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28 juillet 2016

Cuba Sí : quand Cuba s’éveille à l’electro

par rédaction Tsugi

Inimaginable il y a encore un an, le festival Manana à Santiago de Cuba a permis de révéler au monde l’existence d’une scène électronique cubaine, fruit de la rencontre entre les machines et les percussions afro-cubaines. Rencontres et explications sur place. 

Jeudi 5 mai. Trois heures du matin. Pluies torrentielles. Nicolas Jaar vient de terminer le set de clôture du premier jour du festival Manana, à Santiago de Cuba, mais rapidement la soirée se prolonge. D’abord à l’intérieur, puis sous l’auvent de l’immense théâtre Heredia. Ici, pas besoin de platines ou de soundsystem pour animer la foule. Quelqu’un attrape un tambour antillais, un autre une conga, un troisième s’empare d’une bouteille de rhum vide qui jonchait le sol et frappe en rythme avec un briquet. Pendant plus de trois heures, une centaine de Cubains et d’étrangers se réunissent autour de ce concert improvisé, soûls et extatiques devant tant d’allégresse.

« Je n’arrive pas à y croire », lâche Harry Follett, jeune Anglais et cofondateur de ce festival, qui inaugurait donc sa toute première édition. La symbiose est parfaite. Ce jour-là, électro, percussions et musique afro-cubaine n’auront cessé de se rencontrer, passant de l’une à l’autre ou fusionnant avec une aisance effarante, révélant ainsi l’évidente proximité de ces courants musicaux.

Crédit : Diane Jeantet

Parmi ces métissages réussis, les sets mémorables du DJ cubain Isnay « El Jigüe » Rodriguez, accompagné par la troupe musicale de Santiago, Conga de Los Hoyos ; celui de l’Américano-Portoricain Gifted & Blessed, ou encore la prestation de Plaid, le duo anglais pilier du label Warp, en scène avec les percussionistes de Danza del Caribe. Sans oublier le groupe électronique cubano-iranien Ariwo, aux côtés de Mililiãn Galis, 74 ans, ambassadeur du festival, et l’un des derniers « parrains » des percussions afro-cubaines encore en possession des rituels secrets du tambour batá.

Pourtant en fin d’année dernière, lorsqu’Alain Garcia Artola, plus connu comme membre du groupe de hip-hop cubain TNT Rezistencia, et les Anglais Harry Follett et Jenner del Vecchio lancent leur campagne KickStarter pour financer le festival de Manana, le premier festival de musique électronique de Cuba, beaucoup se demandent alors à quoi peut bien ressembler la scène électronique cubaine. Existe-t-elle seulement ? Sans accès à Internet (jusqu’à peu) et sans permission de sortir du territoire (sauf exception), les Cubains vivent en isolement quasi-total depuis la mise en place de l’embargo américain en 1962. La musique, elle aussi, voyage difficilement depuis l’Occident jusqu’à l’île caribéenne, retardant ainsi le développement des nouveaux genres musicaux comme la musique électronique.

UNE SCENE SOUS EMBARGO… 

Dans les années 1990, Cuba est au plus bas. Le bloc soviétique s’est effondré, privant l’île de son allié économique et politique principal, l’URSS. Cuba sombre alors dans une décennie de pénurie et de maigre rationnement, où même le savon vient à manquer. Ces années verront naître des mouvements culturels de système D, y compris au sein de la scène électronique, qui se développe laborieusement au début des années 2000.

« Les DJs travaillaient avec des magnétophones à cassettes, il n’y avait pas de platines », se rappelle Julio Cesar Jiménez, professeur de lettres à l’université de Santiago. « C’était stupéfiant de les voir faire, ils cherchaient le bout de la chanson avec un crayon, faisaient une marque sur le ruban, et de là lançait le morceau. Ils mixaient à l’oreille et le BPM se ralentissait avec le doigt. » Le matériel, alors introuvable à Cuba, était par ailleurs inabordable sur le marché international, alors que le salaire moyen ne dépassait pas les quinze euros par mois. Les quelques DJs en herbe dépendent alors de la générosité d’amis à l’étranger ou de cousins, oncles, tantes ayant immigré aux États-Unis.

Crédit : Diane Jeantet

C’est le cas de Wichy de Vedado, l’un des pionniers, ayant commencé sa carrière à la toute fin des années 1990. « Ce n’était pas facile de se construire une culture musicale », explique le producteur, aujourd’hui DJ incontournable de la capitale cubaine. « Ma mère était prof d’allemand à l’université, j’ai eu la chance d’être en contact avec beaucoup d’Allemands. Ils venaient avec leurs cassettes et walkmans et me les laissaient avant de partir, certains m’envoyaient ensuite quelques cassettes par la poste. » Certains artistes ont aussi contribué à son développement musical, comme DJ Hell, de passage à Cuba en 1998 pour enregistrer un mix, qui fit don de nombreuses cassettes. Le jeune Wichy baigne alors dans Prodigy, Chemical Brothers, Björk, Portishead, Massive Attack ou encore Plastikman.

Aujourd’hui encore, Cuba reste un challenge pour les artistes qui tentent de s’exporter au-delà des confins de l’île. Pour le Cubain moyen (celui qui ne fait pas partie du gouvernement), Internet n’est disponible que sur quelques places publiques dotées d’une réception wifi. La connexion se vend à 2,60 euros de l’heure alors que le salaire mensuel moyen reste très bas, à 19 euros selon les chiffres officiels. « Pour mettre en ligne mon dernier album, j’ai dû me lever à 4 h du matin », raconte Isnay Rodriguez, alias DJ Jigüe, qui a ouvert un compte SoundCloud en janvier, peu après l’arrivée d’Internet. Chaque morceau met à peu près une demi-heure à charger et il n’est pas rare de se faire déconnecter du réseau surchargé, alors que des dizaines de personnes essaient de se connecter en même temps. « Un vrai sacrifice », confie-t-il en rigolant, faisant voler en arrière ses dreads.

…DESORMAIS EN PLEIN BOUM 

Au fil des années, et malgré ces embûches matérielles, La Havane, ville mythique et délabrée de deux millions d’habitants, s’est imposée comme l’épicentre de la scène électronique cubaine, attirant DJs et producteurs des quatre coins de l’île. Wichy de Vedado, DJ hyperactif, est l’un des acteurs phares de la capitale. De Vedado est derrière un grand nombre des soirées électroniques de la ville, au Tropicana, les samedis soirs, ou à la Fabrica de Arte Cubano (FAC), centre culturel gigantesque situé dans une vieille station électrique. À la fois club, musée, théâtre, bar et salle de projection, la FAC a tendance à rendre jaloux les New-Yorkais, Londoniens et Parisiens de passage. Au-delà des clubs, la capitale compte aussi une scène plus clandestine, des soirées impromptues organisées souvent à la dernière minute. Les textos restent encore le mode de communication privilégié. « J’ai une liste de 200 numéros que je bombarde avant la soirée », explique Wichy. Pour être au courant donc, mieux vaut faire partie du cercle d’habitués.

Crédit : Diane Jeantet

Mais si La Havane est le coeur de la scène électronique, elle n’en a pas pour autant le monopole. C’est par exemple à Santiago de Cuba, de l’autre côté de l’île, que sont nées les « pum pums » ou la « rave santiaguera », fête de quartier populaire, où 400 à 700 jeunes se retrouvaient dans la rue pour écouter du rap et du reggae, et où le rhum coulait à volonté et les cigarettes remplaçaient la drogue, jusqu’au jour où les autorités y ont mis fin. À Santiago de Cuba, réel melting-pot culturel entouré par la Jamaïque, la République Dominicaine, Haïti et le sud du Mexique, on défend l’idée que la musique électronique ne se résume pas à l’image que l’on en a en Europe ou aux États-Unis. « Quand on parle de musique électronique, on pense toujours à l’électro, à la techno, et à un public blanc adolescent, mais pourtant elle fait aussi partie intégrante de la musique jamaïcaine par exemple. »

Pour la scène culturelle, la fin de l’embargo américain représenterait une réelle opportunité, l’occasion de faire connaître les genres musicaux qui s’y sont développés en quasi-autarcie depuis les années 1990. On aperçoit déjà les premiers changements, les traces irréversibles que ceux-ci ont laissées dans l’esprit de la jeunesse de moins de 40 ans. À quelques pas du festival, sur le large quai du port de Santiago, des Cubains se prennent en photo devant l’immense bateau de croisière américain Adonia, le premier à s’être amarré sur l’île depuis 1978, en pleine Guerre Froide. Un événement historique qui, comme l’avait été la visite de Barack Obama et la levée du drapeau américain à l’ambassade américaine quelques mois auparavant, symbolise la fin possible d’un conflit vieux de 50 ans. Un conflit dans lequel la jeunesse cubaine, de plus en plus connectée au reste du monde, n’arrive plus à s’identifier. 

Crédit : Diane Jeantet

 

Article et photo par Diane Jeantet

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