Hommage au musicien Robert Wyatt et à son album culte Rock Bottom, le film d’animation éponyme de la réalisatrice espagnole Maria Trénor propose une fantastique plongée par le dessin et l’image dans l’histoire dramatique de son auteur, et son étroit rapport avec l’île baléare de Majorque. Un film-narration aux contours aussi sonores que psychédéliques, qui retrace un parcours de vie haut en couleurs et en émotions.
Par Laurent Catala
Le musicien anglais Robert Wyatt est une figure incontournable de la scène rock des années 60/70. Batteur, claviériste et chanteur, il fonde en 1966 le groupe de jazz-rock expérimental Soft Machine, avant de le quitter et de monter son pendant plus accessible, Matching Mole en 1972. Victime d’un grave accident qui le laisse paralysé des jambes en 1973 — il chute du quatrième étage d’un immeuble lors d’une fête donnée à Londres par ses amis du groupe Gong — il réoriente sa carrière musicale vers une préciosité musicale plus pop/folk chantée, émotionnelle et distante, qui ne le quittera plus jusqu’à aujourd’hui et dont le premier album publié en 1974, Rock Bottom, constitue une référence intemporelle de force et de fragilité, dans le sillage de ses paroles sibyllines et de cette voix frêle qui l’incarne.

Dans les faits, Rock Bottom a été en grande partie finalisé à l’hôpital où Robert Wyatt était soigné. Et la plupart des morceaux s’avèrent être une adaptation du matériel prévu à l’origine pour le troisième album de Matching Mole. Mais la réalisatrice Maria trénor a choisi de donner une autre interprétation à sa gestation, en imaginant pour le script de son film d’animation éponyme — à la fois hommage et extrapolation autour de l’album de Robert Wyatt — une connexion naturelle et sensible avec l’île de Majorque.
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Il faut en effet savoir que le destin de musicien et d’artiste de Robert Wyatt a été très tôt lié à cet endroit, qui s’inscrivait pleinement dans le créneau libertaire de la mouvance hippie naissante des îles Baléares des années soixante, qui était loin de se limiter alors à la seule Ibiza (Voir notre dossier sur Ibiza dans Tsugi du mois de juin). « Robert Wyatt a vécu quelques temps à Majorque, vers l’âge de 18 ans quand sa mère a choisi de l’y envoyer après une tentative de suicide », explique Maria Trénor. « La mère de Robert Wyatt était très proche de l’écrivain et poète Robert Graves — d’où le prénom donné à son fils — et ce dernier avait fondé une sorte de communauté dans le village de Deià. C’est là-bas que Robert Wyatt a commencé à jouer de la batterie, au contact de plusieurs musiciens locaux et internationaux de jazz, parmi lesquels le batteur américain George Neidorf. »
La poésie fictionnelle par l’image après la poésie sonore du disque
Pourquoi dès lors, ne pas réécrire l’histoire de la conception de Rock Bottom le disque, en puisant dans les allusions sous-marines de son titre, et dans le mystère poétique et profondément cosmique des textes de ses morceaux, potentiellement liés eux aussi aux expériences de vie hédonistes de Majorque ? C’est le choix esthétique et cinématographique auquel s’attelle Rock Bottom le film, entièrement réalisé en animation, déjà présenté l’an dernier au festival du film d’Annecy et à L’Étrange Festival de Paris, et que le distributeur Potemkine vient de sortir en juin dans les salles françaises.
Car si elle s’inspire pour beaucoup de la romance complexe de Robert Wyatt et de sa future femme, la cinéaste Alfreda Benge, l’histoire du film se veut pleinement fictionnelle. « Le rapport entre Robert Wyatt et Alfreda Benge m’a beaucoup inspiré », précise Maria Trénor. « Une grande partie des morceaux qui vont se retrouver sur Rock Bottom ont ainsi été écrits à Venise, et non pas à Majorque, où Robert Wyatt accompagnait Alfreda sur un tournage. »
La dimension re-créative et récréative du film ne se limite d’ailleurs pas à la seule relation bien réelle entre Robert Wyatt et Alfreda Benge. De nombreux musiciens bien réels eux aussi transparaissent dans l’histoire, parmi lesquels Kevin Ayers de Soft Machine et Daevid Allen de Gong, dont la virée nocturne avec Robert Wyatt offre aux spectateurs l’une des séquences les plus intensément psychédéliques et kaléidoscopiques qui soit jamais passées en images à l’écran.
« Kevin Ayers et Daevid Allen ont aussi passé pas mal de temps à Deià et Majorque », poursuit Maria trénor. « Leur présence dans le film résonne donc de la même manière, comme celui de témoins privilégiés de l’histoire. »
La restitution d’une histoire, d’une époque…et d’une admiration vibrante pour Robert Wyatt
Cette notion de témoins privilégiés est essentielle. Car au-delà des différents protagonistes bien réels que l’on y croise, le film se veut aussi la restitution d’une époque bien particulière, pour Majorque, pour l’Espagne et pour la réalisatrice.
« Il était important pour moi d’évoquer dans le film la mémoire d’un lieu comme Deià, et sa dimension très nouvelle alors de centre culturel informel, réunissant des artistes venus du monde entier », reconnaît Maria Trénor. « Deià a été un lieu très inspirant et libre, en dépit du fait qu’il s’est épanoui dans le contexte espagnol de la dictature de Franco. C’était un peu l’introduction de la culture hippie californienne en Europe, et de ce fait Deià a été l’étape pionnière de cet esprit baléarique qu’a ensuite très vite repris Ibiza. »
Mais bien entendu, la référence majeure du film demeure pour Maria Trénor son admiration absolue pour le génie musical de Robert Wyatt et pour l’album Rock Bottom, qui demeure encore à ce jour « un album inclassable, considéré par la critique comme l’un des plus importants du XXème siècle ».
Le film donne ainsi l’impression de suivre dans son déroulé la tracklist du disque, comme s’il s’agissait d’un double en supervisant le scénario. Pour autant, Robert Wyatt, dont on connaît les graves soucis de santé actuels, a-t-il donné son avis sur le projet ?
« J’ai eu la chance de rencontrer Robert Wyatt et Alfreda Benge an Angleterre lors d’un reportage pour la télévision majorquine », poursuit Maria Trénor. « Il m’avait beaucoup impressionné par son charisme et sa grande humanité. Je lui avais parlé de mon projet d’adaptation de Rock Bottom en film d’animation et il m’avait donné carte blanche. Il a aussi été très généreux concernant les droits d’utilisation de sa musique. Tout cela remonte à plus de dix ans, et nous sommes restés en contact par e-mail depuis. Malheureusement, je n’ai pas pu le revoir, car il y a eu le COVID, puis il a subi des interventions chirurgicales très lourdes qui ont beaucoup fragilisé sa santé. Je lui ai envoyé un DVD du film, mais je n’ai pas eu de retour . Je ne sais pas s’il a pu le voir. »
Un dernier rendez-vous manqué avec le génial compositeur qui renforce à bien des égards le mystère qui continue d’entourer l’œuvre Rock Bottom.
Par Laurent Catala