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8 avril 2020

Bob Sinclar : « Je peux enfin montrer d’où ma musique vient »

par Tsugi

Chaque jour depuis le début du confinement, Bob Sinclar pointe sa bonne mine sur Facebook à 14h pour une heure de mix naviguant entre plusieurs de genres et ses 35 000 disques, tantôt contemporains tantôt dans un registre old school qui nous rappelle les grandes heures de Yellow Productions, le label qu’il créa en 1993 avec DJ Yellow. Ses sélections et son enthousiasme sont notre dose quotidienne de feel good indispensable. Et c’est un carton mondial. 

Interview par Eric Delhaye

Tu es où ?

À Paris, dans le Marais, où j’habite. Ma mère est là, mes enfants aussi.

Tu mixes depuis ton appartement ?

Non, depuis mon studio, à cinq minutes de chez moi. Je pars tôt le matin et je rentre le plus tard possible, pour ne croiser personne. Les bureaux de mon label Yellow sont à l’étage alors que mes platines sont au sous-sol. Mon confinement est plutôt agréable. Je ne suis pas obligé de voyager. Certes, je mixe sans public mais les retours que je reçois sont incroyables. Il y a un vrai partage. Toucher autant de gens, depuis chez moi, c’est fou. Je leur fais enfin découvrir ma vraie culture musicale. Beaucoup ne m’identifient qu’à un seul registre, celui de mes tubes – c’est normal et je ne le regrette pas. Mais, aujourd’hui, je peux aussi raconter mon histoire. Le premier jour, j’ai attaqué sans aucun thème. J’ai joué du St Germain, de la musique de qualité, des classiques… j’ai improvisé. Ce n’est pas le cas dans les clubs, où les gens attendent quelque chose de bien précis de ma part.

« À chaque fois, 10 000 ou 15 000 personnes me disent qu’elles reviendront m’écouter le lendemain. Si elles ne se lassent pas, c’est parce que j’ai des choses à dire. »

Comment l’idée de ces rendez-vous quotidiens a-t-elle germé ?

Ça a été une association d’idées, le temps de quelques secondes. Quand le confinement a été décrété, un lundi, je me suis dit : impossible de rester chez moi. Je vais aller au bureau, même si je dois installer un lit de camp. Mais pour quoi faire ? J’ai d’abord pensé à trier mes disques, par ordre alphabétique, pour m’occuper. Puis, en même temps que je fouillais ma collection, je me suis dit : pourquoi ne pas partager ce travail ? Je me suis donc mis à mixer, le premier jour, les disques – souvent des classiques – que j’exhumais, sans aucune thématique.

Tu possèdes combien de vinyles ?

Environ 35 000. Du coup, j’ai lancé un live sur Instagram, ainsi qu’un live Facebook que j’utilisais depuis six ans pour les soirées Electrico Romantico et Paris By Night au Pacha et au Heart d’Ibiza. Avec deux téléphones et du scotch, complètement à l’arrache, on a totalisé un ou deux millions de partages dès le premier jour. J’ai très vite compris que je venais de découvrir la possibilité de jouer ce que je voulais au moment où je le voulais. Moi, j’aime la funk et le disco, le hip-hop old school aussi, et je veux montrer aux gens d’où ma musique vient.

Le public a immédiatement adhéré et les vues sont montées en flèche. Comment l’expliques-tu ?

Je me demande si je n’ai pas été le premier à le faire, chaque jour de 14h à 15h, en ne jouant jamais la même musique. À chaque fois, 10 000 ou 15 000 personnes me disent qu’elles reviendront m’écouter le lendemain. Si elles ne se lassent pas, c’est parce que j’ai des choses à dire.

Cet impact t’a surpris ?

C’est incroyable ! Ma première session funk a été partagée dix millions de fois sur Facebook. Du funk ! Laisse-moi vérifier, parce que je tiens un petit carnet… C’était le jour 3, donc le premier jeudi du confinement. J’ai capté que les gens, chez eux, avaient envie d’écouter des choses différentes. Tous les profils sont là. J’ai mon petit rituel qui consiste à fêter des anniversaires pendant les sets, et ça m’est arrivé de le faire autant pour un enfant de 3 ans que pour un Anglais de 74 ans. Ce sont des moments de partage qui me plongent dans une forme d’extase artistique. Je suis là où j’ai toujours voulu être. C’est bizarre, parce que je ne suis devant personne, alors que ma vocation de DJ est de faire danser les gens. Là, c’est impossible. Mais quand on va sortir, ça va être fou.

« Avec deux téléphones et du scotch, on a totalisé un ou deux millions de partages dès le premier jour. »

Quand on mixe devant une caméra plutôt que devant un dancefloor, ça change quoi ?

Il n’y a pas d’échange d’énergie. La première fois que je suis entré dans un club, en 1987, j’ai été frappé par le sound system. C’était organique, une chimie nouée avec la dynamique des basses. Quand je joue, j’aime partager ce moment organique avec les gens. Je vous envoie cette énergie par l’intermédiaire des enceintes et vous me la renvoyez, corporellement, avec vos bras ou avec vos cris. Le clubbing est le dernier espace communautaire où les gens ne se demandent pas de quel milieu, de quelle couleur ou de quelle religion ils sont. C’est ce qui me manque le plus.

Cette énergie du dancefloor ne te parvient donc pas. Comment, malgré tout, nourris-tu la tienne ?

Une fois de plus, je suis dans une extase. Je suis seul mais je sais que les gens sont là, parce que je reçois leurs messages – c’est une forme d’énergie. Puis, je me considère comme un lien, je transmets des musiques qui me tiennent à cœur. Je veux faire découvrir ce qui ne passe plus à la radio.

Comment prépares-tu chaque set ?

Par exemple, pour un set de funk, les morceaux ne sont pas calés au tempo et ils font tous entre trois et six minutes. J’essaye de leur donner un petit coup de frais en réalisant des edits : je raccourcis les chansons, j’ajoute une boucle rythmique avant et après pour pouvoir les mixer de façon moderne. Je fais ça systématiquement, même pour les morceaux de house des années 90, et ça me prend entre sept et huit heures par jour, en plus du mix. En ce moment, je travaille seize heures par jour. Je mets tout ça dans des clés USB et, pour ma première soirée après le confinement, je promets que je vais mixer pendant 24 heures.

« Pour ma première soirée après le confinement, je promets que je vais mixer pendant 24 heures. »

Comment définis-tu le thème du jour ?

J’aime le rap, la funk, la soul, le disco, la house. Ça fait cinq catégories. Ensuite, il y a des sous-divisions. Par exemple, dans le funk, je fais une spéciale Prince et productions : Sheila E, The Time, The Family, Apollonia 6, Vanity 6… J’ai même appelé Sidney parce qu’il avait une soirée spéciale Prince baptisée Lovesexy, tous les lundis aux Bains Douches, vers 1990 ou 1991. Je lui ai demandé sa playlist de l’époque et il m’a envoyé quatre inédits, en vinyle, qui sont quasiment introuvables. J’essaye d’être le plus pointu et pertinent possible, et c’est une injection de bonheur à chaque fois. Je prépare aussi une spéciale Palace 1989, sur les débuts du rap et de la house. Toutes ces musiques font partie de mon histoire.

On a aussi l’impression que ça vous fait du bien de jouer old school…

Ah ouais ! Je fais cent dates dans l’année, dont vingt où je m’éclate. Le reste, faut enchainer devant des gens qui m’attendent sur des trucs très commerciaux. Je peux m’amuser à mixer un Daft Punk avec « Controversy » de Prince, parce que c’est la même tonalité, mais je vois bien que certains me regardent du genre : “Mais qu’est-ce que tu fais ?”

Les commentaires affluent des quatre coins du monde pendant chaque set. As-tu le temps de les regarder ?

Pendant que je joue, non. Mais, après chaque session, je m’efforce de lire 300 ou 400 messages et j’en reposte certains.

Quels messages t’ont le plus touché ?

Des choses incroyables. Des soignants qui me disent que je leur donne l’énergie pour y retourner ; d’autres qui me remercient de leur faire oublier le confinement, une heure par jour, quand ils dansent avec les enfants. S’ils peuvent associer la musique que je joue à un moment de bonheur, dans un tel contexte, c’est génial.

Dans les commentaires, les internautes ne mentionnent pas seulement la musique. Ils disent aussi que ton enthousiasme leur fait du bien. Où le puises-tu dans une telle période ?

Quand j’écoute de la musique, j’ai la patate, et c’est une sensation que j’éprouve depuis la première fois où je suis entré dans un club. J’avais 18 ans. Entre la musique et moi, la relation est corporelle. Aujourd’hui, je comprends pourquoi j’ai acheté tous ces disques. C’est un trésor. J’ai la foi dans une énergie suprême qui me dirige. C’est ce qu’on appelle l’instinct et il m’a toujours guidé vers ça. Ma mère m’a donné une série de photos de moi, bébé, à 18 mois, avec une platine vinyles en plastique. Je posais des 45-tours et je les enlevais. Puis, je posais le disque, j’enlevais le disque ; je posais le disque, j’enlevais le disque… je n’arrêtais pas. Peut-être que cette action a refait surface, à 18 ans, quand j’ai vu pour la première fois un DJ effectuer le même geste.

 

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Redécouvres-tu, en fouillant aujourd’hui dans ta collection, des morceaux que tu avais oubliés ?

Non. Si je les choisis, c’est parce que je les connais. Mais je reçois aussi les conseils de mon ancien associé, DJ Yellow avec qui j’ai monté le label, ou de mon pote Cutee B avec qui je produis de la musique depuis toujours.

Quels sont tes trois morceaux feel good préférés ?

Ashford & Simpson, « Found A Cure », mon titre de disco préféré ; ensuite, tu peux mettre « Rock This Party (Everybody Dance Now) », un morceau à moi ; enfin, « 1999 » de Prince.

Tu notes toutes tes idées dans des carnets ?

Oui, j’ai un journal où je note les titres : une page Prince, une page funk, une page Africanism… et quand j’ai seize titres dans la page, je les organise. Quand même, je ne pensais pas que ça durerait aussi longtemps et on en a au moins jusqu’à fin avril… Mais je vais tenir ! Quand je commence un truc, je ne lâche rien. Je suis peut-être celui qui a le moins de talent mais je suis un besogneux. Un mort de faim. Une machine. Un pitbull.

Bob Sinclar et son mannequin en plein set – Capture d’écran Facebook

Les gens commentent souvent la présence, dans ton dos, d’un mannequin de vitrine vêtu du maillot d’Alerte à Malibu

Je collectionne les jouets, les figurines… Ne me demande pas pourquoi mais, une année, pour mon anniversaire, j’ai demandé à mon ex-femme de m’offrir un mannequin américain. À Miami, où les nanas se font greffer des nichons énormes en plastique, les mannequins des vitrines sont formatés de la même façon. Je trouvais que, dans ma collection, ça manquait. Du coup, j’ai reçu une paire de commentaires outrés de gens qui trouvent que ça fait potiche. Heureusement, les autres en rigolent. Ça fait partie de ma personnalité. Y’a pas de mensonges.

Pendant tes sets, tu fais régulièrement des dédicaces à des amis quand tu vois qu’ils se connectent. Joey Starr, par exemple…

Joey fait partie de mes idoles. Je suis venu à la musique par le rap. J’écoutais Dee Nasty sur Radio Nova, Assassin et NTM venaient souvent faire des improvisations. La première fois que je l’ai rencontré, je jouais au Pacha de Barcelone et son manager m’avait envoyé un message pour me dire que Joey Starr voulait passer m’écouter. Je lui ai réservé une table, avec une bouteille payée de ma poche, comme si c’était un ami. Plus tard, il est venu me voir au Pacha Ibiza. J’ai beaucoup d’admiration pour lui. J’ai même, chez moi, une photo que Nikos Aliagas a fait de ses mains.

À titre personnel, comment vis-tu ce confinement ?

Je suis très prudent. Ma maman, qui gère le label, reste chez elle et je lui monte des courses. Mes enfants sont chez leur mère et on habite dans la même rue, donc ils peuvent venir me voir. Et moi, je vais au studio tous les jours, dans le Marais où ça sent enfin bon. On pourra au moins en retenir des leçons sur le niveau de pollution à Paris.

Tu travailles actuellement sur un morceau avec le chanteur jamaïcain OMI. Le confinement peut-il être une source de créativité ?

J’ai pris contact avec OMI pour lui proposer de faire une chanson, ensemble, sur le sujet de l’union nécessaire dans une telle situation. Il réfléchit aux paroles et je travaille sur l’instru. Je fais aussi de la musique avec un Belge très cool, Janee. Ce sont des belles collaborations.

Cette épreuve va-t-elle changer notre manière de faire la fête ?

Il faut garder cet état d’esprit et aller au combat.

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