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20 juin 2015

Comment Internet a revigoré le disque d’occasion.

par rédaction Tsugi

Morose, le marché du disque? Certainement pas du côté du disque d’occasion, qui lui est en grande forme. À l’heure de discogs market, aperçu d’un milieu dont les acteurs et les codes ont été profondément reconfigurés par internet.

 Régulièrement relayée dans les médias, la liste des disques les plus chèrement acquis sur Discogs intrigue et sidère tous les mois. Récemment, un coffret CD de Coil s’est vendu à 3 130 euros, un pressage promo australien d’un single des Sex Pistols et une édition limi- tée du dernier Aphex Twin à près de 1 000 euros chacun. Plus spécifiques, un magnifique album de psyché-folk chrétien américain est parti à 2200 euros et une pépite jazz-pop sud-africaine à 850 euros. Plus inexplicable, un déséquilibré a acquis pour 750 euros un CD single plutôt atroce de l’actrice Patsy Kensit produit par les Pet Shop Boys. Quant au plus grand hold-up commis sur Discogs, il date de 2011, quand l’unique (et dérisoire) single du groupe disco Mistafide a été cédé à 3 500 euros.

La loi du marché

 Même s’ils ne recensent que des excès isolés, ces clas- sements mensuels sont la partie émergente d’une spé- culation bien rodée qui ne date certes pas d’hier, mais s’est vue boostée et reconfigurée par Internet. Après le succès éphémère de sites comme Gemm, Music Stack ou CD&LP, l’échange d’occases s’est concentré sur eBay (désormais très fliqué), puis principalement sur l’incontournable database Discogs. Depuis l’ouverture de sa plateforme de vente il y a cinq ans, le site américain compte désormais 30 % de ven- deurs parmi ses membres, dont un tiers possède une véritable boutique. “C’est une communauté qui s’autorégule, affirme Ron Rich, responsable de leur Marketplace, et puisqu’il ne s’agit pas d’enchères, il n’y a pas d’abus à gérer, si ce n’est des fluctuations sur l’appréciation de l’état des articles (par exemple, ‘comme neuf’ en France sera consi- déré comme ‘très bon état” au Japon).”

 Toujours plus précis et basé sur la confiance, Internet a révolutionné le marché, met- tant en relation acheteurs et vendeurs à travers le monde, suscitant des vocations commerciales chez des collectionneurs très pointus, et fixant clairement la valeur des disques selon l’offre et la demande recensées. “Les disques les plus rares ne sont plus en boutique mais sur Internet, explique Victor Kiswell, l’un des trois revendeurs spécialisés et officiels sur Paris, opérant en ligne et en appartement auprès d’une clientèle qui s’est faite au bouche à oreille. Les conséquences sont multiples, comme la baisse de certains disques. Discogs mémorise le prix des ventes, ce qui n’existait pas avant, ça a un effet stabilisateur. Internet est indispensable, Facebook aussi, sur lequel je me dois d’être présent pour créer un peu d’excitation autour de certains disques. Il y a tout un public qui ne va plus en boutique.” En révélant toutes les informations sur un disque et sa rareté établie, Internet réduit également les possibilités de bluff. “Dans une des boutiques dans lesquelles j’ai travaillé, une dame est arrivée avec un bac de vinyles que le gérant lui avait acheté 200 francs, raconte Daniel Dauxerre qui tient le shop d’occasion Contours à Paris. En fait il y avait une mine d’or à l’intérieur, et il le savait. Ce genre de truc n’est plus possible aujourd’hui, les gens se renseignent.” Il s’agit parfois pour ces revendeurs d’être prudents lors de la première mise en vente d’un disque non réper- torié pour ne pas en “griller” la valeur et inciter d’éventuels vendeurs à concurrencer avec un prix plus bas derrière.

 Passion et spéculation

 C’est le “crate-digging” lui-même (“fouille dans les bacs”) qu’Internet a changé, puisque tout amateur sait désormais immédiatement si tel ou tel disque qu’il a toujours traqué est disponible quelque part. En plus de critères classiques tels que le nombre de copies existantes, l’âge et l’état d’usure, la force de la demande est décu- plée en ligne, particulièrement dans les domaines niches. “Il faut se tenir au fait des rééditions, des compilations, des samples, ou tout simplement d’un artiste qui mentionne une rareté, explique Kiswell. Ça attise la curiosité et ça crée de la demande; ça peut d’ailleurs avoir un côté mercantile pas très joli. Une légende peut se créer autour d’un disque redécouvert trente ans après, alors qu’il ne coûtait rien jusque-là.” D’où une nouvelle spéculation chez des revendeurs qui gardent l’œil ouvert, et raflent pour rien dans des bacs lambda des articles qu’ils pourront revendre plus cher sur le Web. “Ça devient un peu malsain dans les brocantes, raconte Bips Bizzaro, collectionneur aux 9000 disques. Les boutiques ont des rabatteurs, c’est un vrai business, certains n’achètent que pour revendre.” Si l’on connaît encore quelques arnaques (des fausses annonces à un prix élevé pour vendre à un prix plus bas mais supérieur à celui d’origine), Internet a assaini le marché en dégageant les escrocs, mais la traque est d’autant plus féroce aujourd’hui. Par effet de globalisation, ce qui ne se vend pas très cher en France va flamber en Italie ou au Japon, ce dernier étant réputé pour ses collectionneurs et revendeurs les plus pointus. “Avec connaissance et acharnement, on peut faire des coups, explique Digger’s Diggest, autre revendeur pro de Paris dont la clientèle mélange producteurs et amateurs. J’ai déjà revendu en ligne à 100 euros des trucs que j’avais trouvés à 1 euro quelques années avant. Il y a un enjeu désormais. Dans certaines chaînes de magasins d’occase, il y en a qui mettent de côté des pièces dont ils connaissent la vraie valeur. On a même trouvé un amateur qui volait les disques à la Poste !”

Souvent vus comme la couche extrême des amateurs de musique, la plupart des acheteurs ont “entre 35 et 44 ans, nous dit-on chez Discogs, appartiennent à la frange haute de la classe moyenne, sont mariés avec enfants, et viennent des États-Unis, de Grande-Bretagne ou d’Allemagne.” Sur le terrain, on note néanmoins un rajeunissement et une diversification du public. “Le diggage, c’est devenu mainstream, juge avec humour Digger’s Diggest. Les hipsters viennent chiner dans les conventions désormais. Il y a de tout dans ma clientèle, un avocat d’un gros cabinet new-yorkais qui revient régu- lièrement vers moi, j’ai même des mecs des cités qui me demandent des disques de jazz.” Plusieurs témoignent également d’une multiplication des collectionneuses, comme Jasmin Gramophone qui dit “digger inlassablement, nuit et jour. Je ne m’achète rien d’autre, j’ai les mêmes baskets à 3 euros depuis dix ans. Une fois j’ai craqué sur un disque de Luciano Simoncini, acheté 350 euros à un Japonais, on n’est qu’une poignée à l’avoir. C’est vrai qu’il faut être un peu dingue, mais je ne le regretterai jamais, c’est un bijou, un travail d’orfèvre que je garderai toute ma vie.”

Une chasse perpétuelle

Parfois, la collectionnite peut faire perdre le nord à certains, notamment des puristes obsédés par les éditions originales ou par certains pressages. Fred, commercial, est allé jusqu’à l’endettement : “En tombant dans un engrenage, au bout d’un moment tu ne privilégies que ça et tu te fous dans la merde. J’ai chopé le premier pressage d’Electric Ladyland, le premier Velvet dédicacé par Lou Reed, des originaux des Nuggets. C’était une addiction, il fallait que j’y retourne tous les jours et je trouvais toujours quelque chose. C’est du fétichisme, ça relève un peu de la psychiatrie sur le moment.” Généralement, les collectionneurs disent rester raisonnables, et ne pas dépasser un certain prix, par éthique. “Je n’ai jamais pété les plombs, même pour mon groupe préféré, assure Bips. Mais le marché ne changera pas tant que certains seront prêts à tout pour obtenir leur Graal.” Les sommes exorbitantes dépensées par certains sur Discogs s’expliquent, selon Kiswell, par un “délire d’élite toute relative, ce sont des mecs qui font les kings entre eux, c’est un trophée, et aussi une appropriation de l’histoire par l’objet d’origine.”

Heureusement, c’est avant tout la passion musicale qui anime cette perpétuelle chasse au trésor et ce travail archéologique visant à revisiter chaque époque et chaque genre pour en traquer les éléments qui auraient échappé au radar du moment. Scruter les listings de Discogs, c’est retracer l’histoire de la musique, de ses sommets les plus exposés à ses recoins les plus insoupçonnables – une “bibliothèque infinie” comme le pose Digger’s Diggest qui, par exemple, s’est rendu compte de “tous les trésors enfouis que recelait la musique française uniquement en voyant circuler des disques d’occasion”. La fluctuation des cotes révèle aussi l’évolution des goûts et l’émergence de revivals comme celui de la minimal wave ces dernières années, ou de lubies qui se généralisent soudain comme la musique des Antilles. Le haut panier de l’occase se joue sur des disques inconnus du grand public, et certaines niches ne désenflent pas, comme l’indus, l’illustration sonore, le prog italien et certaines B.O. – à l’exception de quelques marottes personnelles, les vrais collectionneurs se remarquent souvent par leur éclectisme. “Il s’agit d’une découverte permanente, de trouver ce disque qui appor- tera une pierre supplémentaire, décrit Kiswell. Mais il devient de plus en plus difficile de dégoter de nouvelles raretés. On a quasiment tout défriché aujourd’hui, 60, 70, 80, on est retourné voir les prémisses du hip-hop, les débuts de la techno. Dans vingt ans, ça sera peut-être les groupes d’indie pop d’aujourd’hui, qui sait.”

Texte écrit par Thomas Corlin. 

 

 

 

 

 

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