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11 mai 2017

Bourgeoisie, heavy metal et autocollant… L’histoire du sticker Parental Advisory

par Nico Prat

Article extrait du numéro 102 de Tsugi (mai 2017) disponible sur notre boutique en ligne.

Il est là depuis tellement longtemps qu’on ne le remarque plus, et pourtant, l’histoire du sticker Parental Advisory est celle de l’éternelle lutte de la censure et de la bourgeoisie coincée contre la liberté d’expression et les chansons cochonnes. Un petit autocollant, une grande épopée politico-artistique.

Tout commence un beau jour de 1984, quand Mary Elizabeth Gore, surnommée Tipper, femme d’Al Gore, futur vice-président des États-Unis (ils divorceront en 2010 après trente années de mariage), décide de faire plaisir à sa fille en lui achetant l’album d’un artiste à la mode, un certain Prince, qui cartonne alors avec son album Purple Rain. Tout se passe bien jusqu’à ce que la dixième piste se lance, et qu’au beau milieu du salon, le Kid de Minneapolis ne se mette à chanter la masturbation féminine. Ce titre, “Darling Nikki”, Tipper l’entend et le voit comme une insulte, une saleté, et pire, une menace pour sa fille Karenna, qui n’a alors que onze ans, et plus largement, pour la jeunesse américaine. Choquée, elle décide de se pencher sur le contenu du walkman (oui à l’époque la musique s’écoutait majoritairement sur des cassettes audio…) des adolescents, et découvre avec horreur, en zappant sur la chaîne MTV alors en plein boum, que Van Halen, avec “Hot for Teacher”, et Mötley Crüe, avec “Looks That Kill”, tournent en boucle et chantent eux aussi le sexe facile et la luxure. Le heavy metal est donc pris pour cible, mais Tipper Gore s’attaque également au classique du septième art Massacre à la tronçonneuse, et au jeu de rôle Donjons & Dragons. Pour elle, nos chères têtes blondes sont vulnérables, menacées, et elle décide donc de prendre les armes. Femme d’influence, elle appelle quelques copines. Après tout, son mari est sénateur, et ses revendications seront entendues si elle s’allie à d’autres “desperate housewives” haut placées, comme Susan Baker, la femme du secrétaire au Trésor, Pam Howard, femme d’un magnat de l’immobilier et Sally Nevius, l’épouse du président du conseil municipal de Washington DC. Ensemble, elles forment le Parents Music Resource Center, ou PMRC, et deviennent,pour les médias et leurs ennemis, les Washington Wives.

THE FILTHY FIFTEEN

Au début de l’année 1985, le PRMC écrit à la RIAA (Recording Industry Association Of America, association interprofessionnelle qui représente l’industrie de la musique), pour demander un arrêt total de la commercialisation de textes à contenu un peu olé olé. Refus et rigolade. Pas grave, Madame revient à la charge avec l’idée d’une notation à imprimer sur la pochette du disque : X pour des paroles au contenu sexuel, V pour la violence, D/A pour drogues et alcool, et O pour des thèmes occultes. Là encore, elle ne reçoit que rires et consternation de la part de la RIAA: sur soixante-deux labels contactés, seuls sept répondent, tous par la négative. Le PMRC s’accroche et va encore plus loin en publiant une liste de quinze titres à bannir impérativement. Cette liste diffusée dans la presse se voit nommée The Filthy Fifteen, les quinze crasseux. Prince, Madonna, Judas Priest, Cindy Lauper, Def Leppard, AC/DC ou Motley Crüe s’y côtoient. Les radios n’en ont que faire, mais Tipper Gore a de la ressource, et grâce à son mari, convoque une audition devant le Sénat. Rien que ça. Une partie de la communauté chrétienne soutient activement l’offensive, mais en face, l’opposition émerge, incarnée par la campagne Parents For Rock And Rap, défendant la liberté d’expression, et menée tambour battant par l’activiste Mary Morello, qui n’est autre que la maman du guitariste de Rage Against The Machine Tom Morello (qui n’a sans doute pas eu la même enfance que la petite Karenna).

SADO-MASO VS CHIRURGIE

Le 19 septembre 1985, dans l’aile nord du Capitole, les costards cravates sont de sortie, les choucroutes de mesdames aussi, bien décidés à faire la peau au rock’n’roll. Face à eux, Dee Snider de Twisted Sisters, les bras nus et les cheveux bouclés, et Frank Zappa, moustache en avant. Tous exposent leurs arguments, au premier rang desquels figure le premier amendement de la constitution américaine (“Le Congrès n’adoptera aucune loi […] pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement”) en y ajoutant une réalité toute simple: l’Art est soumis à interprétation. Ainsi, quand Madame Gore accuse Dee Snider de chanter les charmes du bondage dans “Under the Blade” (1982), lui répond, face aux caméras qui filment les auditions : “Mme Gore a cherché dans mes textes du sadomasochisme, et en a trouvé. Mais si quelqu’un y cherche des références chirurgicales, il en trouvera aussi.” La chanson parle en effet d’anesthésie générale et de bistouri. Le chanteur John Denver est également présent au micro. Lui sait mieux que quiconque de quoi il parle : quelques années plus tôt, en 1973, alors que le gouvernement américain investit massivement dans sa cam- pagne antidrogue et anti-hippies, le FCC, ou Commission fédérale des communications, demande aux radios de ne pas programmer son titre “Rocky Mountain High”, y voyant là une apologie du spliff. Denver, lui, souhaitait juste chanter son amour des promenades en forêt. Zappa, lui, va plus loin que les autres, en accusant ouvertement le Sénat et la RIAA de comploter main dans la main, dans le but de faire passer, en échange de l’adoption de certaines règles édictées par Tipper Gore, une loi interdisant la copie d’un album sur une cassette audio vierge, ce qui, selon l’organisation, représentait un manque à gagner de plusieurs milliards. Les deux partis s’écharpent, et Madame Gore ne lâche rien, allant jusqu’à demander l’impression de l’ensemble des paroles des albums… Sur la pochette. On peine à imaginer ce que cela aurait donné avec l’arrivée du CD.

ET LE STICKER FUT

Le 1er novembre 1985, alors que les auditions ne sont pas officiellement terminées, la RIAA cède, et le sticker Parental Advisory : Explicit Content (avertissement aux parents, contenu explicite) voit le jour. Alertées par l’écho considérable dans l’opinion publique, dix-neuf maisons de disques acceptent sa mise en place immédiate. Au final, c’est un échec pour Tipper Gore, puisque le choix d’apposer le sticker ou non revient aux labels, que ce sticker est le même pour tout le monde, peu importe le contenu des textes, mais aussi et surtout que le choix de vendre ou non ces albums revient aux magasins. Seule la multinationale de grande distribution Walmart refusera de mettre en rayon ces disques labellisés. Les musiciens, eux, se frottent les mains, comme le raconte Nikki Sixx, bassiste des rockeurs de Mötley Crüe, dans le documentaire Heavy : The Story Of Metal en 2006: “La présence de ce sticker sur la pochette d’un album était la garantie qu’il serait acheté par les adolescents rebelles.” En somme, le Parental Advisory devient un symbole de cool. Très vite, le rap s’empare également de ces quelques lettres blanches sur fond noir pour attirer les jeunes par leur liberté de parole, leur folie verbale, leur argot, leur violence, avant d’en faire un élément majeur de leur identité graphique (l’affiche du film Straight Outta Compton, qui raconte l’ascension de NWA, reprend les mêmes codes couleur). Tous les grands albums rap sont marqués de son sceau: Illmatic de Nas, Enter The Wu-Tang de Wu-Tang Clan, The Chronic de Dr. Dre, Ready To Die de Notorious B.I.G, The Slim Shady LP d’Eminem… Rien à signaler en revanche sur les pochettes de Vanilla Ice. CQFD.

CENSORSHIT NUMÉRIQUE

Que reste-t-il aujourd’hui du Parental Advisory? Plus grand chose, vraiment. Tipper Gore est aujourd’hui la présidente de la RIAA. Ironique. Sa fille, Karenna, a aujourd’hui 43 ans, et a vu le loup plus d’une fois depuis cette écoute de “Darling Nikki” dans le salon familial. Ce fameux sticker ne choque plus personne. Mais la censure est toujours là, pas nécessairement plus discrète, mais différente. Numérique. Fin 2014, Apple a breveté une technologie permettant de scanner les chansons et d’en supprimer les gros mots. La mention EXPLICIT est, elle, inscrite en lettres rouges dans les metadata des morceaux sur iTunes (même si vous n’y faites pas attention, elles sont bien présentes). Tipper approuve sans doute. Prince et Zappa n’ont eux plus leur mot à dire.

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