Visite guidée.

Dans l’antre d’Underground Resistance

C’est un lieu secret, dans lequel on ne pénètre que sur rendez-vous. Il faut mon­tr­er pat­te blanche pour entr­er dans cet espace entière­ment con­sacré à l’histoire de la musique élec­tron­ique. Tsu­gi vous fait vis­iter le musée tech­no d’Under­ground Resis­tance à Detroit. 

Pas de rendez-vous, pas d’entrée. Appelez d’abord.” Sur la porte métallique du 3000 East Grand Boule­vard de Detroit, on ne ter­gi­verse pas avec les règles. Il faut dire que le bâti­ment, un banal bloc sans charme aux briques rouges usées par l’âge, n’est pas des plus accueil­lant. Der­rière son apparence rus­tre, l’éd­i­fice abrite pour­tant Sub­merge, le cen­tre de com­man­de­ment d’Un­der­ground Resis­tance. Dans le hall d’entrée, des dis­ques d’or et de platines sont alignés. À droite, un escalier mène vers deux étages de bureaux et de stu­dios d’enregistrement. En face, une grande salle au par­quet boisé présente dans des vit­rines de vieilles machines, des vinyles, ain­si que des pho­togra­phies de DJs aux platines. Bien­v­enue chez Sub­merge, bureau, dis­quaire, et seul musée au monde dédié à l’histoire de la musique techno.

COMBLER UN MANQUE 

Ce lieu, unique en son genre, sert depuis 2002 de repère à un label aujourd’hui culte des ama­teurs de tech­no : Under­ground Resis­tance. Fondé par Mike Banks, Jeff Mills et Robert Hood, ce col­lec­tif né au début des années 90 plaçait Detroit sur l’échiquier de la musique élec­tron­ique à coup de presta­tions scéniques masquées et de sor­ties vinyles anonymes, qui entendaient met­tre en avant la musique plutôt que ses inter­prètes, sur fond de reven­di­ca­tions poli­tiques et sociales. Vingt ans plus tard, c’est un autre com­bat qui ani­me ses mem­bres : la préser­va­tion d’un héritage musi­cal tou­jours bien vivant. Dans son bureau au style daté, John Collins, cogérant des lieux et mem­bre d’Underground Resis­tance depuis 2003, se rep­longe dans ses sou­venirs : “En réal­ité, Sub­merge est né en même temps qu’Underground Resis­tance. Mike Banks et Jeff Mills louaient des bureaux qui fai­saient aus­si office de stu­dios ailleurs en ville dans les années 90, avant qu’on ne leur demande de par­tir. Mike a alors trou­vé ce bâti­ment, un ancien local syn­di­cal de trois étages, dans un état déplorable. Et il l’a acheté.” De 2000 à 2002, les mem­bres d’Underground Resis­tance s’affairent à entière­ment reta­per les lieux, pour y installer leurs bureaux ain­si que dix stu­dios d’enregistrement. Au même moment, le musée d’Histoire de Detroit organ­ise entre ses murs une expo­si­tion tem­po­raire con­sacrée à la tech­no de la Motor City en col­lab­o­ra­tion avec la bande. Mike Banks a alors une intu­ition. “Il s’est dit qu’il man­quait quelque chose à la ville. Un musée entière­ment dédié à l’histoire de la tech­no, à Detroit”, racon­te John Collins. L’exposition tem­po­raire du Musée d’Histoire va ain­si devenir per­ma­nente au rez-de-chaussée de Sub­merge. Pour la vis­iter, il faut se pli­er aux règles d’Underground Resis­tance : pas d’entrée à l’improviste, prise de rendez-vous oblig­a­toire par e‑mail ou télé­phone. D’où l’inscription sur la porte d’entrée.


© Brice Bossavie

ÉDUQUER LE PUBLIC 

John Collins donne juste­ment une vis­ite guidée du musée à Chloë Brown, artiste con­tem­po­raine venue ce jour-là avec sa fille. Influ­ences de la Motown et du funk, créa­tion des pères fon­da­teurs Der­rick May, Kevin Saun­der­son, Juan Atkins et Eddie Fowlkes (l’oublié), sec­onde généra­tion avec Under­ground Resis­tance… Pen­dant un peu plus d’une heure, il retrace toutes les étapes du genre au fil des vit­rines et de ses anec­dotes per­son­nelles. Avant de tra­vailler avec Sub­merge, John Collins a en effet directe­ment oeu­vré à pro­mou­voir la tech­no à Detroit. DJ depuis les années 80, il fut l’un des pre­miers à jouer cette musique dans les clubs de la ville. Son rôle de guide attitré du musée s’inscrit donc dans la logique des choses : lorsqu’il en par­le, tout est lié. “Il faut que les gens soient con­scients de l’histoire de cette musique. Ce musée, c’est une manière de ne pas oubli­er Kevin, Der­rick, Juan, Eddie et tous les autres musi­ciens qui ont don­né nais­sance à la tech­no”, explique-t-il.

Le retour en force du genre au sein des clubs européens réjouit d’ailleurs les musi­ciens de Detroit. Mais tous espèrent que cette démoc­ra­ti­sa­tion ne va pas effac­er les racines his­toriques du mou­ve­ment : “Beau­coup de vis­i­teurs vien­nent au musée parce qu’ils appré­cient la tech­no en tant que musique, sans trop con­naître ses orig­ines. Je suis tou­jours sur­pris du nom­bre de fois où les gens sont éton­nés lorsque je leur dis que ce sont des Afro-Américains qui ont don­né nais­sance au genre. C’est impor­tant de le rap­pel­er”, con­fie Collins.


© Brice Bossavie

L’ESPRIT DE LA TECHNO TOUJOURS PRÉSENT 

Chez Under­ground Resis­tance, le blanc et noir domi­nent. Même pour le chat. Après avoir descen­du des escaliers minus­cules en direc­tion du sous-sol, on croise Kit­ty, félin attitré des lieux aux couleurs du col­lec­tif, qui se balade au milieu des white labels du mag­a­sin de disque de Sub­merge. Ce jour-là, c’est aux jambes de Car­los Hawthorn, jeune jour­nal­iste anglais du site Res­i­dent Advi­sor qu’elle vient se frot­ter. “Je suis en vacances en Amérique pen­dant deux semaines. C’était oblig­a­toire pour moi de venir ici acheter des dis­ques”, explique-t-il en scru­tant les bacs à vinyles. En plus de racon­ter l’histoire de la tech­no avec son musée, Sub­merge dis­tribue aus­si les artistes et les labels de Detroit à tra­vers le monde. Dans sa bou­tique avec les sor­ties d’Underground Resis­tance, KMS (label de Kevin Saun­der­son), Metro­plex (Juan Atkins), Pur­pose Mak­er (Jeff Mills), mais aus­si sur Inter­net avec un site qui envoie des dis­ques du cru dans le monde entier (de Paris à Tokyo en pas­sant par le Brésil).

La présence de Sub­merge en ville met ain­si en lumière la scène de Detroit, tou­jours aus­si pro­lifique que par le passé selon John Collins. “Quand on par­le de Detroit, cer­taines per­son­nes pensent qu’il ne s’y passe plus rien, que c’est une zone déserte. Il y a encore de nom­breux musi­ciens en ville qui pro­duisent et sor­tent de la musique. Les soirées sont peut-être moins impor­tantes qu’avant, mais l’esprit de la tech­no est tou­jours bien présent.” Que ce soit dans le club du TV Lounge, dans des bars du centre-ville, ou dans les grandes salles vides de l’ancienne usine aban­don­née du Rus­sell Indus­tri­al Cen­ter, il n’est pas com­pliqué de trou­ver un DJ à Detroit en 2016. Et la bande d’Underground Resis­tance pour­rait bien être à l’origine de ce bouil­lon­nement local : “Sub­merge dis­tribue énor­mé­ment de labels de Detroit, c’est vrai­ment un bon trem­plin pour les DJ’s locaux”, estime Kevin Reynolds, autre DJ his­torique de Detroit. “Ils sont tou­jours là pour aider les musi­ciens du coin sur des prob­lèmes très divers. Il est déjà arrivé que j’aille les voir pour des ques­tions de con­trat, de tournée, ou même de matériel. Ils m’ont tou­jours accueil­li à bras ouverts.” 


© Brice Bossavie

PILIERS DE LA COMMUNAUTÉ 

Dans l’immeuble, les musi­ciens entrent et sor­tent tout au long de la journée. Pour pass­er un sim­ple bon­jour, ou pour aller s’isoler et com­pos­er sur les vieux claviers et séquenceurs mis à leur dis­po­si­tion. Le mou­ve­ment qui s’y opère prou­ve bien que Sub­merge est l’épicentre de la tech­no à Detroit. En y regar­dant de plus près, on pour­rait même se ren­dre compte que l’influence d’Underground Resis­tance dépasse le sim­ple cadre de la musique. Elle rejail­lit sur toute la ville : “Être DJ à Detroit, c’est avoir un rôle de mod­èle pour les plus jeunes”, argu­mente Collins. “On a la respon­s­abil­ité d’amener quelque chose de posi­tif à la com­mu­nauté locale.” Car avant d’être musi­ciens, les mem­bres d’Underground Resis­tance restent avant tout des Detroi­tiens pur jus, opti­mistes pour l’avenir de la ville. Le col­lec­tif organ­ise ain­si chaque été un fes­ti­val dans un parc du coin pour offrir aux écol­iers de Detroit des four­ni­tures sco­laires, donne des cours de musique, tan­dis que Mad Mike lâche régulière­ment les platines pour devenir coach de base­ball (son autre pas­sion) avec les enfants des écoles locales. “La ville nous a beau­coup don­nés par le passé. À notre tour de lui ren­dre la pareille”, souligne John Collins. Une preuve de plus que la tech­no est bien plus qu’une sim­ple affaire de musique à Detroit.

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