Skip to main content
A Paris le 4 juillet.
24 mai 2016

Anohni : Libérée ! Délivrée !

par rédaction Tsugi

Extrait du numéro 92 de Tsugi (mai 2016)

L’artiste autrefois connue sous le nom d’Antony Hegarty fait table rase du passé avec un nouvel album tout en rage et puissance produit par Hudson Mohawke et Oneohtrix Point Never.

Oubliées les longues complaintes au piano d’Antony & The Johnsons. Anohni, qui fut récemment la première transsexuelle nommée aux Oscars, a changé de nom, mais aussi de voie. Hopelessness est un recueil de chansons électroniques puissantes, portées par les productions de Oneohtrix Point Never et surtout d’Hudson Mohawke, dont on reconnaît à chaque détour le goût pour le chaos organisé, les percussions pétaradantes et les cuivres exaltants. Mais Hopelessness, c’est surtout un brûlot politique et écologique, d’une rare éloquence.

Il paraît que ces dernières années tu racontais à tout le monde que tu en avais marre d’être une diva pleurnicharde…

Mes chansons symphoniques commençaient à m’emmerder, j’en avais marre de toute cette mélancolie. Surtout, je veux participer à la grande conversation autour de l’état du monde, je ne voulais pas me contenter d’une musique pastorale, je voulais sortir les crocs. Mon idée était celle du cheval de Troie, des morceaux pop, accessibles, qui puissent toucher les gens, pour que le contenu politique de mes paroles les atteigne.

Comment la collaboration avec Daniel Lopatin (Oneohtrix Point Never) et Hudson Mohawke est-elle arrivée ?

Daniel et moi partageons le même manager. Il a fait un remix pour moi et m’a demandé de chanter sur un de ses morceaux. On est devenus amis, c’est un mec super. Puis j’ai contacté Hudson pour lui dire que j’adorais sa musique, son côté hymnique, exaltant. Il m’a envoyé sept morceaux pour que j’enregistre des voix sur l’un d’entre eux pour son deuxième album. J’ai enregistré sur les sept, je lui en ai renvoyé un et lui ai dit “je garde les six autres pour moi”. (rires)

Tu avais déjà exploré l’électronique en collaborant avec Hercules & Love Affair. Tu n’as pas pensé à reprendre ce chemin-là ?

Andy (Buttler, leader d’Hercules, ndr) et moi avons longtemps été les meilleurs amis du monde. Quand on a fait ces morceaux, on s’amusait dans l’East Village, ni lui ni moi n’avions eu de succès. Mais c’était son style, sur “Blind” par exemple, je n’ai fait que chanter. Là, je ne voulais pas de house, mais quelque chose d’agressif.

Tu étais un “club kid” de New York, comme lui ?

Les clubs kids, c’était ces gars qui se déguisaient, performaient en club et se faisaient payer en tickets boissons. Moi j’étais plus sérieuse, je faisais du théâtre expérimental, parfois en club, certes.

Tu as gardé une oreille sur la musique électronique depuis ?

Je ne suis pas calée. Mais j’ai grandi dans les années 80 en écoutant de la new wave, de l’électronica, de la techno-pop. Puis je m’en suis désintéressée. Mais au milieu des années 90, j’ai passé beaucoup de temps comme danseuse de club, au Limelight, alors j’entendais forcément beaucoup de choses. Nos soirées étaient très inspirées par Savoy, une boîte de production basée à Manchester à la fin des années 80 et au début des années 90, des disques très punk et disco à la fois, Hi-NRG, qui exploraient les limites de ce qui peut se dire. D’ailleurs les controverses ont poussé la police à fermer leurs locaux. On passait du Divine, The Flirts, etc. Un Américain, Bobby Orlando, produisait tout ça, j’ai essayé pendant des années de le contacter, mais il est trop taré. On passait aussi du Technotronic, du Christian Death, etc.

 

Tu as changé de nom : trouver le nouveau a pris du temps ?

Des années ! Tout le monde me demandait : “Que vas-tu faire avec ton nom ? Tu vas changer pour Tonya ? Antoinette ?” Que des prénoms hideux. (rires) J’étais emmerdée. Anohni est une référence à Kazuo Ohno (danseur japonais à l’origine du Butoh, ndr), ça sonne aussi un peu polynésien, parce que dans certaines cultures polynésiennes, il y a une vraie place réservée aux transsexuelles. Les Fa’afafine désignent aux Samoa et Tonga le troisième sexe. Plus jeune, j’avais étudié la place des transgenres dans les populations indigènes américaines. D’où je venais, on n’accordait aucune dignité aux transgenres. Mais Anohni, c’est aussi un nom que j’utilise depuis très longtemps. Je l’ai écrit sur le mur de ma chambre, je l’ai regardé pendant six mois, tous les jours : “Est-ce que c’est moi ?” Choisir son nom, c’est un rite de passage. Mais c’est aussi le cas dans d’autres cercles, les prêtres par exemple, les nonnes, les guerriers, etc. Ça donne l’impression de prendre sa vie en main, mais je connais des non-transgenres qui le font. C’est quoi ton prénom ?

François.

Tu l’aimes ?

Pas vraiment.

Voilà une opportunité ! Tu es encore jeune, tu peux changer ! C’est juste un peu de paperasse, les Français sont habitués à la paperasse non ? T’as un copain ? Une copine ? Non ? Alors fais-le, personne ne va t’emmerder ! Choisis lettre après lettre, écris-en une que tu aimes sur le mur et visualise la suite.

© Alice O’Malley

Ta conscience écologique, tu te souviens à quelle époque elle est née ?

À quinze ans, en 1986, j’ai lu un article sur le réchauffement climatique, que j’ai précieusement conservé. C’était ma prise de conscience. Ensuite, en 1988 j’étais à l’université à Santa Cruz et on en parlait en cours. L’idée du réchauffement climatique date des années 70, mais vers la fin des années 80, le sujet a commencé à envahir les médias. Et puis il y a eu un contre-mouvement de lobbying, pour répandre de fausses informations. Ce fut pareil avec la cigarette, le lobbying s’est excité quand on a découvert qu’elle était cancérigène. En 1991, ma première comédie musicale se passait dans le futur et parlait d’inondations liées au climat. Depuis l’adolescence, j’identifie la nature comme un être important à protéger. J’ai grandi catholique, une religion qui ne se soucie pas de la nature, mais de la destinée de l’âme, la terre n’est qu’un passage vers l’au-delà. Dès que j’ai compris que je n’en avais rien à foutre de tous ces concepts judéo-chrétiens, j’ai cherché ailleurs. Je traînais avec des gens qui célébraient la nature, des païens qui se mettent en cercle pour prier sur les collines de Californie… (rires)

L’album est divisé en deux : d’un côté tu accuses, de l’autre tu prends ta part de responsabilité.

À la fin des années 80, j’ai suivi des cours sur le sida, où on parlait des trois stades d’une épidémie : le déni, le blâme et la peur. Blâmer les autres est un mécanisme dont il est difficile de s’extirper, c’est un bon moyen de ne pas réfléchir à sa propre responsabilité. Là, je voulais commencer à me servir de moi comme d’un exemple. Est-ce que je peux me tenir brutalement responsable ? Mes intentions sont bonnes, comme tout le monde, je n’ai jamais eu envie de détruire quoi que ce soit. Mais c’est comme si mon corps racontait une autre histoire. Si mon comportement pouvait parler, à chaque fois que je prends l’avion, que je bois un Coca ou que j’utilise l’électricité, il dirait : “Je veux tuer plus d’animaux, je veux faire bouillir la planète.” Que faire pour atténuer cette disparité ? J’essaye de comprendre. Pour moi l’espèce humaine est cassée, malade, fiévreuse. C’est la seule raison que je vois pour expliquer comme elle semble avoir une pulsion suicidaire. C’est plus facile de penser à ces porcs de puissants qui ruinent le monde que d’identifier sa propre responsabilité. Bien sûr, d’autres chansons sont pleines de rage brute vis-à-vis de l’Amérique, mon pays, qui a toujours recours à la peine capitale.

Ta musique a des racines gospel. Mais une femme avec ton parcours peut-elle encore souscrire à la moindre religion ?

Ma musique vient de la blue white soul, qui s’est approprié la musique noire des années 50 et 60. Mais je suis évidemment incapable de tolérer les institutions religieuses. D’autres que moi, comme Caitlyn Jenner, soutiennent Donald Trump, c’est absurde. Absurde que des êtres LGBT puissent adhérer à une religion, et pourtant il y a beaucoup d’exemples. Aux USA, il y a des hordes d’homosexuels qui se laissent embrigader. Il y a tous ces folkeux alternatifs à moitié dans le placard, idolâtrés par Pitchfork, qui ont des petits copains et se font de l’argent sur des textes chrétiens affreux, ça me révolte. Déjà, comment peut-on considérer des musiciens chrétiens comme alternatifs ? Quel enfer. (rires)

Après quatre dates à l’opéra de Sydney, Anohni viendra présenter Hopelessness au Sonar de Barcelone le 17 juin, au Montreux Jazz Festival le 1er juillet ou encore au Days Off Festival parisien le 4 juillet. 

Visited 14 times, 1 visit(s) today

Leave a Reply