© Liv Hamilton

Puma Blue : “C’est un album sur la mort, mais j’y parle aussi d’amour”

par Tsugi

On l’a présenté comme le Chet Bak­er de l’âge numérique, mais sur Holy Waters, Puma Blue allie sax­os, trip-hop, Radio­head et Jeff Buck­ley dans un grand album clair-obscur.

Jacob Allen est insom­ni­aque depuis ses 10 ans. C’est d’abord pour tromper la soli­tude de ses longues nuits qu’il a com­mencé à écrire sous le nom de Puma Blue. De ces insom­nies naquirent Swum Baby (2017), puis qua­tre autres EPs vaporeux, qui s’élèvent dans une nuit bleue comme la fumée d’une clope mal écrasée. « Ces EPs, c’était mon cœur qui saig­nait, définit Allen de sa voix de velours, à l’aise dans un cardi­gan gris. Mon pre­mier album, In Praise Of Shad­ows, traitait du problème que les insom­nies représentaient dans ma vie. Mais aus­si de vain­cre cer­taines douleurs. » Bête noc­turne, Allen sam­plait alors un morceau de la BO d’Eternal Sun­shine Of The Spot­less Mind, le film de Michel Gondry dans lequel deux âmes sœurs cherchent à se retrou­ver dans leurs rêves. Sur son nou­v­el album Holy Waters, le mot « dream » revient six fois : déposé comme un bais­er au cœur de la com­plainte à la Elliott SmithDream Of You” ; lâché du bout des lèvres, comme crain­tif, sur l’incandescente « Hounds », épique descente aux enfers trip-hop sur laque­lle le fauve singe Radio­head, chante comme Jeff Buck­ley et dis­tille une ambiance à la Mas­sive Attack avant de se crash­er dans une explo­sion jazz qui enver­rait Jack Ker­ouac à l’hosto.

Holy Waters vient également de sen­sa­tions éprouvées tard dans la nuit ou tôt le matin. Mais dans un état plus con­scient, avec plus de contrôle. C’est un album sur la mort, mais j’y par­le aus­si d’amour.” Allen a ren­con­tré quelqu’un qu’il aime assez pour avoir quitté son Angleterre natale, direc­tion Atlanta. Depuis, le croon­er maus­sade dort mieux. Sans être totale­ment sor­ti des ténèbres pour autant. Sur “Hounds”, il par­le d’être éveillé dans un espace qui s’apparente à un enfer. “C’est comme être piégé dans des limbes. Je l’ai écrite alors que je me sen­tais très seul et dépressif. C’était comme vivre dans un niveau de l’enfer.” Si quelques éclaircies (la très douce “Pret­ty”) fil­trent à tra­vers Holy Waters, ce deuxième disque demeure un nuage som­bre éclairé par des lumières de lam­padaires. À la fenêtre d’une barre d’immeuble, on visu­alise le poète fumer des cig­a­rettes dont les frais­es rougis­sent comme les lanternes qui coif­f­ent les grues d’une métropole endormie, assommée par la chaleur estivale.

 

 

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À écouter “O, The Blood!”, on dirait que vous n’aimez pas trop l’été. Vous y chantez: “My blood has run cold. When the summer’s too long. Oh this summer’s too long.” Vous trou­vez que les étés vont mal avec vos humeurs sombres?

On peut dire ça. Ce sang qui avait l’air de devenir froid alors qu’il fai­sait chaud dehors me fai­sait me sen­tir comme une coquille vide. Mais c’est une vieille chan­son ! La seule de l’album. Elle date de 2016. Je me sou­viens de l’avoir écrite durant une période de souf­france. J’avais hâte qu’elle se ter­mine. Main­tenant, l’été est un de mes moments préférés de l’année.

 

J’ai lu que vous dormiez mieux, aussi ?

Oui ! Quand j’écrivais In Praise Of Shad­ows, j’éprouvais enfin un peu de soulage­ment après avoir ren­con­tré ma nou­velle com­pagne. L’album par­lait du con­traste entre l’insomnie et mon état d’alors. Je me sen­tais en paix. Mais ma rela­tion au som­meil est encore plus pro­fonde qu’avant. J’ai beau­coup lu sur les rêves. Chaque nuit, j’invite des rêves. Le matin, je me réveille avec des images très vives et j’écris deux pages sur ce que je viens de voir. Les chan­sons vien­nent beau­coup de ce que je vois quand je dors. Sur “Mirage”, je pense voir quelqu’un qui est en fait mort. Je suis éveillé, mais quand tu pens­es voir quelqu’un qui est mort, c’est un peu comme un rêve. Ça m’est arrivé l’autre jour. J’allais faire les cours­es et j’ai cru voir ma grand-mère. Cette dame avait les mêmes cheveux, elle se tenait de la même façon. Pour une sec­onde, c’était elle. J’aurais aimé tra­vers­er la route et dire bon­jour à ma grand-mère. La chan­son “Epi­taph” par­le d’elle.

 

Holy Waters est un album sur la mort, mais j’y par­le aus­si d’amour.”

 

Sur “Epi­taph”, vous par­lez de dessins au cray­on de couleur sur les murs d’une cave. C’était chez elle ?

Oui. Tout ce dont je par­le dans cette chan­son est réel. Ma grand-mère avait un cel­li­er très froid. J’ai encore la sen­sa­tion d’être pieds nus sur ce sol. Les murs étaient cou­verts de petits dessins que ma sœur et moi avions faits. Et des sculp­tures en spaghet­ti de ses élèves. Elle était insti­tutrice. C’était touchant de se sou­venir d’elle pour ce titre, de com­ment elle devait tou­jours penser à nous à chaque fois qu’elle descendait à la cave.

 

Sur la fin de chaque vers de ce morceau, vous son­nez un peu comme Elliott Smith. C’était volontaire ?

J’adore Elliott Smith. Surtout son pre­mier album, Roman Can­dle. Sa manière de jouer de la gui­tare a beau­coup inspiré ma façon de jouer et d’écrire des chan­sons. Mais, étrangement, quand j’enregistrais la voix de celle-ci, je pen­sais à Antho­ny Kiedis (le chanteur des Red Hot Chili Pep­pers, ndr) ! À “Hard To Con­cen­trate”, qui est sur Sta­di­um Arca­di­um, à son phrasé. Presque comme du spo­ken word. Je me demandais com­ment Antho­ny Kiedis chanterait cette chan­son. Il est sous‑évalué. Il ne peut pas chanter comme Jeff Buck­ley ou Janis Joplin, mais il a une approche très cool. On ne prend pas les Chili Pep­pers assez au sérieux. Ce n’est pas grave, parce qu’ils amusent… Mais ils occu­paient une grande place dans mon cœur quand j’étais ado.

 

On entend aus­si du Jeff Buck­ley sur « Hounds ». Notam­ment quand vous dites « all my fears ». Il a beau­coup influ­encé votre chant ? 

Puma Blue

© Liv Hamilton

Atten­tion, je peux par­ler de Jeff Buck­ley toute la journée. Il était si spécial. J’aurais aimé le ren­con­tr­er. Ou, au moins, enten­dre ce qu’il aurait fait s’il avait vécu plus longtemps. Il avait en lui plus que ce qu’un être humain devrait avoir. C’est de la musique pure, comme Don­ny Hath­away. Si vrai, si réel, si beau. Et auda­cieux. On par­le tou­jours d’à quel point sa voix était jolie. Mais il savait aus­si jouer avec le laid, avec les dis­so­nances. Ses albums live font par­tie de ce que la musique a de plus beau. J’essaie de lui ren­dre hom­mage, de jouer avec cette idée : et si Jeff Buck­ley et D’Angelo avaient pu col­la­bor­er ? Et s’il exis­tait un espace entre la musique R&B et soul que j’aime et les musiques som­bres, qui te hantent, de gens comme Jeff ?

 

En par­lant de som­bre, sur “Falling Down”, un vers dit “some shade creeps into my heart.” Qu’est donc cette ombre qui rampe vers votre cœur ?

Une lourde bassesse. À laque­lle tu pens­es pou­voir échapper. Quand il t’arrive d’être heureux, tu pens­es que tu te sen­ti­ras bien pour tou­jours. Cette chan­son par­le du sen­ti­ment de frus­tra­tion que tu ressens quand tu es au fond du trou, en colère, et que tu n’arrives pas à croire que le poi­son s’est une nou­velle fois instillé dans ton sang. C’est moins une chan­son sur la tristesse que sur la frus­tra­tion qu’elle engen­dre. L’ombre, c’est la « dark side of the moon » qui coule sur ton cœur.

 

En 2018, vous déclariez avoir l’ambition de son­ner à la fois comme le Sina­tra de In The Wee Small Hours et Radio­head. Félicitations, on entend Radio­head sur plusieurs titres et votre voix rap­pelle celle de Thom Yorke sur “Too Much, Too Much” et “Mirage”.

C’est mon groupe préféré, alors mer­ci ! Ils sont tou­jours en train d’explorer. Je ne veux pas son­ner comme Radio­head au sens d’être dans le même style qu’eux. Ils sont plus rock que moi. Mais j’entends des choses dans leur musique que je veux explor­er aus­si. Thom Yorke est fan de Jeff Buck­ley. Donc on sonne comme deux fans de Jeff. Mais quand je chan­tais la fin de « Too Much », quand la bat­terie com­mence à frap­per, que la chan­son change et que la voix revient, je pen­sais à la façon dont Thom chante sur “House Of Cards”. À la façon dont sa voix est dis­ten­due. J’avais envie de faire quelque chose de sim­i­laire, qui prend presque trop de place. Comme si quelqu’un avait monté ma voix à onze.

 

Les pein­tures clas­siques de quelqu’un comme Pieter Brueghel l’An­cien m’ont inspiré sur cet album. Peut-être parce qu’elles regar­daient la mort de façon très sim­ple.” Puma Blue

 

En 2021, vous disiez à Atwood Mag­a­zine que votre musique était “bleu foncé et orange brûlé”, mais qu’In Praise Of Shad­ows avait des couleurs plus pas­tel, “rosied et sauvaged, presque comme un lever de soleil.” De quelles couleurs est fait Holy Waters ?

Je vois Holy Waters comme un tableau de la Renais­sance. Ou une pein­ture d’un temps où les pein­tres fai­saient des ciels roman­tiques, avec d’horribles couleurs, comme des ecchy­moses : des vio­lets, des rouges, des bleus, du mauve. Je vois l’album comme ça. Comme si quelqu’un avait pris une palette de couleurs et l’avait salopée. C’est plus viscéral. C’est la couleur la moins pro­pre avec laque­lle j’ai peint. La couleur d’une con­tu­sion. Les pein­tures clas­siques de quelqu’un comme Pieter Brueghel l’Ancien m’ont inspiré sur cet album. Peut‑être parce qu’elles regar­daient la mort de façon très sim­ple. En essayant de lut­ter pour l’accepter. Ces pein­tures du XVIe siècle sont effrayantes, mais je ne sais pas si elles voulaient l’être. Elles présentaient juste les choses comme elles étaient.

 

Vous vouliez qu’In Praise Of Shad­ows soit plus posi­tif que vos EPs. On ne peut pas dire qu’Holy Waters est plus posi­tif que son prédécesseur. Il se ter­mine par une chan­son intitulée “Light Is Gone”…

La lumière n’est plus, oui. Mais deux con­cepts opposés peu­vent être vrais au même moment. « Pret­ty » par­le du fait
que je me sens beau grâce à ma copine. Mais je me sens laid en même temps. Sur
« Epi­taph », je suis heureux de me sou­venir de ma grand-mère, mais aus­si triste qu’elle soit par­tie. La vie est som­bre et lumineuse à la fois. C’est un monde très beau et très som­bre que nous habitons.

 

Cet arti­cle est issu du Tsu­gi 162 : hymnes, anthems, bangers, hits parade : où sont les tubes ?

 

Thomas Andréi