The Man-Machine” de Kraftwerk fête ses 40 ans : retour sur un album de légende

Et l’homme-machine fut. Après avoir réussi avec Trans-Europe Express à faire exis­ter de nou­veau le con­cept de cul­ture européenne et musi­cale­ment à faire émerger des struc­tures répétitives que l’on retrou­vera plus tard dans l’électro et la tech­no, The Man-Machine va ouvrir la voie à toute la pop chantée électronique. Pour le meilleur et pour le pire, Kraftwerk va enfan­ter une génération de musi­ciens ravie de voir qu’après avoir dansé avec l’électronique, on pou­vait aus­si chanter dessus. Plus impor­tant encore, The Man-Machine est la concrétisation ultime du con­cept de Kraftwerk. Il suf­fit de reli­er par l’électricité le cou­ple humains/machines, pour for­mer alors une seule entité, un grand tout qui inclut jusqu’au pub­lic des con­certs. La machine est homme, l’homme est machine. Le con­cept n’a jamais été aus­si loin.

LA MACHINE, FUTURE MATRIX

The Man-Machine intro­duit pour la première fois les robots, ces auto­mates à leur image qui les accom­pa­g­nent encore en 2014. “We’re func­tion­ing automatic/ And we are danc­ing mechanic/ We are the robots/ We are pro­grammes just to do/Anything you want us to.” Comme tou­jours avec Hütter, ces paroles a pri­ori sim­ples et répétitives, qui sont des éléments musi­caux au même titre que les notes ou les rythmes, sont beau­coup plus pro­fondes qu’énoncées. “The Robots” est un man­i­feste, situ­ant la posi­tion des qua­tre humains dans la machine, “The Matrix” dira-t-on plus tard. Au-delà de la définition de “robot” (dis­posi­tif alliant mécanique, électronique et infor­ma­tique qui accom­plit des tâches répétitives ou pénibles mieux que les humains), le groupe se réfère aus­si à l’étymologie même du mot, apparu en 1920 sous la plume de l’écrivain Karel Capek. En tchèque, “rob­o­ta” sig­ni­fie tra­vail forcé, en slo­vaque, un “robot­nik” est un tra­vailleur. Le robot ver­sion 1978 est un tra­vailleur au ser­vice de l’homme, qui ne peut lui nuire (selon les lois de la robo­t­ique définies par Isaac Asi­mov), ni le rem­plac­er. Tout le sens que Hütter et Schnei­der don­nent à Kraftwerk est dans ces deux mots: robot et homme-machine.

Musi­cale­ment, The Man-Machine oscille entre le très bon et l’excellent, et mal­gré les lim­i­ta­tions tech­nologiques de l’époque, n’a pas pris une ride. Précis, pointilleux sur les détails sonores, Kraftwerk en a fait une œuvre aus­si révolutionnaire que sa pochette géométrique (inspirée du con­struc­tiviste russe El Lis­sitzky) où ils appa­rais­sent en chemise rouge, cra­vate noire, lèvres passées au rouge cerise. Ils posent comme des ver­sions humaines de leurs man­nequins. Mis côte à côte, on ne sait plus qui est qui. Mais cette imagerie, aus­si forte soit-elle, ne saurait occul­ter la quasi-perfection de ces six titres et trente-six min­utes de groove robo­t­ique teinté de funk voire par instants de dis­co. Avec ses rythmes plus relevés que par le passé et une maîtrise mélodique totale, The Man-Machine accroche plus immédiatement l’oreille. Bien sûr, le succès com­mer­cial des sin­gles “The Robots” et “The Mod­el” aide énormément le disque à sa sor­tie (le troisième degré de “The Mod­el”, cri­tique à peine voilée du cynisme de la société consumériste, n’empêchera pas le titre de finir pre­mier des charts anglais). Pour la première fois de sa carrière, le quatuor pro­duit un album où la majorité des titres sont des tubes et vont devenir des clas­siques. Mal­gré ses neuf min­utes, “Neon Lights” est un long moment de grâce où l’on ressent les longues heures d’improvisation dans le Kling Klang Stu­dio et l’osmose totale entre les machines et eux. Mou­vant, cristallin par instants, mais aus­si ter­ri­ble­ment prédictif, le morceau est d’une con­struc­tion par­faite, tout en micro‑évolutions, un “Auto­bahn” plus léger. A pri­ori plus anec­do­tique, “Space­lab” nous ren­voie aux premières heures de Kraftwerk et à la Kos­mis­che Musik. Mais cette première référence directe à l’espace – para­dox­al pour un groupe qui explore le futur – est aus­si grande­ment teintée de dis­co. Plus répétitif, “The Man-Machine” est un hymne tout en répétitions où les machines s’assemblent naturelle­ment. Porté par la voix vocodérisée de Hütter, seul respon­s­able des “mots” de Kraftwerk, le titre devient un clas­sique du groupe, comme la définition de sa nature profonde.

ALERTE DISCO-NUCLÉAIRE

En fin de disque, “Metrop­o­lis”, mal­gré ses débuts menaçants façon alerte nucléaire, s’emballe après une longue minute d’introduction glaçante pour se trans­former en un space-disco que n’aurait pas renié Moroder. Allu­sion directe au chef‑d’œuvre de Fritz Lang (dont Moroder, ironie de l’histoire, mas­sacr­era la bande-son de la ressor­tie trag­ique­ment colorisée dans les années 80), “Metrop­o­lis” est une ren­gaine futur­iste où la voix de Hütter, sans aucun effet de vocodeur, répète inlass­able­ment le seul mot “Metrop­o­lis”. Avec lui se clôt un man­i­feste musi­cal proche de l’univers de la science-fiction et une œuvre magis­trale. The Man-Machine a longtemps été l’album préféré des ama­teurs du groupe, avant que Com­put­er World ne devi­enne le favori. Si Com­put­er World sera tourné à 100 % vers le futur, The Man-Machine est le dernier album qui utilise le passé (les visuels con­struc­tivistes, le clin d’œil à Fritz Lang) pour en tir­er une œuvre avant-gardiste acces­si­ble à tous. Le 19 mai 1978, Kraftwerk est devenu un modèle.

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Arti­cle extrait de notre hors-série numéro 9, disponible à la com­mande sur notre bou­tique en ligne

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