Arnaud Cordier : “le FEQ est un festival populaire, il appartient aux gens”

L’un des derniers soirs du Fes­ti­val d’Eté de Québec, Tsu­gi a dis­cuté avec l’un de ses pro­gram­ma­teurs, Arnaud Cordier, Belge instal­lé depuis des années dans la Belle Province. Entre coups de cœur 2023, sys­tème de bil­let­terie unique au monde et grands enjeux pour le futur, le pas­sion­né donne quelques clés pour com­pren­dre la sin­gu­lar­ité de cet énorme événe­ment populaire.

 

Com­ment expli­quer ce qu’est le Fes­ti­val d’Eté de Québec à quelqu’un qui ne le con­naît pas ?

 

Le FEQ, c’est un fes­ti­val général­iste ‑on n’est dans aucune niche, ou alors on en aurait une douzaine !-, urbain, de onze jours. On est pos­si­ble­ment le fes­ti­val le plus économique au monde par rap­port à la quan­tité et à la qual­ité des spec­ta­cles pro­posés, avec une scène gra­tu­ite qui va te per­me­t­tre de voy­ager beau­coup, et deux sites extérieurs qui rassem­blent énor­mé­ment de gens. Le tout générale­ment dans une bonne ambiance, où tu peux te faire plein d’amis dans la foule, des gens curieux qui vont te deman­der d’où tu viens. Il n’y a aucun sno­bisme. C’est un fes­ti­val pop­u­laire, et les gens sont fiers d’y par­ticiper : aujourd’hui, le fes­ti­val est à eux, nous on organ­ise. Quand tu te promènes dans la ville pen­dant le fes­ti­val, si tu tends l’oreille, tu te rends compte que ça ne fait que par­ler de ça, la ville est à l’unisson avec le fes­ti­val, les restau­rants passent des playlists liées aux têtes d’affiche du soir. On rassem­ble une ville avec un événe­ment, ça ne fait qu’un. Ça marche aus­si parce que la ville et les fes­ti­va­liers sont comme ça. On est très chau­vin mais il faut dire qu’on a une belle ville, super safe, si tu es per­du on va t’aider… Hier, j’ai per­du mon cash, j’ai fait cinq mètres avant qu’un mec me rat­trape pour me ren­dre mes bil­lets qui étaient tombés par terre. Ce n’est pas dans tous les coins de la ville comme ça, mais c’est quand même un bon exem­ple. Donc si vous êtes au Québec et que vous avez la chance d’avoir un bil­let, venez. Cela dit, ce n’est pas très dif­fi­cile d’avoir un bil­let : les gens se les échangent. 

 

Arnaud Cordier

© Arnaud Cordier

 

Qu’est-ce que c’est que ce sys­tème de bil­let ? 

 

Il est uni­versel, non nom­i­natif. Tu peux enlever ton bracelet et le don­ner à ton voisin pour le lende­main et le récupér­er pour les spec­ta­cles du surlen­de­main. Ça peut être mon­nayé, mais on pré­conise plutôt le don et le troc. Ça fonc­tionne très bien, et c’est pour ça qu’on arrive à avoir beau­coup de gens sur les sites : il y a un turnover, ce ne sont jamais les mêmes gens qui vont aux con­certs d’un soir à l’autre. Il y a un tout petit pour­cent­age de fes­ti­va­liers qui vien­nent sur 10 ou 11 soirs. Beau­coup vont venir 3–4 soirs et passent leur bracelet à un pote pour la suite. On est le seul fes­ti­val à faire ça.

 

Quel a été ton plus beau moment lors de cette édi­tion 2023 ? 

 

C’est The Smile ! Je n’arrivais pas à capter ce qui m’arrivait. J’ai vu Radio­head au tout début du groupe, ça date un peu. Mais hier, j’ai assisté à l’apogée de trois musi­ciens qui se réu­nis­sent juste pour le fun de jouer et de nous emporter vers leurs com­po­si­tions. Que tu con­naiss­es ou pas ce qu’ils présen­tent, on s’en fout. C’est le moment qui compte. 

 

 

J’attendais vrai­ment ce con­cert, mais en même temps un peu en dilet­tante, en me dis­ant que peut-être j’allais aimer. Je me suis isolé, je suis allé dans la foule : entouré mais tout de même seul, sans per­son­ne que je con­naisse autour, vrai­ment focus sur ce que je voy­ais et écoutais. Et j’ai eu un fris­son tout le long, mes glan­des lacry­males n’ont pas arrêté pen­dant qua­si­ment une heure. Ça fait longtemps que je tra­vaille ici et c’est claire­ment dans mon top 3 de mes meilleurs sou­venirs de pro­gram­ma­teur de fes­ti­val. Il y a vrai­ment des moments comme ça où tu te dis que tu ne devrais pas être ailleurs que là. 

Aus­si, j’ai trou­vé que l’écoute était sub­lime, il n’y avait per­son­ne qui gueu­lait à côté de moi, per­son­ne n’avait de com­porte­ment déplacé… Comme si on était dans une salle de con­certs. Cette sen­sa­tion de se sen­tir dans une salle alors qu’on est en fes­ti­val extérieur, qui plus est urbain, c’est rare. Alors que du bruit, dans une ville, il y en a. Et là non. 

J’ai trou­vé Thom Yorke généreux dans ses gestes, dans ses petits mots de remer­ciement, pas unique­ment penché sur son instru­ment. En même temps je pense qu’il a passé une bonne journée ici. C’est un retour qu’on a sou­vent des artistes : se promen­er ici, avec sa con­jointe, très relax, sans que per­son­ne ne le dérange mais tout en dis­ant bon­jour aux gens qui le ren­con­trent. On me l’a pas mal dit aujourd’hui : “Oh, j’ai vu Thom Yorke, je lui ai dit bon­jour !“. Moi non, alors ça m’énerve (rires)

 

Y a‑t-il eu d’autres temps forts ?

 

On a pro­gram­mé un groupe de métal, Fit For An Autop­sy, qui fut géant, c’était une claque pour tout le monde alors que per­son­ne ne les con­nais­sait tant que ça. Lamb Of God aus­si, la tête d’affiche métal de ce soir-là, qui a créé un gigan­tesque cer­cle de la mort devant la scène, avec un son incroy­able et une énorme ambiance, les gens étaient telle­ment dans le moment présent. Des ama­teurs évidem­ment, mais aus­si beau­coup de curieux. 

 

 

Sinon, le coup de cœur auquel je ne m’attendais pas, c’était Jessie Reyez, qui a un côté M.I.A. mais plus ‘chan­son’, très engagée, qui par­lait beau­coup avec son pub­lic avec un mes­sage de bien­veil­lance et de com­pas­sion envers les autres –c’est un peu bateau dit comme ça, mais c’était vrai­ment bien amené. Elle est d’origine colom­bi­enne, il y a un petit côté caliente, mais aus­si des côtés élec­tro, r’n’b, pop ou hip-hop assumés. J’étais dans la foule à nou­veau, et je suis resté, j’ai été très agréable­ment sur­pris, je ne m’attendais pas à ça. 

Aus­si, Derya Yildirim & Grup Sim­sek, une chanteuse d’origine turque qui habite main­tenant en Alle­magne –je l’avais vue à Lis­bonne au Wom­ex, mais à Québec c’était encore plus fort. Le son était très bon, et elle a con­stru­it ça intel­ligem­ment pour ter­min­er par un clas­sique folk­lorique ana­tolien, revis­ité en ver­sion un peu psy­ché, sur neuf min­utes. Les gens ont vrai­ment appré­cié et sont ren­trés dans une espèce de petite transe, envoûtés. 

Je pour­rais aus­si citer le retour de Budos Band, groupe new-yorkais signé sur Nep­tune Records, sorte de hard funk instru­men­tal et soul, c’était un truc de dingue. Bref c’était une bonne année. Tu ne sais jamais si les gens vont adhér­er à des propo­si­tions de groupes qu’ils ne con­nais­sent pas du tout. Comme par exem­ple Tukan, un groupe belge qui ressem­ble un peu à du Bat­tles mais plus élec­tron­ique et acces­si­ble, qui a fait lever la foule alors qu’ils ne sont absol­u­ment pas con­nus ici. 

 

Un groupe comme Tukan, com­ment les as-tu découverts ?

 

Je con­nais bien leur agent belge, qui a la bonne idée de faire affaire avec une agence mon­tréalaise qui ramène pas mal de chou­ettes trucs de Bel­gique et de France. C’est un groupe que je voudrais éventuelle­ment repro­gram­mer dans le futur, parce que c’est super bon sur scène, c’est cohérent tout en étant inclass­able et ça aligne l’électronique et l’électrique. 

 

C’est un groupe qui est pas mal soutenu par le bureau export belge, est-ce que ce sont des struc­tures que tu utilis­es pour la pro­gram­ma­tion des artistes européens ?

 

Oui, surtout avec la Bel­gique j’avoue, à la con­di­tion de trou­ver à chaque fois trois-quatre dates autour, pour ne pas leur faire faire un aller-retour pour un seul con­cert. Ça nous demande de nous syn­chro­nis­er avec d’autres fes­ti­vals. C’est hyper impor­tant pour les groupes de sen­tir qu’ils passent un palier à un moment de leur car­rière, ils ont besoin d’aller voir ailleurs s’ils y sont. Sans les aides de ces bureaux exports, surtout avec les coûts de trans­ports qui ont tant aug­men­té, et les coûts tout court, ça serait totale­ment impos­si­ble pour ces jeunes groupes. 

 

Avec quels autres fes­ti­vals partagez-vous des groupes ? 

 

Jazz à Mon­tréal, La Noce, Ottawa Blue­fest, le Sun­fest en Ontario, Mil­wau­kee Sum­mer­fest dans le Wis­con­sin, on s’accorde aus­si sou­vent avec le Win­nipeg Fall Fest. Tout ça est très loin de Québec, mais que ce soit en tour bus, en avion ou en train, ça se fait. Ils peu­vent jouer un week-end quelque part et on les récupère le mar­di ou le mer­cre­di pour les ren­voy­er le jeu­di ailleurs. Il y a en tout cas une com­mu­nion entre organ­isa­teurs, tout sim­ple­ment car on veut y arriv­er économique­ment par­lant. La con­trainte de la dis­tance est énorme ici. C’est quand même 250 kilo­mètres rien qu’entre Québec et Mon­tréal. On est à 450–500 d’Ottawa, là ça com­mence à faire loin, même si ça se fait. En Europe, tu as des fes­ti­vals tous les 200 kilo­mètres grand max­i­mum. Je suis con­tent qu’on ait des alliés, sinon on ne pour­rait jamais se bat­tre con­tre l’Europe. Ce n’est pas une bataille certes, mais on est dans une sit­u­a­tion de con­cur­rence pour avoir tel ou tel groupe qui est main­tenant mon­di­ale con­traire­ment à il y a 15–20 ans. 

 

D’autant que les prix des cachets ont explosé. L’avez-vous aus­si ressen­ti de ce côté-là de l’Atlantique ? 

 

Ah oui ! Il est cer­tain que notre bud­get est révisé en fonc­tion de ce qui nous est demandé. Le pre­mier réflexe est d’imputer ça sur le prix des bil­lets… Mais l’avantage du FEQ est de ne pas être cher (140 dol­lars cana­di­ens, soit env­i­ron 95 euros, pour l’ensemble des spec­ta­cles sur onze jours), et donc de ven­dre nos bil­lets rapi­de­ment et facile­ment. Cela dit, on par­le des cachets qui ont aug­men­té, mais depuis quelques années cette infla­tion touche tout, dont l’ensemble des coûts de pro­duc­tion. On par­le de 30 à 40% de plus. À par­tir de là, il faut trou­ver des solu­tions, de nou­veaux parte­naires, espér­er avoir des revenus autonomes à la hau­teur. À ce niveau-là on est quand même con­tents car on a de très grandes foules, donc on s’en sort. Mais même un fes­ti­val de notre taille, s’il fait deux ou trois mau­vais­es années, on en repar­le… Ça peut avoir des inci­dences graves. 

 

Vous comptez surtout sur de nou­veaux parte­nar­i­ats privés ?

 

On est entre 14% et 17% de sub­ven­tions publiques. On a bien évidem­ment des parte­nar­i­ats privés avec Bell, Loto-Québec, Hydro-Québec, etc. On a égale­ment des échanges de ser­vice avec la ville : la police et les trans­ports ne nous coû­tent rien, car on ramène entre 25 et 33 mil­lions de dol­lars dans les poches de la ville, sur la longueur du fes­ti­val, grâce au tourisme et à la con­som­ma­tion des fes­ti­va­liers. Mais ce qui est cer­tain c’est que la bil­let­terie reste notre prin­ci­pale source de ren­trée d’argent. C’est un bon mod­èle pour une organ­i­sa­tion sans but lucratif, l’entièreté de notre chiffre d’affaires étant investie dans le pro­jet pour les années suiv­antes : l’expérientiel pour les artistes, pour le pub­lic, de nou­veaux sites, et évidem­ment on essaye d’être au max­i­mum pro­prié­taires du matériel pour ne pas à avoir à le louer à chaque fois. À terme, tout ce qui est gag­né va nous per­me­t­tre d’être encore plus forts. Après ça, on peut se per­me­t­tre d’inviter des têtes d’affiche à un cer­tain prix, nous démar­quer, et sur­vivre face à la mon­di­al­i­sa­tion des fes­ti­vals. 

 

Au-delà des ques­tions d’inflation, l’un des autres grands défis des fes­ti­vals dans le futur va être la ges­tion de con­di­tions cli­ma­tiques de plus en plus extrêmes – on l’a bien vu ici avec l’annulation, pour cause d’orages, de la soirée du 13 juil­let. Dès le lende­main matin, vous avez annon­cé le report de cette soirée au lun­di 17 juil­let, rajoutant une journée au fes­ti­val, un véri­ta­ble tour de force. Com­ment avez-vous fait ? 

 

Il y a très peu de fes­ti­vals, voire per­son­ne, qui serait capa­ble de faire ça aus­si vite. On par­le tout de même d’une scène de 90 000 per­son­nes, avec donc beau­coup de gens qui tra­vail­lent autour, pen­dant, après… La tech­nique, le mon­tage, les gens qui net­toient les toi­lettes, le cater­ing pour les artistes, pour tous les employés qui vont rester une journée de plus… Il a fal­lu gér­er tout ça en une nuit. J’espère qu’on n’aura plus à le faire, que ça ne devien­dra pas une norme. Il ne faudrait pas que les gens s’attendent à ça sys­té­ma­tique­ment. Car quand on a annulé la soirée des Cow­boys Fringants, les autres sites ont fer­mé aus­si, d’autres artistes n’ont pas pu jouer : Vance Joy ne va pas être repro­gram­mé par exem­ple. Mais on l’a fait pour les Cow­boys Fringants car ce qu’on vit avec ce groupe pour le Québec est unique. Ils sont dans l’ADN de la cul­ture pop­u­laire québé­coise depuis le début, c’est notre plus gros groupe actuelle­ment. Avec la sit­u­a­tion de san­té du chanteur (Karl Trem­blay, atteint d’un can­cer en phase ter­mi­nale, ndr), on ne sait pas si cela va pou­voir con­tin­uer. Il était impor­tant de pou­voir repren­dre ce spec­ta­cle, c’était une volon­té farouche. Pour le pub­lic, pour le groupe. Vu les com­men­taires qu’on a actuelle­ment sur les réseaux soci­aux, je pense qu’on va pou­voir marcher sur l’eau de Québec à Mon­tréal d’avoir réus­si à faire ça (rires). 

 

 

 

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Com­ment vous préparez-vous à la mul­ti­pli­ca­tion de ces aléas météo extrêmes ?

 

C’est la pre­mière année où l’on est vrai­ment con­fron­tés à ce qui se passe sur la planète. C’est dom­mage d’en arriv­er là, mais on ne peut jamais s’en ren­dre vrai­ment compte avant de le vivre. Tu as beau regarder dans les nou­velles, lire, en enten­dre par­ler, quand tu le vis, tu es ailleurs. Là c’est à nos enfants qu’il faut penser, et à leurs enfants ensuite. En tant qu’organisation, il va fal­loir y faire face, s’organiser de mieux en mieux, utilis­er des matéri­aux qui per­me­t­tront de subir de plein fou­et Mère nature. L’adaptation va devoir se pass­er à plein de niveaux. C’est un défi sup­plé­men­taire, même si on est déjà con­sci­en­tisé. On a par exem­ple organ­isé cette année, et ça va peut-être devenir une habi­tude, un ramas­sage de déchets sur les berges de la riv­ière pen­dant trois heures avec un DJ, de la nour­ri­t­ure gra­tu­ite. On a aus­si un comité vert qui cen­tralise ces ques­tions à pro­pos du fes­ti­val. Il va fal­loir aller encore plus loin, avoir des matéri­aux recy­clables notam­ment. Après, on a un avan­tage ici : évidem­ment avec 90 000 per­son­nes sur la grande scène, il y a du déchet à ramass­er, mais si je com­pare avec d’autres événe­ments sur la planète, on a quand même assez peu de saletés sur le site. Les gens font ultra atten­tion. Ça se voit bien dans la rue, Québec est une ville super pro­pre, c’est dans la cul­ture locale. On a aus­si des crédits car­bone et des opéra­tions de plan­tage d’arbres. 

 

Il y a tout de même un para­doxe entre con­science écologique et événe­ment aus­si gros, que ce soit en ter­mes de con­som­ma­tion énergé­tique, de venue des publics et des artistes en avion, en voiture… 

 

Bien sûr qu’il y a un para­doxe. Mais chang­er de mod­èle prend du temps. Ceci dit, on a quand même plus de groupes nord-américains que d’artistes venus d’ailleurs, et une grosse pro­gram­ma­tion locale. Ça fait moins d’impact que si on fai­sait venir tout le monde de n’importe où. Mais c’est clair qu’il y a des gens qui vont être de plus en plus con­sci­en­tisés au sein de l’organisation –dont moi.