­tique et des prob­lèmes économiques, ça se ressent pos­i­tive­ment dans l’art, donc il y aura sûre­ment bien­tôt de belles choses à décou­vrir en pop. C’est déjà ça ! (rires)

Tu ne veux pas éti­queter ta musique, mais tu par­les sou­vent de punk pour évo­quer RAAR… 

Le slo­gan de RAAR est “de la tech­no pour les punk, du punk pour les tech­no heads”. Ça ras­sure les gens que d’avoir quelques repères tout de même, mais n’ou­blions pas que la tech­no comme le punk sont plus que des gen­res musi­caux, ce sont des sous-cultures. L’idée n’est pas d’aller en club et être sexy et danser. Non, c’est d’aller quelque part pour trou­ver ta tribu car tu ne pour­ras pas les trou­ver ailleurs. C’est cool de regarder une pièce et voir plein de jeunes gens beaux, mais c’est plus exci­tant d’en voir per­dre le con­trôle car c’est le seul endroit où ils peu­vent le faire. C’est ce qui m’est arrivée. Je me suis tou­jours sen­tie bizarre, et trou­ver une bande dans cette sous-culture quand j’ai com­mencé à sor­tir et mix­er m’a sauvé la vie.

“Let The Beat Con­trol Your Body”, la toute pre­mière sor­tie Bro­mance (2011)

Rien à voir, mais il n’y a plus de points d’ex­cla­ma­tion à la fin de ton nom ? 

Oui, je les ai enlevés… Peut-être que je le regrette un peu. Mais je devais tou­jours être en dernier sur les line-up de fly­ers ou sinon j’avais l’air com­plète­ment folle à hurler comme ça au milieu de la pro­gram­ma­tion. Et puis je suis une adulte. Je n’ai plus besoin de crier. Je peux dire les choses, être enten­due. Ils me man­quent tout de même un petit peu, ils me don­naient du courage. J’ai quand même gardé les trois H pour tou­jours dire “Louisaaaaaaaaaaaaaah”. (rires)

Revenons sur RAAR. Com­ment ça a été pris chez Bro­mance quand vous avez lancé ce label avec Mael­strom ? Ça fait un peu “contre-soirée dans la cuisine”… 

On a demandé à Savoir Faire (le man­age­ment qui a aidé à créer Bro­mance) s’ils pou­vaient nous don­ner des sous pour que l’on puisse lancer notre pro­pre label, car il était clair que Bro­mance se dirigeait vers des sphères un peu plus com­mer­ciales – ce qui est génial car ils le font super bien tout en gar­dant leur intégrité. Mais avant RAAR Mael­strom et moi con­tinuions à pro­pos­er des morceaux un peu trop bizarres et on nous répondait “c’est super, mais ce n’est pas pour Bro­mance”. Savoir Faire voulait bien nous aider, mais n’avait pas d’ar­gent pour notre “art project”… Ce qui est nor­mal en fait, RAAR n’est pas là pour faire des sous. Mais à chaque fois qu’on s’est pris un mur pour ce pro­jet, on a eu l’op­por­tu­nité de se rap­procher un peu plus de ce qu’on voulait faire. Savoir Faire a dit non, on a donc investi notre pro­pre argent, ce qui nous a lais­sé notre lib­erté, on n’a pas de patron, on n’a pas de boss. (Elle crie) NO BOSS, NO MASTERS, RAAR ! (rires) Aus­si, Vinyl Fac­to­ry avec qui on tra­vail­lait a décidé d’ar­rêter car on ne vendait pas assez… Ce qui nous a don­né l’op­por­tu­nité de boss­er avec Kom­pakt ! Une porte qui se ferme, c’est une fenêtre qui s’ou­vre. Toutes ces expéri­ences m’ont don­né con­fi­ance en l’u­nivers, tu vois ? Si tu n’as pas ce que tu veux ne t’in­quiète pas, si tu per­sévères tu vas finir par avoir mieux que ce dont tu avais besoin.

Cet EP, un pro­jet solo… Tu as autre chose dans les cartons ? 

Je tra­vaille sur un pro­jet qu’on appelle (pour l’in­stant, ça va sûre­ment chang­er) Technopo­em. J’ai envoyé des poèmes que j’ai écris à dif­férents pro­duc­teurs, comme le ferait un rappeur. Et les pro­duc­teurs m’ont ren­voyé les tracks – par­fois ça mar­chait dans l’autre sens, mais quoiqu’il en soit c’est col­lab­o­ratif. Tous les poèmes sont liés les uns aux autres, par­lent de cette folle année et sont très per­son­nels. J’aimerais faire un film avec ces poèmes-mixtape, comme un clip de 45 min­utes. Évidem­ment ce n’est pas pour tout de suite ! Mais c’est impor­tant pour moi de trans­former les choses néga­tives, quelque soit le trau­ma­tisme, en quelque chose d’artistique.

En tant que femme DJ, on te par­le sou­vent de la place des femmes dans ce milieu, de fémin­isme… Tu en as marre ? 

Ça dépend de la ques­tion. On n’a pas encore fait assez de chemin sur le sujet pour que je puisse répon­dre que j’en ai marre d’en par­ler, c’est trop impor­tant. Mais je suis chanceuse : mon sexe ne me dessert pas du tout, au con­traire ! Je ne suis pas sûre que j’au­rais eu autant de suc­cès si j’avais été un homme, mon genre me rend “spé­ciale”. Bon, je suis tou­jours payée moins que les hommes, mais je suis plus sou­vent bookée, alors ça va (rires). Plus sérieuse­ment, c’est impor­tant de tra­vailler là-dessus pour toutes celles et ceux qui sont dis­crim­inés et/ou ne s’af­fil­ient pas à un genre par­ti­c­uli­er et ne sont pas accep­tés. Par con­tre, j’en ai vrai­ment marre de la ques­tion “pourquoi il n’y a pas d’é­gal­ité ?”, c’est une ques­tion stu­pide : demande au bookeur, au man­ag­er ou au label, je n’ai pas la réponse et le prob­lème ne vient pas de moi ! Je préfère tra­vailler sur ma posi­tion de femme par­mi d’autres femmes. Je m’ex­plique : c’é­tait ma mère qui avait une car­rière quand j’é­tais petite, elle me don­nait Pat­ti Smith et Jeanne d’Arc comme mod­èle. Tout le monde n’a pas ça. Essayons de se ser­rer les coudes et d’être de bons mod­èles de femmes libres et fortes plutôt que de se cri­ti­quer les unes les autres. Don’t be bitch­es ladies.