Chronique : The Weeknd — Kiss Land

Dire que l’on attendait beau­coup de ce pre­mier album de The Week­nd est un doux euphémisme. En 2011, le Cana­di­en Abel Tes­faye, bien accom­pa­g­né par d’aventureux pro­duc­teurs (Illan­ge­lo, Jere­my Rose etc.), fait par­tie de la pre­mière grosse vague de la révo­lu­tion R&B. À la classe naturelle de Frank Ocean il oppose la noirceur des émo­tions post-adolescentes les plus ténébreuses, les amours sui­cidaires, les ambiances de trot­toirs lugubres et une cer­taine glo­ri­fi­ca­tion du pou­voir échap­pa­toire des drogues de toutes sortes. Sa voix tour à tour plain­tive ou sucrée con­trastait mer­veilleuse­ment avec des instru­men­ta­tions dures et froides qui  emprun­taient occa­sion­nelle­ment au dub, au post-dubstep ou à des atmo­sphères indus­trielles. Les trois mix­tapes sor­ties en 2011 (dans l’ordre House Of Bal­loons, Thurs­day et Echoes Of Silence) sont bel et bien des chefs d’œuvres.

Depuis, ses per­for­mances live, impré­cis­es, n’ont pas vrai­ment déchainé les pas­sions. Et cet album a pris un malin plaisir à se faire atten­dre. Mais Tes­faye, 23 ans seule­ment, a de la ressource. On ne lui garan­tit pas pour autant que la folie qui l’entourait en 2011 repren­dra. La faute à un album dénué de tubes, là où cha­cune de ses mix­tapes inclu­aient au moins deux hymnes à la puis­sance dévas­ta­trice. À défaut de hits pour­tant, The Week­nd peut se tar­guer d’aligner ici dix morceaux d’une cohérence épatante. Kiss Land développe les mêmes univers que par le passé, un monde rétro-futuriste men­acé d’apocalypse urbaine, des paysages de bétons et de métal, des ambiances d’alarmes et de cris qui ne sont pas sans rap­pel­er la détresse de Michael Jack­son sur “Dirty Diana”. Et ses pro­duc­tions font tou­jours des mer­veilles, il n’y a qu’à enten­dre le très John Car­pen­ter “The town”  ou le sam­ple non assumé de Por­tishead sur ”Belong To The World”. À part la gênante ten­ta­tive dance­floor “Wan­der­lust” et mal­gré une sec­onde moitié un peu moins forte que la pre­mière, Kiss Land a de beaux atouts.

Et Abel Tes­faye, c’est une sur­prise, a même de l’humour. Con­scient de la grav­ité de ses thèmes, con­scient d’être taxé d’émo-kid et de lover tor­turé, il choisit d’appeler son album Kiss Land pour sa con­so­nance ridicule. Cer­tains l’ont vu comme le signe que The Week­nd était en train de devenir sa pro­pre par­o­die. Il faut plutôt com­pren­dre qu’il a l’intelligence d’assumer qu’il ne peut faire autrement que de patauger dans ses pro­pres larmes. Ses fans ont accep­té depuis longtemps qu’il était l’équivalent émo­tion­nel de Damien Saez. Ils trou­veront là un album qui révèle écoute après écoute des tré­sors de plus en plus pré­cieux. (François Blanc)

Kiss Land (XO/Universal Repub­lic)