Aux origines du balearic beat

par | 6 08 2025 | news, magazine

Ibiza ne doit pas seulement son succès à l’extravagance de ses discothèques et de ses clubbers, mais aussi au talent et à l’invention d’une poignée de jeunes DJ qui inventent dans les années 1980 un style de mix plus qu’un genre musical, le balearic beat, dont l’influence sur l’histoire de la musique est capitale.

Par Jean-Yves Leloup

Une mélodie nonchalante, des percussions légères, une voix susurrée, quelques notes de trompette ou de guitare sèche, sans oublier de chaleureuses nappes de synthétiseur…

Les stéréotypes associés au style balearic sont nombreux et s’accompagnent d’une imagerie tout aussi convenue. Les compilations, les albums ou les playlists qui ont contribué à populariser le genre figurent invariablement des images de plage de sable blanc, de ciel bleu azur ou de coucher de soleil flamboyant, qui viennent illustrer une sélection standardisée de titres au tempo indolent.

Proche du chill-out ou de la lounge music, deux autres styles fourre-tout avec qui il est souvent comparé, le balearic n’est pourtant pas vraiment un genre musical. Pour le définir, il faudrait plutôt évoquer l’idée d’un feeling, d’une manière de mixer et d’enchaîner des titres d’origines et d’époques variées, afin de créer une atmosphère propice à la détente. Idéalement, un set balearic s’apprécie, au choix, en after ou en before, au bord d’une piscine, d’une plage, en open-air ou à l’ombre d’une paillotte au son d’une musique pouvant mêler ambient, downtempo et deep house, mais dans lequel on peut aussi entendre des titres vintage, issus des registres de la pop, du rock, de la soul ou de la musique électronique, qui parviendraient à conjuguer un certain sens du groove et de l’espace.

Chez les DJ actuels qui perpétuent son esprit, comme le duo Psycchemagik, Chris Coco, Todd Terje, Phil Mison, Colleen ‘Cosmo’ Murphy, Sally Rodgers, Jim Breese ou Supermarkt, un set balearic voyage volontiers des années 1970 à nos jours. Parmi les classiques de ce genre qui n’en est pas un, on compte des titres aussi différents que la pop gracile du « Camino Del Sol » d’Antena, « On The Beach », un standard pop et jazzy de Chris Rea, les ballades stylisées, mêlant guitare et synthé de Air ou Cantoma, la deep house, mélodieuse et planante de Larry Heard, les tubes west coast de Fleetwood Mac ou Steely Dan, ou le trip-hop de Nightmares On Wax.

José sait faire un bon thé

On doit le feeling solaire et l’inspiration nonchalante du genre à un seul et même artiste, José Padilla (1955-2020), qui figure parmi les tous premiers DJ à mettre les pieds sur l’île d’Ibiza en 1975. Durant sa jeunesse, José grandit entre Barcelone et Perpignan, au son du rock d’Elvis Presley, Johnny Hallyday, The Rolling Stones, Deep Purple ou Black Sabbath, avant de découvrir les productions du label Motown, la soul, le funk puis la bossa nova.

Comme beaucoup d’autres hippies, freaks et marginaux des années 1970, il s’est réfugié sur l’île pour fuir le conservatisme de sa famille espagnole. Après avoir vécu de petits boulots, José dégotte ses premiers gigs de DJ résident à l’hôtel Bergantin dès 1976, puis enchaîne au Es Paradis au cours des années 1978 et 1979, suivi de discothèques comme Playboy, Notis, Ku, Pacha ou Extasis, dans lesquelles il mixe pop, rock et rhythm & blues, sans toutefois parvenir à jouer ses titres favoris.

Le déclic vient lorsqu’il monte sa propre affaire en 1986, le Museo, un bar musical situé en bord de plage à Cala Vadella, au sud-ouest de l’île, où il peut enfin mixer titres downtempo, électronique ambient, cool jazz, pop nonchalante et bossa nova, un style qui fera plus tard sa renommée. L’histoire du Museo ne dure toutefois qu’une saison, suite au suicide de son associé.

À la fin des années 1980, José monte un business de mixtapes pirates sur le marché hippie d’Es Canar, qui lui permet d’écouler des milliers de cassettes enregistrées dans les clubs de l’île par ses potes DJ, avant que la police mette fin à son trafic. Heureusement pour lui, certaines de ses propres mixtapes font un carton et séduisent plus particulièrement l’équipe du Café del Mar.

À San Antonio, l’une des capitales touristiques de l’île appréciée par les jeunes touristes britanniques, ce bar musical au décor de poissonnerie kitsch, situé plein ouest face à la mer, accueille à partir de 1991 les DJ-sets de José à l’heure du coucher du soleil, un rendez-vous bientôt incontournable pour la majeure partie des clubbers en quête de before (et où, pour la petite histoire, on applaudit le soleil lorsque celui-ci disparaît derrière la ligne d’horizon).

Le Café devient dès lors un laboratoire du son balearic, inspirant la publication de nombreuses séries de compilations, dont les premières sont concoctées par José. Dans les années 1990 et 2000, celles-ci connaissent un immense succès international. Les millions d’exemplaires vendus contribuent à populariser la notion de chill-out et à enrichir l’imaginaire, aussi culturelque touristique, de l’île. Dans ses DJ-sets comme sur les CD estampillés Café del Mar ou plus tard Café Solo ou Bella Musica, les sélections de José alternent le smooth Jazz, serein et mélancolique, de Michael Franks, l’électronique ambient et sensuelle de Art Of Noise ou Salt Tank, la guitare flamenca de Paco de Lucia ou celle, plus jazz, de Pat Metheny, le néo-classicisme du Penguin Cafe Orchestra et de Wim Mertens, ou la deep house de Joe Claussel et Osunlade.

Alfredo, Cesar, Pippi, pionniers du style balearic

Le balearic beat ne peut toutefois se résumer à la seule histoire de José Padilla et au tempo indolent de ses compilations. À l’origine, le terme est en fait inventé en 1988 par des Anglais afin de décrire le style éclectique des premiers DJ de l’île, que beaucoup ont découverte au cours de l’été précédent, parmi lesquels l’Argentin Alfredo Fiorito, l’Italien Giuseppe Nuzzo (DJ Pippi) et l’Espagnol Cesar de Melero (considérés comme les autres parrains du genre), sans oublier le français Jean-Claude Mauru ou les plus méconnus Paco et Niti.

Tout comme Padilla, la plupart de ces jeunes DJ débarquent sur l’île au croisement des années 1970 et 1980, en quête de liberté ou de renouveau, quand ils ne fuient pas la dictature argentine dans le cas de Fiorito. À l’époque, ces DJ travaillent tous comme résidents dans des clubs, souvent à ciel ouvert, comme le Pacha, l’Amnesia, le Space, Es Paradis et autres Ku. Ils oeuvrent seuls dans leur cabine, toute la nuit, pendant près de huit heures d’affilée, et souvent six jours sur sept, pour des salaires plus que modestes comparés aux cachets des stars d’aujourd’hui.

De plus, il n’existe alors qu’un seul disquaire sur l’île. Les disques sont donc rares et, sur le continent, les imports disco et funk sont difficiles à trouver. Les DJ d’Ibiza inventent de la sorte un style éclectique à partir des vinyles qui leur tombent sous la main, mais aussi certainement grâce au croisement des cultures et des voyageurs que l’on trouve sur l’île. Sous l’influence du goût et de la contrainte (ils doivent parfois jouer deux à trois fois un même disque au cours de la nuit), ils mélangent ainsi pop, rock, soul, funk, new wave, synthpop, mais aussi EBM, world music ou flamenco, auxquels il faut ajouter toute la première vague de maxis house et techno. Dans leurs DJ-sets se mêlent ainsi des succès du Top 50, des tubes indés, des singles en version originale ou remixée, des face B de 45 tours ou des titres obscurs d’extraits d’albums 33 tours. Dans le balearic beat première période, au fond, tout est possible, du moment que la couleur et l’énergie des morceaux en question permettent de coller à l’atmosphère de la nuit ibicenca et de réunir sur la piste de danse une faune de clubbers cosmopolites et curieux, avides de nouveautés musicales.

Parmi les classiques dancefloor du balearic beat des années 1980, et particulièrement chez des DJ comme Alfredo Fiorito ou Pippi, on peut entendre des titres aussi variés que de la dance-pop du « Why » de Carly Simon ou du « Why Why Why » des Anglais de The Woodentops, la guitare flamenca de « The Blood » de The Cure, les tubes des Gipsy Kings, la kora fiévreuse du « Yé Ke Yé Ké » du Guinéen Mory Kanté, le rock alternatif et festif des Négresses vertes, le latino-rock du duo espagnol Elkin & Nelson, auxquels se mêlent, dès 1986, les premiers tubes de la house et de l’acid house, signés Larry Heard, Tyree Cooper, Chip E. ou Robert Owens.

Alfredo Fiorito (1953-2024), fuyant avec sa femme et enfant la dictature argentine (il était alors organisateur de concerts rock), débarque en Espagne en 1976, après une traversée de l’Atlantique d’une vingtaine de jours. Ses amis lui ont parlé d’une sorte de paradis sur Terre nommé Ibiza, qu’il rejoint quelques mois plus tard.

Entre 1976 et 1982, il enchaine les petits boulots avant de jouer aux platines d’un bar, le Be Bop, dont le patron, parti pour l’Asie, lui a laissé la gérance. Ses première mixes s’inspirent du DJ français et résident du Glory’s Jean-Claude Maury (plus connu à Bruxelles où il officie au légendaire club Mirano), avant qu’il ne commence à parfaire son style, mêlant électronique et pop. l’Amnesia qui, malgré son statut de pionnier, peine à faire salle comble, le recrute au cours de l’été 1984.

À l’époque, le club figure parmi les plus underground de l’île et a du mal à rivaliser avec le Ku, le Glory’s ou le Pacha. D’ailleurs, pendant tout l’été, Alfredo mixe devant un dancefloor quasiment vide, jusqu’à ce qu’un soir il joue à la fermeture pour les seuls employés du lieu. C’est ainsi qu’il va peu à peu attirer un nouveau public de noctambules radicaux et de saisonniers qui viennent se défouler à l’Amnesia au terme de leur journée et de leur nuit de travail. Bientôt, le club trouve son nouveau credo pour ouvrir à partir de 3h du matin et prolonger la fête jusqu’à 14 ou 15h, réunissant entre 1984 et 1989 toute une faune d’oiseaux de nuit, comme de jour.

British invasion

Pendant chaque saison, Alfredo (comme on le nomme plus simplement sur l’île) mixe douze heures d’affilée, cent jours de suite, abuse des drogues et se tue à la tâche, sans se douter que ses mixes, enregistrés sur cassettes et vendus par son ami José Padilla sur le marché hippie d’Es Canar, connaissent un succès croissant auprès des jeunes Britanniques.

Le DJ Danny Rampling connaît par exemple par coeur toutes ses cassettes. Le Britannique débarque d’ailleurs au cours de l’été 1987 avec ses potes Paul Oakenfold, Nicky Holloway, Johnny Walker, Trevor Fung et Nancy Noise pour venir écouter Alfredo ou Cesar de Melero. La découverte par ces DJ anglais de la house music, ajoutée à celle de l’île et de l’ecstasy, marque profondément ce petit groupe de futurs DJ stars de la scène britannique, qui décide d’importer la formule à Londres.

De Melero se souvient très bien de cette rencontre. Arrivé sur l’île en 1979, il commence à mixer en 1982 au Lolas et au Ku, avant de faire les grandes heures du Space. « C’était le club le plus incroyable du monde !, nous racontait-il déjà en 1998. La fête commençait par le lever du soleil et elle retombait avec lui. Pour moi tout était permis. je jouais les premiers titres house de Chicago. Personne ne connaissait cette musique ailleurs, et les gens devenaient véritablement dingues. Avant l’arrivée de la house, ils disaietn que ma musique était très monotone. Je jouais en fait déjà beaucoup sur des répétitions de séquences et des enchaînements de mêmes motifs rythmiques. Ca avait donc l’air monotone et répétitif. Mes sons étaient sûrement plus durs que ceux des autres DJ de l’île. Alfredo était plus cool, Pippi plus funly. Puis, en 1987, le Pacha devient le club fondamentalement house de l’île. C’est cette année que je rencontre Paul Oakenfold. Il me dit ‘Ouah, c’est spécial ! Comment on appelle ça?’ Et naturellement je lui réponds : ‘C’est de la house, voilà les disques.’ il a noté les références une par une, très scrupuleusement. Tu connais la suite, quand il a importé la house en Angleterre. »

Au fond, c’est comme si un passage de relais avait eu lieu cet été-là, entre les DJ de l’île et ces jeunes Anglais. Désireux de revivre les moments qu’ils avaient vécus au cours de l’été 1987, ils vont propager le phénomène dans leur pays, à travers des soirées comme Shoom ou Spectrum, des clubs comme le Heaven à Londres ou l’Haçienda à Manchester, puis à travers le phénomène des rave parties qui s’étendent l’été suivant au cours de la célèbre période baptisée le second Summer of Love. Comme si José, Alfredo, Pippi et Cesar, pionniers du blearic beat, avaient déclenché sans le savoir une révolution musicale qui, via le Royaume-Uni, allait boentôt s’étendre à toute l’Europe, et au reste du monde.

Par Jean-Yves Leloup pour Tsugi