Cinq ans après un premier voyage salvateur à New York, New Order se dit qu’une nouvelle expédition loin de ses terres mancuniennes pourrait être bénéfique à son nouvel album. En avril 1988, c’est décidé : le groupe s’envole à Ibiza dans l’idée d’y enregistrer Technique. Forcément, la suite ressemble moins à un travail de laborantins enfermés en studio qu’à un long trip filmé par Danny Boyle.
Par Maxime Delcourt
Dans les notes de la réédition de Technique, en 2008, Peter Hook ne fait pas dans la demi-mesure : Technique, selon lui, n’est pas « un disque de dance music ibizienne« . À chacun, finalement, de se faire sa propre idée. Il convient juste d’avoir deux éléments en tête avant de prendre position. Premièrement : quiconque a lu ses différents ouvrages (disponibles aux éditions Le Mot et le Reste) sait que le bassiste ne partage que rarement la même vision que ses partenaires de jeu.
Deuxièmement : il n’a jamais caché se sentir plus proche d’une rythmique post-punk que des beats électroniques vers lesquels se tourne New Order depuis ce séjour à New York, où les nuits ont pour décors la Danceteria, le Paradise Garage ou le Fun House. C’était en 1983, lors de soirées où Bernard Sumner aimait regarder les gens en se répétant continuellement, avec un soupçon de jalousie : « Ce serait chouette s’ils dansaient sur notre musique.«
1988, année extatique
Dans la foulée, New Order fait mieux que rompre avec l’imagerie morbide de Joy Division : il se fait l’écho d’une époque bénie, le début des années 1980, ce moment où New York et l’Europe favorisent les échanges sans arrêt à la douane. En un laps de temps très court, le monde voit alors Afrika Bambaataa sampler Kraftwerk ou The Clash jouer avec Futura 2000.
De son côté, la formation britannique entretient l’intensité de ces dialogues féconds avec au moins deux tubes : « Blue Monday » et « Confusion« , dont le clip est justement tourné au Fun House. À partir de là, les Mancuniens semblent jurer fidélité aux mélodies dotées d’un BPM élevé. Il y a Low-Life (1985) et ses morceaux pensés à l’aide des samplers et des boîtes à rythmes. Il y a Brotherhood (1986) et ses deux faces ; l’une électrique, l’autre électronique.
Quant à leur manager, Rob Gretton, il est celui qui convainc le grand manitou de Factory Records, Tony Wilson, de laisser tomber les concerts à l’Haçienda, trop coûteux, pour mettre à l’honneur les DJ, convaincu qu’ils sont « le prochain truc à la mode, les prochaines superstars ; on devrait en prendre soin« . Manchester est désormais aux avant-postes de la dance music.
C’est l’époque de l’acid house, du second Summer Of Love et des groupes de rock locaux qui se glissent un ecsta sous la langue avant d’empoigner leurs instruments. Pendant que Peter Hook livre une bataille contre la précision métronomique des séquenceurs, Bernard Sumner, Stephen Morris et Gillian Gilbert se passionnent pour ce son hédoniste venu depuis une petite île des Baléares. Ils ne sont pas les seuls. En Angleterre, Paul Oakenfold entend lui aussi amener ce fameux « balearic beat » au sein des meilleurs clubs que compte le Royaume-Uni.
Pour les quatre comparses, il s’agit plutôt d’aller enregistrer leur cinquième album sur place, à Ibiza, dans l’un de ces fameux studios ouverts 24h/24h : Estudios Mediterráneo. Un lieu infesté d’asticots, avec des murs recouverts de moquette verte dans laquelle les mouches font leur nid. Il y avait bel et bien la possibilité d’enregistrer dans le studio cosy et paisible de Peter Gabriel à Bath. Cependant, il n’avait pas de piscine. Ni même un dealer posté au coin de la rue.
Rêves de glandeurs
Alors que les membres de New Order collaborent toujours plus avec d’autres artistes signés chez Factory, ou relativement proches de la scène mancunienne, cette virée au soleil ressemble davantage au dernier sursaut d’un groupe à bout de souffle qu’à une retraite spirituelle en quête de rigueur et de sérénité. Pendant quatre mois, le quatuor enchaîne les fêtes, s’autorise tous les excès, et avance finalement assez peu. D’autant plus que les Happy Mondays sont également du voyage, et que Bez n’est pas du tout du genre à tourner le dos à un bon trip. Les soirées à l’Amnesia, au Pacha ou au Ku sont une aubaine.
Un prétexte à la débauche qui, comme souvent, amène son lot de problèmes — des voitures détruites, notamment. Seul Stephen Morris, qui déteste le soleil, a la bonne idée de mettre les pieds au studio. C’est du moins ce qu’a affirmé Bernard Sumner lors d’une convention, heureux de se remémorer cette époque où Peter Hook et lui passaient le plus clair de leur temps au bord de la piscine. « Stephen créait toutes ces pistes, nous demandait d’aller les écouter et nous lui disions : « Nos cocktails viennent d’arriver, nous les écouterons plus tard. » Puis nous les écoutions, disions que le charley n’était pas bon ou quelque chose comme ça et retournions prendre un bain de soleil. »
Bernard Sumner, Stephen Morris et Gillian Gilbert se passionnent pour ce son hédoniste venu depuis une petite île des Baléares. Ils ne sont pas les seuls.
Dans les notes de l’album, Gillian Gilbert raconte peu ou prou la même histoire : « Nous avions Mike (Johnson, ingénieur du son, ndr) avec nous, donc il y avait toujours quelqu’un qui faisait quelque chose, mais c’était le début d’une période où nous n’étions pas ensemble en même temps dans le studio. C’était du genre : » Oh, tu fais ta batterie aujourd’hui, et je ferai le chant ce soir… » Les chansons étaient en quelque sorte là, mais il manquait de grosses parties. On laissait des blocs et on disait : « Tu peux compléter ça ? » ».
D’après les principaux concernés, seulement 20% de l’album aurait été enregistré à Ibiza. Il y a la démo de « Fine Time », mise en son en rentrant d’une soirée à l’Amnesia, les premières ébauches de « Mr Disco » et « All The Way », ou encore la quasi-totalité des parties de batterie. C’est peu. Trop peu. Surtout vu l’argent investi par Factory.
Alors, histoire de couper court aux « vacances les plus chères que New Order ait jamais eues», dixit Tony Wilson, les représentants du label se rendent sur place. Ah ça, c’est sûr, le groupe s’est bien imprégné de l’ambiance locale. À force de traîner en club chaque soir, ce dernier aimerait surtout en reproduire les multiples nuances dans des morceaux capables de refléter la schizophrénie de ces nuits où les DJ enchaînent de l’acid house et des hymnes balearic avec des tubes populaires – Queen, Art Of Noise, Sade, ce genre de choses. Mais pour ça, le mieux est encore de rentrer en Angleterre.
Dernier tour de piste
Seize semaines de fête, c’est déjà pas mal. Il est temps de finaliser l’album là où tout aurait pu commencer, aux Real World Studios de Peter Gabriel. C’est là, entre deux virées au Spectrum, connu pour être le premier club à diffuser de l’acid house à Londres, que les quatre musiciens consolident ce qu’ils estiment être l’esprit d’Ibiza. Technique ne dure que quarante minutes.
C’est évidemment trop court pour restituer la profondeur d’un de leur trip. D’autant que « Love Less », « Run » ou « Guilty Partner » s’appuient sur des structures post-punk. Reste que, de « Fine Time » — nommé « The Balearic One » lors des sessions originales — à « Mr Disco » en passant par le groove insubmersible de « Vanishing Point », New Order donne ici une idée assez précise de ce qui se joue alors sur l’île blanche : « » Dream Attack » me rappelle le retour d’un club à Ibiza plus que n’importe quelle autre musique que j’ai écoutée là-bas », confiait Stephen Morris à The Fader.
Traduction : ce qu’ils tiennent là, ce n’est pas juste un album-souvenir de vacances, c’est une plongée au cœur d’un lieu où la dance music semble pouvoir vivre d’amour et d’hédonisme — un sentiment naïf, certes, mais quand on recherche l’extase, il est triste de rester fidèle à la raison.
Seulement 20% de l’album aurait été enregistré à Ibiza. C’est peu. Trop peu. Alors, histoire de couper court aux « vacances les plus chères que New Order ait jamais eues», dixit Tony Wilson, les représentants du label se rendent sur place.
Avec Technique, il ne s’agit plus d’envisager l’acid house selon des préceptes établis à Manchester, dans des morceaux froids et robotiques, ni même d’être économe dans les arrangements. Ce qui compte, c’est ce mélange addictif de joliesse et de chants distants, de percussions intenses et de beats suffisamment suaves pour filer un coup de chaud à l’Angleterre.
» Round & Round » en est probablement la plus brillante des illustrations, avec ce rythme frénétique, cette ligne synthétique enthousiaste, ces remixes de Kevin Saunderson et ces paroles qui, derrière leur apparente allégresse, sous-entendent l’état déplorable des relations entre New Order et Tony Wilson. À moins que celles-ci ne soient adressées à l’ex-femme de Bernard Sumner, alors en plein divorce : « Tu penses que je suis fou, mais que puis-je faire?/Tu perds ton temps, comme mon argent/Ce n’est pas si drôle, mais c’est la vérité.«
Lors de ces sept dernières semaines passées à la campagne, chez Peter Gabriel, personne ne le sait peut-être encore, mais New Order signe là son dernier album pour Factory. La fin d’une aventure, le début d’une autre. Sorti le 29 janvier 1989, Technique devance de quelques mois le premier album des Stone Roses, le foisonnant Ninety de 808 State ou l’immense Screamadelica de Primal Scream.
C’est un disque précurseur, le bonbon euphorisant des nuits de Madchester en même temps qu’une œuvre assez universelle pour se hisser au sommet des charts britanniques — une première pour New Order — et se répandre jusque dans les clubs d’Ibiza. Là où personne ne connaît le blues du lundi.
Par Maxime Delcourt