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5 août 2020

2010-2019 : petit résumé d’une décennie musicale

par Tsugi

Coup de rétroviseur subjectif sur dix années d’affranchissement du format album et, par conséquence indirecte, du formatage musical.

Article issu du Tsugi hors-série 20, disponible en kiosque et en ligne.
Par Pascal Bertin.

 

Une décennie qui vous a pris David Bowie et vous fait regretter les briquets allumés lors des concerts, désormais remplacés par les loupiottes des smartphones. On pourrait la résumer ainsi, tourner la page, lui reprocher de ne pas avoir offert de révolution à la hauteur du punk, de la house ou du rap. D’avoir imposé l’EDM (Electronic Dance Music) dans les oreilles américaines – Dieu merci, ici ce n’est pas l’Amérique, comme le chantait le Thin White Duke. Mais ce serait faire offense à une profusion d’artistes qui ont encore le mérite de chercher, d’innover, de surprendre, sans prétendre créer la nouvelle machine musicale à courber la banane. À l’inverse, ce sont eux qui ont su s’inventer, voire se réinventer pour le plus grand bonheur des oreilles curieuses.

 

Hégémonie hip-hop

Sans surprise, les années 10 ont été balayées par la puissante lame de fond rap lancée dans la foulée des empires créés par Jay-Z, Eminem ou Pharrell Williams. Kanye West les a rejoints dans ce club bling-bling, figure novatrice et clivante, producteur de génie et rappeur mégalo. Autour de lui, le rap et le R&B nord-américains ont vite plié le game dans un match inégal face au reste de la planète. Kendrick Lamar et The Weeknd ont gagné leurs galons de poids lourds, l’un par ses textes en écho au rap dit “conscient” des années 90, le second par son art d’enquiller les hits en maniant soupe soul et production électro efficace. Entre les deux, l’espace disponible a été largement exploité par Drake, Frank Ocean ou Chance The Rapper. Autant de noms qui ont su baisser la garde pour révéler leurs faiblesses et faire chouiner dans les chaumières.

Les filles ont tout autant brillé dans cette catégorie où Beyoncé et Solange ont gravé quelques classiques, tandis que de nouvelles têtes telles Cardi B, Nicki Minaj ou Lizzo ont pimenté la compétition, rattrapant par leurs frasques et leur notoriété les pop-stars d’aujourd’hui. Un club où nul ne contestera le trône conquis par Lady Gaga, véritable 4×4 de l’entertainment à l’américaine (artiste tout-terrain si vous préférez), capable de jouer la comédie et de roucouler country pour les besoins d’un gros navet lacrymal. Pas loin derrière, Taylor Swift, Katy Perry et Justin Bieber complètent le pop-dium.

 

Pop ado, pop mutante

Loin des paillettes et des limousines, la pop s’est ressourcée en toute simplicité depuis des chambres avant de se répandre comme une traînée de poudre, et on ne parle même pas de drogue. À seulement 17 ans, la Californienne Billie Eilish a publié un premier album réalisé avec son frère qui a fait d’elle un phénomène mondial, sur l’idée d’une pop mélancolique humidifiée des traumas de l’adolescence. Bingo, la chanteuse a été engagée pour interpréter la chanson-titre d’une nouvelle aventure de James Bond attendue à l’automne. Bien qu’elle ne doive son succès qu’à elle-même (et quand même aussi à son entourage), la chanteuse s’est engouffrée sur une voie royale que d’autres avaient débroussaillée et bitumée avant elle. Comme Lorde, autrice-compositrice-interprète et productrice néo-zélandaise, qui a su déclencher l’hystérie de ses ados de fans dès ses 16 ans et un premier album truffé de hits, qui lui a aussi valu le respect d’un public et d’artistes plus matures.

Quant à Lana Del Rey, elle a pris son temps avant de se révéler à la face du monde, le temps de s’inventer un personnage à la hauteur de son imaginaire nourri aux clichés de la culture américaine. À force de boulot et de choix de production judicieux, elle s’est imposée comme l’une des meilleures compositrices du moment, pour qui aime les ballades romantiques et dépressives colorées d’un filtre Instagram sépia. Son succès a ceci de rassurant qu’il démontre qu’en dépit de ses rouages bien huilés, l’industrie musicale peut encore se laisser forcer la main par des objets chantants non identifiés à qui nombre de directeurs artistiques fumant des cigares auraient refusé un contrat.

Comme Orville Peck, chanteur country masqué, sorte de néo- Chris Isaak qui chante son mal-être queer en costume à franges, coiffé d’un Stetson. Parti de Sub Pop, légendaire label grunge, mais recruté au mercato par une major du disque. D’étranges ou différents, certains artistes sont carrément passés au stade de mutants en jouant de leur look, de la chirurgie esthétique, de leur homo ou bisexualité revendiquée et du miroir grossissant du numérique. La productrice vénézuélienne Arca, l’Écossaise SOPHIE, la Londonienne FKA Twigs, autant de personnages intrigants qui utilisent l’outil électronique et leur image pour déranger, provoquer, mais aussi séduire en ce début de siècle tiède où la musique évite tout engagement politique et sociétal.

 

Rock, France, empowerment

Appuyer là où ça fait mal, c’est aussi la seule échappatoire du rock, revenu par une vaguelette dans les années 2000, mais porté disparu depuis. Seuls les Strokes lui ont survécu, optant pour une fluorisation de leur production qui les a vus bosser avec nos Daft Punk et se rapprocher de notre fleuron pop national, Phoenix. Le nouveau rock n’a eu d’autre choix que de se durcir et c’est d’Angleterre qu’ont débarqué les groupes les plus punks dans l’esprit, donc les plus excitants, de Fat White Family à Sleaford Mods.

Et la France dans tout ça ? Ici, ça va, merci. La jeune génération porte la langue française sur des constructions chanson, pop ou électronique, de Christine & The Queens à La Femme en passant par Sébastien Tellier, Clara Luciani, Agar Agar ou Malik Djoudi, qui ont tous réussi à se faire une place dans un paysage dominé par le rap tricolore. Mais s’il fallait se souvenir d’une avancée spectaculaire dont on aimera encore les saisons suivantes, c’est la formidable liberté bricolée des artistes féminines de tous bords, affranchies des règles et des contraintes, qui composent comme des reines en ne sonnant comme personne, et surtout, comme aucun homme. Weyes Blood, Aldous Harding, Yaeji, Holly Herndon, Jenny Hval, Laurel Halo, Katie Gately, Kedr Livanskiy, Cate Le Bon, Deena Abdelwahed, Nilüfer Yanya… Cette décennie était un peu la leur. La prochaine sûrement aussi.

Article issu du Tsugi hors-série 20, disponible en kiosque et en ligne.

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