© Pierre Debusschere

Baiser mortel’, le projet qui tue par Low Jack, Lala &ce et toute leur troupe

Bais­er Mor­tel est à la fois une troupe, un col­lec­tif et un groupe. Mené par le pro­duc­teur français Low Jack et Lala &ce, le pro­jet né d’une per­for­mance scénique en 2021 se décline désor­mais en un album où se croisent rad carti­er, Jäde, BabySolo33 et Le Diouck. Un pro­jet qui a une furieuse allure d’avant‑garde.

 

Arti­cle issu du Tsu­gi 155 : L’ar­gent fou. Les cachets des artistes flam­bent, les fes­ti­vals au bord de l’implosion 

 

3 jours. C’est le temps que s’accorde la Mort par­mi les vivants, le temps de com­pren­dre pourquoi le monde la craint tant et ce qui pousse les hommes à vouloir rester dans la lumière. Sous les traits du Prince Sir­ki, elle descend sur Terre, con­fie au Duc Lam­bert sa véri­ta­ble nature, ce dernier accep­tant de lui mon­tr­er la vie dans ce qu’elle a de plus faste et con­fort­able. Mais ça n’est pas le luxe qui attire la Mort : c’est Grazia, la belle-fille du Duc. Alors, il faut choisir. Rester par­mi les vivants et créer un monde d’immortalité, ou retourn­er à sa funeste besogne. Quand elle décide de rétablir l’ordre des choses en s’en allant, elle est finale­ment suiv­ie par Grazia, tombée elle aus­si amoureuse, les deux pro­tag­o­nistes s’évaporant dans un flash lumineux.

Voici l’histoire de La Mort prend des vacances, film améri­cain de 1934 réal­isé par Mitchell Leisen et met­tant en vedette Fredric March, Eve­lyn Ven­able et Guy Stand­ing. Un suc­cès en salles lui-même adap­té d’une pièce de théâtre. Quand je suis tombé sur ce film, j’ai su que c’était l’histoire que je voulais adapter à mon tour, racon­te Low Jack. Je savais que Lala &ce devait incar­n­er la Mort, que toutes ces ques­tions, ces idées uni­verselles comme l’amour, la trahi­son, la manip­u­la­tion ou la tox­i­c­ité des rela­tions seraient des forces créa­tri­ces. En amour, la Mort est l’outsider ultime.”

C’est sur cette réflex­ion, cette base artis­tique qu’est né le pro­jet Bais­er Mor­tel. Un spec­ta­cle mêlant musique, danse et per­for­mance, présen­té cinq fois à la toute neuve Fon­da­tion Pinault-Bourse de Com­merce en octo­bre 2021. Un one‑shot. Avec en vedette une volée d’artistes tels que Lala &ce donc, rad carti­er, Jäde ou encore BabySolo33 dans une sorte de comédie musi­cale som­bre et inédite, et dont l’album sort désor­mais, comme une suite logique. Mais n’espérez pas voir le spec­ta­cle tel qu’il a été conçu au départ, les représen­ta­tions sont ter­minées. En revanche, ce disque et le col­lec­tif qui le com­pose vont désor­mais se déclin­er en con­certs dans une tournée qui démar­rera à Paris fin octo­bre 2022, au Tra­ben­do plus pré­cisé­ment, ultime chapitre d’un pro­jet assez fou qu’il est fasci­nant de rembobiner.

 

 

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Mettre une grosse claque à Paris”

Tout com­mence en 2019. Low Jack, pro­duc­teur et DJ s’est vu offrir une carte blanche artis­tique par la Bourse de Com­merce, dont Cyrus Gob­erville est pro­gram­ma­teur. Il a la pos­si­bil­ité de tra­vailler avec l’artiste de son choix et vient de décou­vrir Le son d’après, pre­mière mix­tape de Lala &ce parue quelques semaines plus tôt. La chanteuse, qui n’est pas encore entrée dans la caté­gorie poids lourd, accepte de se prêter au jeu. On a mon­té un show en cinq jours, ajoute Low Jack. Il a été présen­té à l’église parisi­enne de Saint‑Merri, en par­al­lèle de la Foire inter­na­tionale d’art con­tem­po­rain (Fiac). Ça nous a don­né envie de mon­ter un pro­jet com­mun de A à Z.” Cyrus Gob­erville et Low Jack s’envolent ensuite pour Cra­covie afin d’assister au fes­ti­val Unsound, tem­ple de la pluridis­ci­pli­nar­ité, véri­ta­ble bourse aux idées. L’ébullition qui les entoure donne des envies : l’une d’elles est de trans­former cette col­lab­o­ra­tion avec Lala &ce en quelque chose de plus grand, de plus ambitieux. « On s’est demandé ce qu’on pou­vait faire de fou, com­ment on pou­vait ren­tr­er et met­tre une grosse claque à Paris », se rap­pelle Cyrus Gob­erville. La ges­ta­tion de Bais­er Mor­tel com­mence alors.

Low Jack a une affec­tion par­ti­c­ulière pour les comédies musi­cales. Elles ont cette par­tic­u­lar­ité de dérouler à l’envi des sujets très généraux, très con­crets, puis d’en tir­er de bonnes his­toires. C’est aus­si, dans un autre reg­istre, ce qui ani­me une cer­taine scène R&B des années 2000, les Ush­er, Aaliyah, ou en France un cer­tain Sin­guila. « Ils avaient cette appé­tence pour le sto­ry­telling, pour les chan­sons presque opéra rock avec des his­toires d’amour à tiroirs, des duos qui se répon­dent, se sou­vient Low Jack. Avec Lala, on s’est aperçu qu’on avait tous deux beau­coup écouté Sin­guila. C’est une référence qui sort un peu de nulle part, mais il avait ce côté très améri­cain qui nous par­lait. Et puis, on avait en tête le clip de “U Remind Me” d’Usher, c’est un vrai show Broad­way. L’idée, c’était de pren­dre ces influ­ences et de les amen­er sur une forme beau­coup plus aride, proche d’une per­for­mance, avec une nar­ra­tion plus poé­tique et abstraite. Au départ, on se demandait si ça allait fonc­tion­ner. » Artis­tique­ment, le pro­jet est ambitieux. Il est réal­is­able, à con­di­tion que tout le monde s’implique pleinement.

 

Lala &ce m’a fait com­pren­dre que pour tra­vailler un sujet si com­plexe, il fal­lait qu’elle soit asso­ciée à des gens de con­fi­ance.” Low Jack

 

Faire tenir le récit

De prime abord, per­son­ne ne sem­ble trop com­pren­dre la final­ité du pro­jet. D’ailleurs, Low Jack com­mence à faire quelques plans sur la comète, jusqu’à ce que Lala &ce ne le ramène un peu sur terre. “J’étais très ent­hou­si­aste, j’avais toute sorte d’idées, je voulais boss­er avec plein de rappeurs dif­férents… Lala m’a recadré. (rires) Elle m’a fait com­pren­dre que pour tra­vailler un sujet si com­plexe, il fal­lait qu’elle soit asso­ciée à des gens de con­fi­ance, qu’elle con­naisse, avec qui elle avait l’habitude d’écrire. Sinon, on allait se per­dre.” Suivi à la let­tre, ce con­seil a joué un grand rôle dans la réus­site de Bais­er Mor­tel : Lala &ce sélec­tionne quelques artistes qu’elle chérit, qui puis­sent se frot­ter à des sen­si­bil­ités sim­i­laires. Jäde, rad carti­er, BabySolo33 et Le Diouck se joignent donc à l’aventure.

Com­mence alors l’écriture de ce qui n’est ni une comédie musi­cale, ni un album (à l’époque), ni un sim­ple con­cert. C’est un con­cept bâtard qui plaît à ces artistes mou­vants, sachant se trans­former et ayant le goût de l’avant-garde. Leur lib­erté d’écriture est totale. L’histoire est vague, le syn­op­sis “tient en trois lignes”, et tout le monde tra­vaille un peu de son côté, par ses­sions stu­dios séparées, avec Low Jack comme com­pos­i­teur et meneur. “Aux deux tiers de l’écriture, il a fal­lu met­tre tout ce qu’on avait sur la table, détaille ce dernier. On avait beau­coup de matière, on s’est posé, on a écouté, et on a sen­ti qu’une his­toire se tenait. Il lui man­quait seule­ment quelques bouts, quelques rac­cords. Là, un deux­ième temps d’écriture s’est enclenché pour que l’histoire se tienne.” Pour que la future inter­pré­ta­tion des artistes soit juste, décom­plexée, il faut qu’elle s’inscrive dans leur esthé­tique. Et puis, plus les morceaux pren­nent forme sur la scène de la Fon­da­tion Pinault-Bourse de Com­merce, plus cette asso­ci­a­tion d’artistes se trans­forme en véri­ta­ble troupe.

 

 

Sonorités extraterrestres

Entre-temps, Lala &ce explose avec son pre­mier album paru en jan­vi­er 2021, Every­thing Taste­ful. Elle change de statut, enchaîne les sol­lic­i­ta­tions, mais ne laisse cer­taine­ment pas tomber Bais­er Mor­tel. “Elle n’a jamais lâché, avoue Cyrus Gob­erville. Au con­traire, elle a encore plus ali­men­té le pro­jet avec le temps. On a cru la per­dre, mais non.” Au fil du temps se des­sine une musique aux esthé­tiques élec­tron­ique et rap, par­fois malaisante dans le bon sens du terme, « glitchée » et som­bre. La pat­te de Low Jack est bien là : “J’aime beau­coup la musique de club, la danse, les bass­es et les drums généreuses. Mais j’ai tou­jours cette idée que l’on célèbre tout cela en enfer, je cherche à retran­scrire la fête dans ce qu’elle a d’apocalyptique.” Une fois que la musique est presque ter­minée, que les rôles de cha­cun sont attribués ‑dont celui de Lala &ce, qui inter­prète donc la Mort‑, la danse vient se super­pos­er grâce à la choré­graphe Cecil­ia Ben­golea. Cette dernière couche artis­tique, c’est en fait un peu le décor, ce qui vient combler la sobriété de la mise en scène tout en con­ser­vant cet aspect épuré.

La générale et les qua­tre représen­ta­tions don­nées, le pro­jet aurait pu en rester là, demeur­er un tra­vail achevé. Mais devant l’enthousiasme de la troupe nou­velle­ment for­mée, il est décidé d’extraire la musique de la per­for­mance, de la con­serv­er sur un album, exacte­ment comme elle était dif­fusée sur scène, en respec­tant la chronolo­gie et l’histoire établies. La troupe devient un col­lec­tif. On y retrou­ve cette ambiance nébuleuse, ces sonorités par­fois extrater­restres qui met­tent frontale­ment en avant les inter­prètes. Sur scène, la danse et la mise en scène se dis­sipent désor­mais pour laiss­er place à un for­mat plus clas­sique, plus axé sur la musique. “Ça va être un show, un con­cert, con­clut Low Jack. On tra­vaille bien sûr sur une scéno­gra­phie avec le stu­dio Matière Noire, quelque chose de très con­cep­tu­al­isé, mais tout en con­ser­vant un côté brut. C’est une célébra­tion. L’idée, c’est de beau­coup tourn­er avec tous les artistes du pro­jet, de retrou­ver cet esprit de troupe tout en changeant la nature de Bais­er Mor­tel.” Mais sans touch­er à cette envie d’avant-garde.

 

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