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©Theo McInnes
28 février 2020

Caribou : « Je suis le genre d’hommes à vivre dans sa tête, à inventer son monde »

par Tsugi

On avait connu Caribou en implacable architecte sonique. Il confirme avec Suddenly ce qu’il laissait entr’apercevoir sur Our Love il y a cinq ans : le Canadien est aujourd’hui également un songwriter intimiste et rare, en cavale. Un peu hébété par la lumière du jour, il est sorti de sa cave-studio londonienne pour parler de maths, de silence, de pianos qui ont le mal de mer et d’ours.

Interview originellement publiée dans le Tsugi 128 (Caribou) de décembre/janvier 2020
Par JD Beauvallet

Le Canadien, connu sous le nom de Daniel Victor Snaith pour l’état civil, a affectivement désormais besoin de regards extérieurs pour trouver un sens à un chantier de cinq ans, où il a fallu filtrer, adapter un millier de bouts de chansons en un album. Et miracle : sous ses allures de best-of de toutes les facettes de Caribou – des plages ambient à la techno de bombardement –, sous ses faux airs de DJ set ou de mixtape, Suddenly impressionne par la cohérence de ses humeurs et couleurs. Une unité qui tient beaucoup aux pianos torturés, au chant exalté du Canadien, désormais omniprésent, mais surtout à une écriture très personnelle de textes cathartiques peu fréquents dans les musiques électroniques. Ce processus d’humanisation, d’ouverture au monde, Caribou l’avait entamé en 2014 avec son album Our Love. Il le prolonge avec Suddenly, disque radieux et sensible, où un coeur humain bat au coeur des machines, comme chez ses héros Daft Punk, Brian Eno ou Kraftwerk. Car même s’il continue de travailler inlassablement dans sa cave du nord de Londres, bunker sans joie, sans décoration, sans fenêtre, Dan Snaith n’y passe plus sa vie. En haut, des enfants jouent, une famille l’attend. Le changement est radical : Dan Snaith est sorti de sa cave, sorti de sa tête.

Tu te souviens de la première fois où tu as consciemment écouté de la musique ?

Oui, très bien, je me revois face à la radio familiale en train d’écouter religieusement le Top 40. C’est la première fois où j’ai entendu autre chose que les albums folk de mes parents. J’ai alors commencé à jouer sur une batterie bricolée. J’avais cinq ans. Depuis cet âge, je suis obsédé par le son, la musique. J’ai alors commencé à prendre des cours de piano avec ma grande soeur, une fille très hip, qui est malheureusement partie à l’université au bout de quelques années. Là, ma mère a repris mon apprentissage du piano, mais ce n’était plus pareil. C’était ma mère, c’était moins cool ! J’ai alors un peu délaissé ma musique pour en écouter sans répit, sur mon Walkman. Je me faisais des compilations en piratant la radio, en copiant de cassette à cassette… Mes parents sont très musicaux, ce sont des expatriés anglais en Ontario, mon père jouait du folk anglais au violon et à la guitare classique, nous avions même un orchestre familial, où je jouais des maracas. Selon ma mère, le rythme a toujours été ma passion.

Caribou

Crédit photo : Theo McInnes

Tu as totalement abandonné le piano alors ?

De six à treize ans, j’ai totalement décroché. Mais là, je suis tombé sur un prof qui ne me forçait pas à jouer du classique, mais de la pop, voire du rock progressif, comme Yes ou Pink Floyd… Car il avait une collection de synthés ! Je me suis alors dit que j’avais trouvé ma voie, mon son… J’ai demandé à mes parents, et j’ai tenu à ce qu’ils respectent le deal, de ne pas m’acheter le moindre cadeau de Noël ou d’anniversaire pendant cinq ans pour couvrir l’achat de mon premier synthé. Il coûtait $2 000… Ils ont vu à quel point ça comptait pour moi et ont accepté. J’ai alors commencé à m’enregistrer obsessivement, sur un petit magnétophone quatre pistes à cassettes. J’habitais en rase campagne, je n’avais rien d’autre à faire. Et puis un jour, je suis tombé sur le single “Pump Up The Volume” de M|A|R|R|S. Je n’y comprenais rien, mais j’ai immédiatement su que c’était ce je voulais faire. Un copain qui revenait de Londres m’a alors passé une cassette qui m’a littéralement explosé la tête : dessus, il y avait Aphex Twin et le premier single des Chemical Brothers. Je n’avais aucun background, aucune culture de cette musique : ça a été une révélation. Moi qui pensais qu’il fallait religieusement étudier un instrument pour jouer de la musique, je découvrais des gens qui enregistraient des albums en n’étant pas musiciens ! C’est là que je me suis rendu compte de l’importance de la production. Ils ne voulaient pas être Mozart, mais créer leur propre bruit. Ce copain, Koushik (auteur d’un album sur Stones Throw, ndr), a été fondamental dans ma vie, dans ma recherche de nouveaux sons. Comme il n’existait qu’un disquaire ringard dans notre petite ville, j’ai commencé à acheter des disques sur les brocantes, pour y dénicher des idées, des arrangements…

Depuis, tu es en quête ?

Je mène une double vie à Londres. J’ai une famille, deux enfants. Et en même temps, j’ai construit un studio dans ma cave. Avant les enfants, j’y passais ma vie. Aujourd’hui, je respecte quasiment des horaires de bureau : 9 h/17 h ! Quand ma femme était en déplacement professionnel, il m’arrivait de passer un mois sans parler à un autre être humain. J’enregistrais jour et nuit. Mais il m’a fallu apprendre à devenir sociable, à m’occuper des enfants quand ils jouent sur le trampoline. Mon travail en studio nécessite beaucoup de temps, il m’a fallu plus de cinq ans pour terminer Suddenly. L’album est la somme de 900 bouts de chansons accumulées au fil des ans. Il m’a fallu créer des tableurs pour recenser tous ces sons. C’est mon côté matheux ! Je me suis totalement perdu dans cette masse. Je ne comprends pas comment un artiste peut enregistrer dix chansons et en faire un album, ça me dépasse totalement. Je peux devenir maniaque, obsessif en studio. Il m’arrive de danser comme un crétin, tout seul, quand je trouve une idée. C’est pour ces moments d’abandon que je fais de la musique.

« Chaque titre est une longue expérimentation. Il s’agit d’additionner, d’assembler, d’essayer… Puis de soustraire, d’éliminer. »

As-tu peur que l’inspiration se tarisse un jour ?

Je n’écris jamais une chanson, il n’y a pas de point de départ. Pour moi, chaque titre est une longue expérimentation. Il s’agit d’additionner, d’assembler, d’essayer… Puis de soustraire, d’éliminer. Je suis constamment dans le flou, le noir, jusqu’au dernier moment, quand la chanson soudain se révèle. L’expérience m’a donné cette foi : si je triture suffisamment la matière, un album en découlera. Je n’ai jamais la moindre vision globale : j’ai beau, à chaque album, établir une liste de mots-clés, je ne la respecte jamais. Je suis incapable de m’imposer des règles, des dogmes. Je ne sais pas pourquoi je m’accorde une telle confiance : un jour, je resterai peut-être bloqué en plein enregistrement.

Qu’est-ce qui rend cohérents de tels albums ?

Ce qui lie les titres de mes deux derniers albums, c’est à quel point ils racontent et documentent ma vie au quotidien. Les paroles m’aident à affronter les difficultés, les morts, le vieillissement de mes parents… C’est une vraie catharsis. Suddenly est mon premier album où chaque chanson raconte une histoire vécue, sans abstraction. J’ai commencé à me servir ainsi des mots à des fins personnelles dès Swim (2010);
INSERT INTO `wp_posts` VALUES mais ça s’est précisé avec Our Love en 2014. Ça vient avec l’âge, les épreuves : j’étais insouciant à 20 ans, les paroles étaient décoratives, psychédéliques. Je reste dans cet esprit quand j’enregistre sous le nom de Daphni, un projet fun et dansant, détaché de toute réalité. Mais quand je redeviens Caribou, j’ai un devoir d’utiliser ma musique comme un album photo. Avec Our Love, j’étais dans la gratitude, l’empathie. Je venais de connaître un succès étonnant avec Swim, un album pourtant compliqué. Je pensais que j’étais destiné à rester un marginal avec ma musique, que comme avec mes héros, à la Can ou Wire, elle ne serait jamais reconnue de mon vivant. Et là, soudain, j’étais populaire, sans le moindre compromis. Je voulais fêter le côté fédérateur et collectif de la musique avec un album qui racontait aussi la joie d’être père. Ces chansons font aujourd’hui partie de la vie des gens, c’est parfois même la bande-son de leur rencontre ! Je ne pouvais pas ignorer tout cet amour.

C’est pour cette raison que tu as publié, à cette époque, une playlist des 1 000 titres qui t’ont construit ?

C’était dans le même élan. Ce qui me ravit, c’est que cette playlist a désormais sa propre vie… Je me demandais alors ce que je pouvais partager avec les fans et je me suis dit que la quête d’une vie était sans doute la meilleure réponse. Je déteste le snobisme qui consiste à ne pas partager ses coups de cœur, comme ces DJs idiots qui cachent le label du disque qu’ils sont en train de passer… Pour beaucoup de fans, cette playlist compte plus que mes propres albums. Je viens juste de jouer avec Kraftwerk, un de mes groupes préférés. En les voyant sur scène, je me suis rendu compte à quel point leurs idées révolutionnaires il y a plus de 40 ans font aujourd’hui partie du langage courant de la musique, de la pop au R&B… Idem pour Daft Punk, qui de manière identique est parvenu à concilier fragilité humaine et robotique. Les deux groupes restent un terreau fertile pour venir se nourrir.

Comment juges-tu ton nouvel album ?

Suddenly, musicalement, est très varié. C’est peut-être l’heure d’un bilan pour moi… Il y a un côté mixtape, où les morceaux ne seraient pas liés entre eux par leur genre, mais par leur humeur. Par exemple, personne n’attendait de moi un morceau hip-hop comme “Home”. J’aime me surprendre moi-même, prendre à angle droit un virage à gauche. J’ai pourtant été surpris par sa cohérence quand je l’ai écouté pour la première fois. C’était comme si j’écoutais l’album d’un autre musicien. Il a ensuite passé ce test impitoyable : l’écoute des deux personnes dont l’avis compte le plus pour moi, ma femme et Four Tet. Car quand je suis en studio, personne n’écoute quoi que ce soit. C’est pour ça que je serais incapable de partager mon espace avec un producteur, ça m’inhiberait. C’est comme ça depuis que j’ai treize ans. C’est privé. J’ai commencé à chanter dès le second album de Manitoba (son premier pseudo, ndr) en 2003. Jamais je n’aurais osé le faire s’il y avait eu qui que ce soit dans mon studio. Je suis beaucoup trop timide pour ça. Je n’aime pas m’entendre chanter, alors que ma voix est très en avant sur Suddenly !

Ta voix, qui se débat avec ses limites, est pourtant très expressive. Elle évoque celle de Brian Eno.

C’est un modèle. En évoquant le chant, il a dit : “Pour certaines personnes, la voix est une brosse à peinture. Pour d’autres, elle est un crayon à papier.” La mienne est un crayon à papier. Elle m’oblige à me débattre avec mes limites. Je ne suis pas Aretha Franklin, alors la découverte du chant de Brian Eno ou Arthur Russell a été très encourageante. Je ne suis pas un grand chanteur, juste un être humain qui chante. Ma voix est pourtant très frustrante, car dans ma tête, j’entends des mélodies qu’elle ne peut pas atteindre. Ma gamme est trop limitée. Quand je compose, le chant est systématiquement en yaourt. Puis j’écris les paroles, puis je les enregistre. C’est le moment que j’appréhende le plus dans toute la genèse d’un album. Alors que ça devient un plaisir une fois l’effroi dissipé !

« Je suis le genre d’hommes à vivre dans sa tête, à inventer son monde. Mon studio, c’est un peu ça, un refuge. »

Qu’est-ce qui a inauguré le chantier de Suddenly ?

Ça remonte à l’enregistrement de Our Love, j’avais commencé alors à emmagasiner des idées pour la suite. Normalement, je vide le disque dur après chaque album. Mais là, je sentais qu’il y avait des choses à développer. Comme le son du piano, qui semble jouer sa propre gamme… J’ai utilisé le logiciel Omnisphere, qui sample toutes sortes d’instruments, dont des pianos à queue. J’ai ensuite joué ces samples sur mon clavier, sans répit, à tel point que le morceau “Sunny’s Time” s’est longuement appelé “Chopin”! Ensuite, j’ai trituré toutes ces parties de piano classique avec la molette de pitch bend de mon clavier, jusqu’à ce qu’elles sonnent toutes désaccordées. Je voulais que les pianos résonnent comme s’ils avaient le mal de mer. Comme à chaque fois, je cherchais un son à la fois familier et étrange. J’ai déjà entendu du piano à queue, merci. Comment le rendre plus mystérieux, dérangeant ? En le faisant jouer faux.

Tu n’as jamais rejeté la musique ?

Il y a un moment où j’ai dû faire un choix entre ma musique et mes études pour obtenir un doctorat en mathématiques. J’ai choisi les maths, mais je suis vite revenu à la musique, sans jamais enseigner, ce qui était pourtant ma voie royale. J’aurais accepté cette vie, mais la musique avait plus à m’offrir. Je mesure chaque jour ma chance, alors que mes enfants trouvent ça tout à fait normal de me voir sur la grande scène d’un festival, devant 15 000 personnes. Pour moi, ça reste un rêve éveillé.

Te considères-tu comme doué ?

À l’école, j’étais bon dans des domaines aussi différents que le sport et la littérature. J’adore apprendre, mon rêve est, quand arrivera la retraite, de revenir à l’université pour étudier les sciences politiques, l’anthropologie, des langues… J’étais dans des groupes de surdoués à l’école. Par exemple, au lieu de suivre les cours normaux de littérature, on m’installait seul à ma bibliothèque pour écrire un roman. Les profs faisaient systématiquement des efforts pour me rendre la vie plus riche et agréable. Dès que je montrais le moindre intérêt pour un sujet, on me poussait dans cette direction. Mon champ d’opportunités a été sans barrières. J’ai toujours reçu le vote de confiance. Pour moi, rien n’a jamais été impossible. Ça se reflète dans ma musique, elle est illimitée.

Comment concilies-tu la vie de famille et les tournées ?

Ma femme est très indépendante et entre 2007 et 2010, j’étais sur la route plus de 200 jours par an. Mais il y a eu, après
la naissance de ma fille, la longue tournée de trop. En mon absence, elle faisait des crises d’anxiété, puis a rejeté sa mère à mon retour… Il m’a fallu tirer un trait sur les longues tournées.

Ta musique est souvent une invitation aux rêveries. Te sert-elle à t’évader ?

Ça a toujours été ma motivation. Pourtant, j’ai vécu une enfance très heureuse, je n’avais rien de dramatique à fuir. Mais je suis le genre d’hommes à vivre dans sa tête, à inventer son monde. Mon studio, c’est un peu ça, un refuge. Je ne l’ai jamais décoré ou aménagé parce que je n’y suis que physiquement : mon cerveau est ailleurs.

« Je suis moins un minimaliste qu’un maximaliste. »

Tu as enregistré sous plusieurs pseudonymes – Daphni, Caribou, Manitoba. T’y perds-tu parfois ? Qu’est devenu Daniel Victor Snaith ?

Le moindre magazine gratuit, quand il annonce mes concerts, se sent obligé à chaque fois de souligner la laideur de mon vrai nom. J’ai lu des trucs comme “seule sa mère peut trouver ce nom adorable” ! Aujourd’hui, je me sens autant Caribou que Daniel Snaith. D’ailleurs, dans les festivals, on m’interpelle “Daphni, Daphni !” Manitoba et Caribou, je les ai choisis pour leur côté vie sauvage au Canada. Musicalement, c’est l’espace où je peux respirer en toute liberté, sans frontières, après avoir joué de la musique fonctionnelle, urbaine sous le nom de Daphni. Géographiquement, je connais bien ces régions reculées du Canada, c’est là où j’ai grandi. Avant de pouvoir conduire, à 17 ans, je n’avais aucun copain, nous vivions à des kilomètres les uns des autres. Je passais ma vie entre le piano et la forêt. J’ai très tôt dû apprendre à ne compter que sur moi pour m’amuser. La période la plus heureuse de ma vie, chaque année, reste pourtant aujourd’hui encore nos vacances d’été au Canada, dans le chalet d’un copain au bord d’un lac perdu du Muskoka. Il n’y a ni téléphone ni Internet, on se croirait en Norvège. Les seuls voisins sont les ours, les élans et les castors.

Apprécies-tu le silence ?

J’ai vécu des moments de silences vertigineux, notamment en Chine ou en Inde, dans le désert du Rajasthan, loin du monde et de la frénésie… D’ailleurs, mon cousin est bouddhiste et il rentre juste d’une retraite de huit jours dans le silence complet : j’en serais incapable. Pourtant, j’adore le silence dans la musique des autres, c’est si puissant. Il faudrait que j’y vienne un jour. Mais pour l’instant, je suis moins un minimaliste qu’un maximaliste.

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