Skip to main content
20 décembre 2013

À Rio avec les funkieros

par rédaction Tsugi

Ils s’appellent Pit Bull, Pipo’s ou A Coisona. Ce sont les sound-systems qui, partis des favelas, gagnent le coeur de Rio depuis deux ans à l’occasion de la Parada Funk. Au programme : gros culs et murs d’enceintes.

Dimanche 9 décembre 2012. Au petit matin, deux jeunes Brésiliens déposent une lourde enceinte sur la place de Lapa, quartier populaire de Rio. Puis une deuxième. Une troisième. Jusqu’à construire une gigantesque façade d’une trentaine de mètres de long et cinq mètres de haut. Mur du son. Une petite scène est installée devant l’édifice, des kilomètres de câbles usés s’entremêlent et rejoignent d’énormes tables de mixage. Au sommet des enceintes, un panneau lumineux est fixé, affichant fièrement le nom du proprio: Cash Box. La matinée s’achève. Dix sound-systems aussi monstrueux que celui de Cash Box ont été érigés tout autour de la place. Il y a l’équipe Pit Bull juste à côté, celle des Pipo’s un peu plus loin, la Duda’s, la Curtisomrio et puis les historiques Big Mix et A Coisona à l’autre bout du site. Combien d’enceintes en tout? 500? 1000? 2000? Impossible à dire. Plus de quarante DJ’s sont présents, prêts à en découdre derrière leurs machines. Au centre, un public jeune et surexcité s’amasse peu à peu. À midi, un grognement bestial s’échappe du mur d’enceintes de Cash Box. Une basse de mammouth secoue Lapa. C’est le premier morceau de la journée, un classique de MR Catra, la légende locale. La Parada Funk 2012 vient de débuter.

 

La voix des oubliés

C’est la deuxième année que Rio célèbre sa culture funk à ciel ouvert, au coeurmême de la ville. Une révolution au regard de l’histoire tourmentée de cette musique. Au début des années 80, la Miami bass envoie ses BPM jusqu’au Brésil et trouve un écho puissant dans les favelas. Électronique, déviante, sexuelle, elle a tout pour plaire à une jeunesse minée par la violence sociale et en quête d’un bon défouloir. Boîte à rythmes 808 et lyrics pornos: voilà ce qu’attendait Rio. Les sons de Steve B et Tony Garcia tournent en boucle et le “Do Wah Diddy” de 2 Live Crew devient un hymne. Les DJ’s locaux enregistrent leurs propres versions, boostées aux rythmiques cariocas, sur lesquelles les MC’s posent des textes crus et agressifs. Cette nouvellemusique envahit chaqueweek-end les “bailes”, les bals des ghettos. Elle devient la “baile funk” ou le “funk carioca”. En quelques années, le funk dynamite les favelas. Les autorités détestent, les mômes adorent. Rébellion sonique. Chaque favela a son sound-system; chaque sound-sytema ses soldats, les “funkieros”. Les gangs y trouvent la bande-son de leurs vies déglinguées. Les versions les plus violentes sont surnommées le “proibidao”, le “prohibé”, par la police qui surveille étroitement le phénomène. DJ Marlboro est la première star funk, avec MR Catra, parrain du mouvement. Suivent DJ Pitbull, Deize Trigrona, MC Leleco ou les bombes de Gaiola de Popozudas, “la cage aux gros culs”… Dans les années 90, le funk devient un phénomène national, puis international à l’orée des années 2000, grâce à Diplo. Peu à peu, les activistes funkieros parviennent à rendre le genre “acceptable” pour le pays. Jusqu’à imaginer l’impossible: organiser dans le centre de Rio le plus grand baile funk de l’histoire: la Funk Parada. “Notre but est de faire exister cette culture en pleine lumière. C’est la voix des petits, des faibles, des oubliés. Elle doit être écoutée.” Il est 14 h à Lapa. Mateus Aragão observe la place se gorger d’une foule de plus en plus compacte. C’est lui, le grand architecte de l’événement. Créateur du mouvement “Eu amo baile funk” (“J’aime le baile funk”), il a été l’un des premiers à sortir cette musique des favelas pour l’emmener dans les grandes salles de la ville. L’an dernier, il a déplacé des montagnes pour pouvoir organiser la toute première parade: “On a mis des mois à trouver un site. La ville avait peur que le volume abîme les vieux bâtiments ! J’ai fini par leur dire: ‘Écoutez, on va le faire de toute façon.’ Une semaine avant la date prévue, ils ont fini par nous donner un endroit près de Branco Avenue et ça s’est très bien passé. Cette année, je suis très heureux qu’on puisse le faire à Lapa. Ça correspond parfaitement à notre culture.” Lapa et ses fêtes endiablées, ses caïpirinhas assassines, ses clodos toxicos. Il est 15h. Et c’est la guerre. Les DJ’s poussent le son au max, et au-delà. Les murs d’enceintes éructent des décibels furibards. Rester près d’un sound-system est une épreuve physique. Les basses envoient des coups de tronche et maltraitent l’estomac. Au centre de la place, c’est un tabassage sonore. Plus rien d’audible, juste un bruit assourdissant. Un hurlement de vie.

 

“C’est nous, c’est Rio”

D’un coup, une dizaine de voitures “tunées” fendent la foule et se garent les unes contre les autres. Les conducteurs ouvrent les coffres et dévoilent leur cargaison: des baffles énormes encastrées dans le cul des bagnoles. Voici l’Apavoramento Car System, l’un des crews les plus attendus de la journée. Apavoramento signifie “terreur” en portugais. Le boss ici, c’est Joao, alias DJ John Woo. Tchatche facile, tatouages et dent en or sertie d’une tête de mort : le bonhomme déclenche une immédiate sympathie. Une fois les voitures raccordées entre elles, il installe son matos sur une scène attenante et envoie du funk à pleine vitesse, pied au plancher. “On fait ça depuis quelques années, grâce au collectif Les Débauchés, des dingues de mécanique à qui appartiennent les voitures. Ça nous permet de faire des fêtes sauvages un peu partout. Quand la police débarque, on va juste un peu plus loin…” Les carlingues vibrent sous la déferlante et aimantent les danseurs. Joao joue les tubes du moment : “Dans nos autres soirées, on passe différents types de bassmusic, de la house, du dubstep, du dancehall ainsi que nos propres productions. Mais ici, c’est un vrai public de baile, qui vient essentiellement des favelas. Ils veulent du funk pur et c’est ce qu’on leur donne. La Parade, c’est l’événement le plus taré de Rio!” La tendance est aux morceaux chantés par des femmes MC’s, de préférence dotées d’un gros boule. Les paroles sont éminemment sexuelles: “Je veux du sexe, pas de l’amour… Je suis meilleure que ta meuf… Et si tu veux,ma copine peut aussi s’occuper de toi…” Le beat est presque toujours le même: le tamborzão, basé sur un “boum tchack” vocal. La reine du moment s’appelle MC Beyonce, avec son titre “Pensa em mim 24 horas” (“Pense à moi 24 heures par jour”). Minimaliste et dissonant, proche d’une transe samba, ce track électrise les danseurs. Les demoiselles, parfois très jeunes, posent leurs mains au sol et font sauter leur cul au nez des garçons. Ça se frotte, se bouscule, mime des coïts nerveux dans des positions improbables… Un funkiero déchaîné exulte: “C’est nous, c’est Rio! Cette ville est posée sur une plage, on vit à poil tout le temps, faut bien qu’on en profite! On a tant de choses à oublier…”

Sur la scène principale, gérée par les équipes de Mateus, les chanteurs les plus populaires se succèdent : MC Marcinho, MC Sabrina, MC Amaro. Chez Cash Box, un DJ a sorti un instrument subtil : un lance-flammes. Il crache le feu sur chaque basse. Du côté d’A Coisona (“la grande chose”), on ne croise que des mecs aux gueules cabossées. “C’est un collectif historique, explique Mateus. Tu vois là les funkieros originaux. Ils viennent d’une époque où le funk était très lié aux gangs. Ils se retrouvaient sur la piste pour affronter d’autres favelas. Ça finissait toujours en baston.” À chaque morceau, les soldats d’A Coisona se rentrent dedans, hurlent et chantent comme s’ils allaient crever à la fin de la danse. Dans le paysage actuel, A Coisona fait figure de dinosaure. Avec le succès, le funk devient de plus en plus mainstream. Au risque de se perdre? Mateus réfute: “La situation économique s’améliore, les ghettos se pacifient, il est normal que cettemusique suive cette évolution. La drogue et la violence disparaissent peu à peu des favelas, mais le funk, lui, reste! Et restera toujours. Les artistes doivent juste conserver leur créativité.”

 

Torses nus, regards fiévreux

19h, la parade touche à sa fin. 50000 à 70000 personnes sont rassemblées à Lapa. Les esprits sont aussi chauds que les corps. Les cadavres de canettes recouvrent le sol. Quelques danseurs gisent par terre, assommés par la chaleur, la cachaça et les BPM. Les clodos se mêlent à la fête. Des travs apparaissent ici où là. Les sound-systems s’arrêtent les uns après les autres, pour laisser la vedette à la scène principale. Tous, sauf un: les voitures fumantes de Joao restent actives. Les funkieros les plus acharnés convergent vers le stand d’Apavoramento. Torses nus, regards fiévreux. Les filles tentent d’échapper aux mains baladeuses. Les gardes municipaux serrent les phalanges sur leurs matraques, longues comme des épées. C’est trop. Trop de fête, de joie, d’alcool. Une grosse nana envoie une baffe sur la joue d’un gamin un peu trop chaud. Et ça part. Le môme riposte, un autre répond. Mouvement de foule. Ça hurle, ça court, deux groupes s’affrontent, les matraques-épées des gardes municipaux stoppent la mêlée. Pas longtemps. Ça repart un peu plus loin. C’est l’émeute. Un gars se fait tabasser par quinze autres. Joao est catastrophé: “J’espérais que ça n’arriverait pas! C’est pas bon pour notre mouvement. Malheureusement, quand il y a trop d’alcool, ça arrive souvent. Dans n’importe quel pays du monde. C’est juste une bande de petits enculés mal éduqués, rien de plus.” Il est temps de plier bagage. Mais alors que Joao ordonne à ses “débauchés” de ranger les bagnoles, une troisième bagarre éclate. La gardemunicipale ne fait pas dans le détail: charge massive et bombes lacrymogènes. Cette fois, c’est la fin. Au bout de quelques minutes, la musique s’arrête et Lapa retrouve son calme. La jeunesse des favelas se disperse. Mateus est soulagé: “Ça s’est très bien passé malgré quelques petits incidents. Ça va nous donner de la force pour la suite.” Le funk poursuit son ascension. Comme un écho au boom économique brésilien. “Cette musique raconte l’histoire moderne de notre pays. Du gouffre à la lumière. Un jour, les funkieros auront eux aussi leur mot à dire sur la politique du pays. Et ce jour approche.” L’année prochaine, Mateus prévoit d’emmener sa Parade dans le Sambadrome, le site traditionnel du carnaval carioca. Tout un symbole. “Nous avons pris Rio. Maintenant, nous allons prendre le monde!” Boum tchack!

Par Julien Chavanes

LE TOP 5 BAILE FUNK DE DJ JOHN WOO (APAVORAMENTO SOUND-SYSTEM)

MC Nandinho – “Vou te colocar só um pedacinho”
Marcelo Neurose – “Vampiromania”
DJ Comrade – “Nos é rico (Favela trap)”
Zuzuka Poderosa – “Psicodelia”
Bro Safari – “That A$$”

apavoramento.com

LE TOP 5 BAILE FUNK DE MATEUS ARAGÃO (FUNK PARADA)

Danda e Taffarel – “Rap do festival”
MC Marcinho – “Rap do solitário”
Naldo – “Amor de chocolate”
Sapão – “Eu amo baile funk”
Anitta – “Meiga e abusada”

www.facebook.com/rioparadafunk

Visited 21 times, 1 visit(s) today

Leave a Reply