© Anaïs Rallo

Artistes : Le tabou de la maladie

par Tsugi

Plusieurs artistes brisent le tabou de la san­té en chan­tant leur patholo­gie à la pre­mière per­son­ne du sin­guli­er. Un geste courageux dans un univers où la mal­adie, qu’elle soit physique ou men­tale, n’a pas tou­jours été bien acceptée.

Arti­cle écrit par Alexan­dra Dumont, issu du Tsu­gi 156 : 100 per­son­nal­ités qui font bouger la musique

Amie Amère mal­adie / c’est toi qui choi­sis / quand les blous­es blanch­es / ralen­tiront ta folie.”

Dans les paroles de “Mala Diva”, la Française Thérèse (anci­enne moitié du groupe La Vague) abor­de directe­ment la mal­adie qui la ronge. La chanteuse de 36 ans vivait, depuis une dizaine d’années, dans le secret du diag­nos­tic d’une polykys­tose hépato-rénale hérédi­taire, car­ac­térisée par la for­ma­tion de kystes au niveau des reins le plus sou­vent, du foie la con­cer­nant. Dans l’attente d’une greffe, la femme der­rière l’artiste ne peut plus se taire. Elle a pris d’abord la parole sur ses réseaux soci­aux avec un dip­tyque pho­to qui fait toute la lumière sur son abdomen gon­flé, un symp­tôme de son affec­tion qui lui donne l’apparence d’être enceinte. “Il fal­lait que ça sorte, dit-elle. C’est la con­fronta­tion avec la mort qui m’a poussée à le faire le plus vite possible”.

 

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Opérée dans la nuit du 4 au 5 novem­bre, après le dernier con­cert de sa tournée, elle n’a pas tardé à don­ner de ses nou­velles depuis son lit d’hôpital, qua­tre jours avant la sor­tie de son nou­veau sin­gle R&B‑pop, aus­si impa­ra­ble que cathar­tique. “Thérèse met le moins de dis­tance pos­si­ble dans ses chan­sons autant que dans son rap­port au pub­lic”, témoigne Alex Monville, fon­da­teur de La Cou­veuse, son label. “Elle a repris la parole dès qu’elle a pu, pour dire “je suis tou­jours là”, admire Nathalie Ridard, fon­da­trice d’Éphélide, qui gère ses rela­tions médias. “C’est un mes­sage fort qui fait tomber un tabou.”

 

L’urgence de dire est une pul­sion à laque­lle a aus­si répon­du l’Anglais Oliv­er Sim. “Been liv­ing with HIV / since sev­en­teen /am I hideous ?” Avec ces quelques vers, les derniers du morceau “Hideous”, le chanteur et bassiste de The XX révèle, pour la pre­mière fois, sa séropos­i­tiv­ité. Il explique son geste dans une note d’intention adressée à son pub­lic : “J’ai pris con­science que j’avais tourné autour du pot con­cer­nant une des choses qui m’a prob­a­ble­ment causé le plus de peur et de honte. Ma séropos­i­tiv­ité. C’est donc de manière assez impul­sive que j’ai écrit sur ce sujet pour “Hideous” et que j’ai choisi de dif­fuser cela dans le monde entier pour en finir avec tout ça.”

 

Quand les secrets pèsent trop lourd, reste à les partager. C’est l’argument avancé par la musi­ci­enne norvégi­en­ne Rebek­ka Kar­i­jord à l’intention de l’artiste, danseuse et choré­graphe améri­caine Jes­si­ca Dess­ner. Les deux femmes avaient déjà prévu de col­la­bor­er quand la deux­ième a été diag­nos­tiquée d’un can­cer du sein. Jes­si­ca s’est empressée de con­sign­er son proces­sus de guéri­son dans un recueil de poésie fleuve qui suit le cycle des saisons, de jan­vi­er à décem­bre. Rebek­ka en a fait un album du même nom, Com­plete Moun­tain Almanac, qui sor­ti­ra en jan­vi­er, sur lequel fig­urent aus­si Aaron et Bryce Dess­ner de The Nation­al, les frères jumeaux de Jes­si­ca. Aucune chan­son ne va aus­si loin dans les suites d’une mas­tec­tomie que le titre “March” : “Could not move / my arms so tired / the first days with a new life after your body changes.” “C’est sim­ple, vous ne pou­vez plus lever les bras, témoigne Jes­si­ca. Alors que je médi­tais sur l’allaitement et la fatigue que je ressen­tais, je me suis ren­du compte que cette source de vie qu’est ma poitrine se retour­nait con­tre moi et menaçait mon intégrité.”

J’ai juste l’impression de ne pas cacher ce qu’est un être humain.” Thérèse

Composer avec la souffrance

Leurs maux sont dans leurs mots, francs, per­cu­tants, impudiques diront cer­tains. “Moi j’ai juste l’impression de ne pas cacher ce qu’est un être humain”, lance Thérèse avec fer­meté. Jes­si­ca Dess­ner, si elle est plus mesurée, pèse la respon­s­abil­ité qui lui incombe. “Je ne me qual­i­fierais pas d’activiste, mais je recon­nais l’importance de l’éducation et de la préven­tion. Chaque per­son­ne qui a des seins est un jour con­fron­tée à la volatil­ité de cette par­tie de son corps, qui est con­stam­ment objec­tivée et sex­u­al­isée, alors que c’est surtout un enjeu de san­té publique.” De la pop cul­ture au Covid, par­ler de san­té men­tale n’est plus un tabou en 2022, y com­pris dans l’industrie de la musique. Ces artistes espèrent sans la nom­mer la même prise de con­science sur la san­té physique. À la pre­mière per­son­ne du sin­guli­er, ils et elles inter­ro­gent la souf­france, la leur et celle que nos sociétés occi­den­tales préfèrent garder à bonne dis­tance pour tout ce que représente la peur de la mort. Leur parole soigne un espace peu­plé de silences. “Ma chan­son a large­ment dépassé ma per­son­ne, l’empathie ou la com­pas­sion, con­state Thérèse. Car les gens ont besoin de se pro­jeter dans ce que ça pour­rait représen­ter pour eux-mêmes.” Française d’origine sinolao-viet, Thérèse a cher­ché à dédrama­tis­er ces ques­tions cul­turelle­ment, mais elle y a trou­vé peu d’échos dans les chan­sons des autres. “Tout ce qui con­cerne la mort ou la mort poten­tielle n’est pas un sujet pro­pre à la musique et ne répond pas à son objec­tif de sub­li­ma­tion, analyse Alex Monville. On peut sub­limer la douleur, un cha­grin d’amour, mais dif­fi­cile de sub­limer tout ce qui a trait à la mort. C’est quelque chose que même la créa­tion ne peut pas dépasser.” 

Les pop-stars Kylie Minogue, Sele­na Gomez et Lady Gaga – pour ne citer qu’elles – se sont plusieurs fois exprimées publique­ment sur leur com­bat con­tre la mal­adie. La pre­mière a été soignée d’un can­cer du sein en 2005. La sec­onde est atteinte d’un lupus, une mal­adie auto-immune chronique, car­ac­térisée par des lésions au niveau de la peau et des douleurs artic­u­laires, qui peut égale­ment touch­er d’autres organes jusqu’à néces­siter une greffe – c’est son cas. Quant à la troisième, elle souf­fre de fibromyal­gie, une affec­tion chronique qui asso­cie douleurs per­ma­nentes et fatigue intense. Elles n’en ont jamais fait état dans leurs chan­sons, mal­gré les spécu­la­tions des fans. Ils sont rares les artistes qui osent le faire sur disque et sur scène. “Un de mes amis a écrit tout un album sur ses prob­lèmes de san­té sans que ce soit devenu la cathar­sis qu’il aurait espérée, sou­tient Jes­si­ca. Ça n’a fait qu’amplifier son trau­ma et de façon récur­rente chaque fois qu’il devait chanter ses chan­sons. Dans mon cas, c’est Rebek­ka qui inter­prète mes mots. Donc une dis­tance ou un trans­fert s’opère. C’est peut-être pour ça que c’est possible.”

Sur la touche

Con­traire­ment à la san­té men­tale, la san­té physique relève plus de la sphère privée, laisse enten­dre Robin Ecoeur, jour­nal­iste et mem­bre fon­da­teur du col­lec­tif Cura (San­té des artistes et des pro­fes­sion­nels de la musique) pour jus­ti­fi­er qu’elle soit sous­représen­tée dans la musique aujourd’hui. C’est plus facile de dire que ça va mal ou qu’on se sent déprimé – qu’on ait du suc­cès ou non – que de dire qu’on souf­fre de telle ou telle patholo­gie.” L’autrice-compositrice-inter­prète de 27 ans que nous nom­merons Lisa choisit de taire ses symp­tômes liés à la fibromyal­gie depuis ses débuts – elle a pub­lié deux EPs en cinq ans et s’est déjà pro­duite sur des scènes de renom­mée mon­di­ale. “C’est un syn­drome très sournois, dit-elle. J’ai mal et je suis fatiguée tout le temps, mais j’ai l’air fonc­tion­nelle, alors les gens ne s’en ren­dent pas compte. Moi-même j’ai longtemps pen­sé que c’était dans ma tête. J’ai posé un diag­nos­tic dessus l’an dernier seule­ment.” Il n’y a pas de traite­ment. Lisa prend des anti­dé­presseurs et fait du yoga pour sup­port­er les douleurs. Elle a quit­té son tra­vail de serveuse pour un job admin­is­tratif qui l’use moins et mène de front sa car­rière d’artiste. Elle doit com­pos­er avec son corps tous les jours, en pren­dre soin, l’économiser, en menant une exis­tence ascé­tique qui par essence n’est pas com­pat­i­ble avec le statut d’artiste. “L’industrie musi­cale est un secteur chronophage, où on ne compte pas ses heures de tra­vail, con­firme Robin. Plus de la moitié des répon­dants à notre deux­ième étude Cura déclar­ent être régulière­ment épuisés. 51 % tra­vail­lent plusieurs week-ends par mois et 16 % esti­ment leur charge de tra­vail entre cinquante et soixante-dix heures par semaine.”

Le risque en tant qu’artiste, c’est de ne plus être bank­able. Un artiste est une icône. Souf­frir pour mieux écrire, peut-être, tant que tu es beau et en bonne san­té !” Thérèse

Je ne voudrais pas avoir l’air de me plain­dre ou pire, me mon­tr­er vul­nérable, dit Lisa. J’ai peur que les gens me perçoivent comme moins effi­cace, comme quelqu’un de négatif qui a une mau­vaise atti­tude, ou comme quelqu’un qui ne serait pas capa­ble d’en pren­dre autant que les autres, de pro­duire de la musique ou de gér­er la per­for­mance et la pres­sion. Mon image en prendrait un coup !” “Le risque en tant qu’artiste, c’est de ne plus être bank­able, tranche Thérèse. Il y a plein de mythes fon­da­teurs dans l’industrie du disque. Un artiste est une icône. Souf­frir pour mieux écrire, peut-être, tant que tu es beau et en bonne san­té ! Je me demande jusqu’où j’irai dans ma volon­té de ques­tion­ner le monde sans être ban­nie ?” Le courage se situe là aujourd’hui, dans le fait de tenir ses con­vic­tions. L’artiste a pu compter sur le sou­tien de son entourage pro­fes­sion­nel proche, qui s’est mis en qua­tre pour l’aider à tous les niveaux”, assure Alex Monville. “Je suis presque un cas d’école, relativise‑t‑elle. Il a fal­lu que je mette à gauche au cas où, finan­cière­ment, je me retrou­ve avec un méga trou.” Elle soulève une ques­tion essen­tielle, à laque­lle l’industrie du disque n’apporte pas (encore) de répons­es con­crètes. Sans par­ler de l’accompagnement psy­chologique, dévolu aux médecins. Ce qui ren­force encore plus le tabou. “Est-ce que c’est son rôle ?, s’interroge Robin Ecoeur. Je n’ai pas la réponse, mais la ques­tion se pose.” D’autant que les assauts musi­caux des artistes que nous avons cités se font enten­dre, à voix haute.

 

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