A Paris le 4 juillet.

Anohni : Libérée ! Délivrée !

Extrait du numéro 92 de Tsu­gi (mai 2016)

L’artiste autre­fois con­nue sous le nom d’Antony Hegar­ty fait table rase du passé avec un nou­v­el album tout en rage et puis­sance pro­duit par Hud­son Mohawke et Oneo­htrix Point Nev­er.

Oubliées les longues com­plaintes au piano d’Antony & The John­sons. Anohni, qui fut récem­ment la pre­mière trans­sex­uelle nom­mée aux Oscars, a changé de nom, mais aus­si de voie. Hope­less­ness est un recueil de chan­sons élec­tron­iques puis­santes, portées par les pro­duc­tions de Oneo­htrix Point Nev­er et surtout d’Hudson Mohawke, dont on recon­naît à chaque détour le goût pour le chaos organ­isé, les per­cus­sions pétaradantes et les cuiv­res exal­tants. Mais Hope­less­ness, c’est surtout un brûlot poli­tique et écologique, d’une rare éloquence.

Il paraît que ces dernières années tu racon­tais à tout le monde que tu en avais marre d’être une diva pleurnicharde…

Mes chan­sons sym­phoniques com­mençaient à m’emmerder, j’en avais marre de toute cette mélan­col­ie. Surtout, je veux par­ticiper à la grande con­ver­sa­tion autour de l’état du monde, je ne voulais pas me con­tenter d’une musique pas­torale, je voulais sor­tir les crocs. Mon idée était celle du cheval de Troie, des morceaux pop, acces­si­bles, qui puis­sent touch­er les gens, pour que le con­tenu poli­tique de mes paroles les atteigne.

Com­ment la col­lab­o­ra­tion avec Daniel Lopatin (Oneo­htrix Point Nev­er) et Hud­son Mohawke est-elle arrivée ?

Daniel et moi parta­geons le même man­ag­er. Il a fait un remix pour moi et m’a demandé de chanter sur un de ses morceaux. On est devenus amis, c’est un mec super. Puis j’ai con­tac­té Hud­son pour lui dire que j’adorais sa musique, son côté hym­nique, exal­tant. Il m’a envoyé sept morceaux pour que j’enregistre des voix sur l’un d’entre eux pour son deux­ième album. J’ai enreg­istré sur les sept, je lui en ai ren­voyé un et lui ai dit “je garde les six autres pour moi”. (rires)

Tu avais déjà exploré l’électronique en col­lab­o­rant avec Her­cules & Love Affair. Tu n’as pas pen­sé à repren­dre ce chemin-là ?

Andy (But­tler, leader d’Hercules, ndr) et moi avons longtemps été les meilleurs amis du monde. Quand on a fait ces morceaux, on s’amusait dans l’East Vil­lage, ni lui ni moi n’avions eu de suc­cès. Mais c’était son style, sur “Blind” par exem­ple, je n’ai fait que chanter. Là, je ne voulais pas de house, mais quelque chose d’agressif.

Tu étais un “club kid” de New York, comme lui ?

Les clubs kids, c’était ces gars qui se dégui­saient, per­for­maient en club et se fai­saient pay­er en tick­ets bois­sons. Moi j’étais plus sérieuse, je fai­sais du théâtre expéri­men­tal, par­fois en club, certes.

Tu as gardé une oreille sur la musique élec­tron­ique depuis ?

Je ne suis pas calée. Mais j’ai gran­di dans les années 80 en écoutant de la new wave, de l’électronica, de la techno-pop. Puis je m’en suis dés­in­téressée. Mais au milieu des années 90, j’ai passé beau­coup de temps comme danseuse de club, au Lime­light, alors j’entendais for­cé­ment beau­coup de choses. Nos soirées étaient très inspirées par Savoy, une boîte de pro­duc­tion basée à Man­ches­ter à la fin des années 80 et au début des années 90, des dis­ques très punk et dis­co à la fois, Hi-NRG, qui explo­raient les lim­ites de ce qui peut se dire. D’ailleurs les con­tro­ver­s­es ont poussé la police à fer­mer leurs locaux. On pas­sait du Divine, The Flirts, etc. Un Améri­cain, Bob­by Orlan­do, pro­dui­sait tout ça, j’ai essayé pen­dant des années de le con­tac­ter, mais il est trop taré. On pas­sait aus­si du Tech­notron­ic, du Chris­t­ian Death, etc.

 

Tu as changé de nom : trou­ver le nou­veau a pris du temps ?

Des années ! Tout le monde me demandait : “Que vas-tu faire avec ton nom ? Tu vas chang­er pour Tonya ? Antoinette ?” Que des prénoms hideux. (rires) J’étais emmerdée. Anohni est une référence à Kazuo Ohno (danseur japon­ais à l’origine du Butoh, ndr), ça sonne aus­si un peu polynésien, parce que dans cer­taines cul­tures polynési­ennes, il y a une vraie place réservée aux trans­sex­uelles. Les Fa’afafine désig­nent aux Samoa et Ton­ga le troisième sexe. Plus jeune, j’avais étudié la place des trans­gen­res dans les pop­u­la­tions indigènes améri­caines. D’où je venais, on n’accordait aucune dig­nité aux trans­gen­res. Mais Anohni, c’est aus­si un nom que j’utilise depuis très longtemps. Je l’ai écrit sur le mur de ma cham­bre, je l’ai regardé pen­dant six mois, tous les jours : “Est-ce que c’est moi ?” Choisir son nom, c’est un rite de pas­sage. Mais c’est aus­si le cas dans d’autres cer­cles, les prêtres par exem­ple, les nonnes, les guer­ri­ers, etc. Ça donne l’impression de pren­dre sa vie en main, mais je con­nais des non-transgenres qui le font. C’est quoi ton prénom ?

François.

Tu l’aimes ?

Pas vrai­ment.

Voilà une oppor­tu­nité ! Tu es encore jeune, tu peux chang­er ! C’est juste un peu de paperasse, les Français sont habitués à la paperasse non ? T’as un copain ? Une copine ? Non ? Alors fais-le, per­son­ne ne va t’emmerder ! Choi­sis let­tre après let­tre, écris-en une que tu aimes sur le mur et visu­alise la suite.

© Alice O’Malley

Ta con­science écologique, tu te sou­viens à quelle époque elle est née ?

À quinze ans, en 1986, j’ai lu un arti­cle sur le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, que j’ai pré­cieuse­ment con­servé. C’était ma prise de con­science. Ensuite, en 1988 j’étais à l’université à San­ta Cruz et on en par­lait en cours. L’idée du réchauf­fe­ment cli­ma­tique date des années 70, mais vers la fin des années 80, le sujet a com­mencé à envahir les médias. Et puis il y a eu un contre-mouvement de lob­by­ing, pour répan­dre de fauss­es infor­ma­tions. Ce fut pareil avec la cig­a­rette, le lob­by­ing s’est excité quand on a décou­vert qu’elle était can­cérigène. En 1991, ma pre­mière comédie musi­cale se pas­sait dans le futur et par­lait d’inondations liées au cli­mat. Depuis l’adolescence, j’identifie la nature comme un être impor­tant à pro­téger. J’ai gran­di catholique, une reli­gion qui ne se soucie pas de la nature, mais de la des­tinée de l’âme, la terre n’est qu’un pas­sage vers l’au-delà. Dès que j’ai com­pris que je n’en avais rien à foutre de tous ces con­cepts judéo-chrétiens, j’ai cher­ché ailleurs. Je traî­nais avec des gens qui célébraient la nature, des païens qui se met­tent en cer­cle pour prier sur les collines de Cal­i­fornie… (rires)

L’album est divisé en deux : d’un côté tu accus­es, de l’autre tu prends ta part de responsabilité.

À la fin des années 80, j’ai suivi des cours sur le sida, où on par­lait des trois stades d’une épidémie : le déni, le blâme et la peur. Blâmer les autres est un mécan­isme dont il est dif­fi­cile de s’extirper, c’est un bon moyen de ne pas réfléchir à sa pro­pre respon­s­abil­ité. Là, je voulais com­mencer à me servir de moi comme d’un exem­ple. Est-ce que je peux me tenir bru­tale­ment respon­s­able ? Mes inten­tions sont bonnes, comme tout le monde, je n’ai jamais eu envie de détru­ire quoi que ce soit. Mais c’est comme si mon corps racon­tait une autre his­toire. Si mon com­porte­ment pou­vait par­ler, à chaque fois que je prends l’avion, que je bois un Coca ou que j’utilise l’électricité, il dirait : “Je veux tuer plus d’animaux, je veux faire bouil­lir la planète.” Que faire pour atténuer cette dis­par­ité ? J’essaye de com­pren­dre. Pour moi l’espèce humaine est cassée, malade, fiévreuse. C’est la seule rai­son que je vois pour expli­quer comme elle sem­ble avoir une pul­sion sui­cidaire. C’est plus facile de penser à ces porcs de puis­sants qui ruinent le monde que d’identifier sa pro­pre respon­s­abil­ité. Bien sûr, d’autres chan­sons sont pleines de rage brute vis-à-vis de l’Amérique, mon pays, qui a tou­jours recours à la peine capitale.

Ta musique a des racines gospel. Mais une femme avec ton par­cours peut-elle encore souscrire à la moin­dre religion ?

Ma musique vient de la blue white soul, qui s’est appro­prié la musique noire des années 50 et 60. Mais je suis évidem­ment inca­pable de tolér­er les insti­tu­tions religieuses. D’autres que moi, comme Cait­lyn Jen­ner, sou­ti­en­nent Don­ald Trump, c’est absurde. Absurde que des êtres LGBT puis­sent adhér­er à une reli­gion, et pour­tant il y a beau­coup d’exemples. Aux USA, il y a des hordes d’homosexuels qui se lais­sent embri­gad­er. Il y a tous ces folkeux alter­nat­ifs à moitié dans le plac­ard, idol­âtrés par Pitch­fork, qui ont des petits copains et se font de l’argent sur des textes chré­tiens affreux, ça me révolte. Déjà, com­ment peut-on con­sid­ér­er des musi­ciens chré­tiens comme alter­nat­ifs ? Quel enfer. (rires)

Après qua­tre dates à l’opéra de Syd­ney, Anohni vien­dra présen­ter Hope­less­ness au Sonar de Barcelone le 17 juin, au Mon­treux Jazz Fes­ti­val le 1er juil­let ou encore au Days Off Fes­ti­val parisien le 4 juillet. 

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