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Amanda Gorman ©Shawn Miller
2 février 2021

Derrière Amanda Gorman, une histoire féminine de la poésie et de la musique afro-américaine

par Jean-Yves Leloup

Il est de ces images qui font le tour du monde en un instant. Le 20 janvier dernier, lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden, nouveau président des États-Unis, il n’aura fallu que quelques minutes pour que l’on découvre le sourire, le visage, la prestance, le corps, les mouvements et surtout la voix d’Amanda Gorman, jeune poétesse afro-américaine de 22 ans. « The Hill We Climb » (la colline que nous gravissons), son émouvant poème rédigé en forme de discours, appelait ses compatriotes et le reste du monde à l’union, l’espoir et l’entraide, venant mettre un terme symbolique aux quatre ans d’une présidence Trump marquée par le règne d’une virilité oppressante, ainsi que par la violence, le mépris et les mensonges, sans oublier, in fine, l’invasion du Capitole de Washington (siège du pouvoir législatif), par des milliers d’extrémistes de droite.

Au-delà de son texte, relativement classique et bienveillant, et de ses élégantes formules poétiques, ce qui a frappé certains et certaines d’entre nous, c’est son flow (et ce, quelle que soit notre connaissance de la langue). Amanda Gorman possède un sens évident de la musicalité du texte, du débit et de l’expression vocale. Mots pesés, silences pensés, syllabes posées, respirations rythmées et tempo changeant, composent chez elle une parole singulière qui rivalise aisément avec bien des rappeurs et des slammeurs. Aux États-Unis, l’art oratoire, l’expression verbale, et donc la poésie, occupent une place plus avantageuse que sur le vieux continent, que l’on évoque les pratiques religieuses du pays, ses médias ou son enseignement. À ce titre, la jeune Amanda Gorman a déjà remporté plusieurs prix littéraires et, depuis 2017, elle est régulièrement invitée à donner de la voix et à participer, à l’aide de ses poèmes, à des projets militants ou des événements organisés par des ONG ou des institutions culturelles américaines.

« Où pouvons-nous trouver la lumière dans cette ombre sans fin Alors que nous nous étions demandés :
comment pourrions-nous surmonter une catastrophe ? Maintenant, nous affirmons :
comment la catastrophe pourrait-elle nous dominer ?
Nous ne reviendrons pas à ce qui était
Mais nous nous dirigerons vers ce qui sera
un pays meurtri mais entier, bienveillant mais audacieux, féroce et libre. »

Des pionnières, issues de la révolution des droits civiques

Pourtant, sa jeunesse et sa fraîcheur ne peuvent et ne doivent pas faire oublier qu’elle appartient à une lignée d’autrices et de militantes afro-américaines qui, depuis les révolutions des années 1960, ont exercé une grande influence sur la culture anglo-saxonne à travers la forme du spoken word, texte lu ou parlé-chanté. À partir des années 1960, des poétesses et romancières, volontiers performeuses, comme Maya Angelou, Sonia Sanchez et Jayne Cortez, suivis à partir des années 1990 par Ursula Rucker, ont développé une œuvre à la croisée de la littérature, de la politique et de la musique, sous la forme de livres, de recueils ou d’albums réalisés en collaboration avec des musiciens, avant qu’une nouvelle génération de compositeurs, producteurs et DJ ne puisent leur inspiration dans leurs mots et leurs vers. Leurs textes, parfois d’un réalisme cru, parfois plus métaphoriques, nourris par l’histoire de la littérature comme par l’invention langagière de la rue, explorent les questions de race et de genre, et plus particulièrement des thèmes qui évoquent l’identité, la sexualité ou les notions d’émancipation et d’empowerment.

Le phrasé et le flow de Gorman s’inscrivent ainsi dans une histoire féminine de la poésie, de l’oralité et de la musique afro-américaine. Une histoire méconnue, peu contée, qui s’est longtemps développée dans l’ombre de genres musicaux plus populaires, comme la soul, le funk, le R&B et bien sûr le rap, dont l’immense succès, et l’écrasante modernité, ont hélas fait oublier la force et la singularité de ces voix. Alors bien sûr, d’autres femmes ont exploré la forme du spoken word. Dès les années 1970, des artistes, blanches celles-ci, les rejoignent et témoignent d’un même désir d’émancipation et d’expérimentation langagière, que l’on évoque Patti Smith, Lydia Lunch, Cosey Fanni Tutti, Anne Clark, Laurie Anderson ou, plus près de nous, AGF. Mais, à l’évidence, les artistes afro-américaines qui ont précédé Amanda Gorman possédaient un flow et un parler bien à elles, que nous explorons ici à travers documents, archives, hommages, héritages… et samples de la part de la scène électro.

Maya Angelou, mère nourricière

Première influence de la jeune Amanda Gorman, Maya Angelou (1928-2014) est certainement la première de ces autrices et poétesses engagées. Figure du mouvement des droits civiques et de la vie culturelle et politique américaine, elle avait d’ailleurs été invitée en 1993 à lire son poème On The Pulse Of Morning à l’occasion de la cérémonie d’investiture de Bill Clinton, les Démocrates ayant inaugurée cette collaboration avec les poètes, dès Kennedy en 1961. Réputée pour ses récits, où elle évoque sa vie et sa condition de jeune femme noire, en particulier ses traumas issus de l’enfance et la violence qu’elle a subi adolescente, elle débute sa carrière littéraire dès 1969 avec la publication d’un premier roman autobiographique, Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage (1969), qui connaît le succès, suivi en 1974 de Rassemblez-vous en mon nom. En 1969 toujours, elle enregistre ses premiers poèmes sous la forme d’un disque vinyle de spoken word, dont les textes témoignent d’une vision singulière qui parvient à lier récits intimes et politique, à l’aide de formules parfois tranchantes ou provocatrices, comme par exemple ici « Letter to an Aspiring Junkie », un poème conté à l’aide d’une voix au swing nonchalant.

En 2014, l’album Caged Bird Songs lui rend hommage et mêle certains des enregistrements de ses poèmes à une nouvelle production hip hop/r&b, hélas pas toujours très inspirée. Parmi les dix-huit titres de l’album, la version musicale de « Harlem Hopscotch » témoigne toutefois avec justesse du flow de l’autrice et poétesse, sur fond de percussions syncopées.

Hormis ces projets qui sont dédiés à ses poésies, l’héritage de Maya Angelou se mesure aussi à la manière dont ses vers et ses mots, et particulièrement des poèmes comme And Still I Rise et Phenomenal Woman (1978), se sont peu à peu répandus à travers la culture pop, sous la forme de reprises (chez Ben Harper ou la chanteuse jazz Yael Nachshon Levin) ou de samples plus fragmentaires. Dès les années 1990, la culture DJ s’empare de ses mots. Ses incantations destinées à différents peuples et minorités, rythment par exemple « Lift Up Your Faces » (1993) (« dressez la tête »), un titre qui ouvre l’album, plutôt trance, de 030 feat Dr. Motte (célèbre organisateur de la Love Parade de Berlin), comme une forme d’invitation universelle à la fierté et à l’union.

La même année, l’Américain DJ Shadow publie l’un des titres les plus inspirés du genre trip-hop à venir avec « In/Flux », que l’on peut entendre comme un hymne, ou un hommage, à la culture noire, dans lequel la voix d’Angelou se mêle aux mots et aux accords de Dizzy Gillepsie, Jimmy Smith, A Tribe Called Quest, les pionniers du spoken word The Wax Prophets ou le réalisateur star de la Blaxploitation, Melvin Van Peebles.

 

Au cours des vingt années suivantes, les DJ et les musiciens s’emparent plus encore de sa voix, dont ils puisent en partie les samples dans son premier vinyle publié en 1969, qu’il s’agisse de productions techno et trance (Ispirazione, Shiba San), jungle (LTJ Bukem, Calibre, Zero Tolerance & Beta 2), hip hop (MK Asante) voire electronica (James Place). Mais c’est certainement dans la house, une musique hédoniste et revendicatrice, à l’inspiration parfois spirituelle, qui a souvent fait appel au spoken word (en particulier les discours de Martin Luther King) que la voix samplée de Maya Angelou trouve son meilleur écrin, comme chez Mike Grant avec « The Struggle Of My People » (2001), chez Craig Alexander avec « Phenomenal Woman » (2009) ou plus récemment chez Emilie Nana, dont les remix de François K et Danny Krivit ont propulsé son titre « I Rise» (2018) sur les dancefloors. Parmi ces prods, c’est certainement Seth Troxler, lui-même auteur de nombreux titres parlés- chantés, qui livre avec « Aphrika » (2009), la version la plus inspirée du célèbre poème féministe et existentiel d’Angelou « Phenomenal Woman », sur fond de house minimal et tranchante.

Du BAM (Black Arts Movement) au BLM (Black Lives Matter)

Militante des droits civiques de la première heure, Maya Angelou, comme ses consœurs, doit une partie de l’inspiration et de la force de son art, au Black Arts Movement, un collectif d’artistes qui se développe au cours des sixties et seventies. Ce mouvement particulièrement actif dans le domaine de la poésie, de la littérature, du théâtre et de la musique, explore l’idée d’une « black aesthetic », un mode d’expression qui se veut authentiquement noir. Ces artistes n’entendent pas rivaliser avec l’histoire et les formes d’un art institutionnel et blanc, préférant inventer une culture et une langue qui leur sont propres, dont l’énergie et la vivacité seraient empruntées à l’argot de la rue, l’oralité du blues et du gospel, tout en puisant dans les racines d’une africanité lointaine.

Parmi les nombreux artistes qui côtoient ou s’associent aux BAM, l’histoire a souvent retenu le rôle pionnier et fondamental de groupes masculins comme The Last Poets ou The Watts Prophets, voire la personnalité de Gil Scott Heron, auteurs et interprètes d’un spoken word politisé, déclamé et scandé, dont le flow et la musicalité annonçaient avec une dizaine d’année d’avance la naissance du rap, ou le renouveau actuel du slam. Pourtant, outre Angelou, ce mouvement a vu passer de nombreuses femmes, poétesses ou autrices, comme Jayne Cortez, Sonia Sanchez, Toni Morrison ou June Jordan, dont l’influence est plus évidente aujourd’hui dans le monde des lettres que dans celui de la musique, comme si la popularité du rap et de la pop culture avaient peu à peu évincé la mémoire de la musicalité, et de la force, de leur expression vocale.

En 1969, au Harlem Cultural Festival, la chanteuse jazz et soul Nina Simone interprète « Are You Ready », un poème-manifeste en forme de brûlot insurrectionnel, directement inspiré par la rhétorique des Black Panthers.

Les scansions chantantes de Sonia Sanchez et Jayne Cortez

Les autrices qui prendront part à ce mouvement revendicatif et identitaire, devront souvent à la fois faire face au pouvoir politique et policier de l’époque, comme au machisme des mouvements noirs, la Nation Of Islam en tête. Parmi elles, Jayne Cortez (1934-2012), mêle l’intime et le politique à l’aide d’un phrasé à la fois suave et scandé, dont l’invention s’inspire elle aussi de la langue du quotidien. Elle a souvent mêlé sa poésie au blues et au jazz, que l’on évoque sa collaboration avec le contrebassiste Richard Davis sur Celebrations And Solitudes (1974) ou aux côtés du groupe The Firespitters, avec qui elle enregistre six albums entre 1982 et 2003.

Autre figure marquante de cette histoire culturelle afro-américaine, Sonia Sanchez est une poète et dramaturge née en 1934, autrice d’une douzaine de recueils de poésie, parmi lesquels les génialement titrés We a BaddDDD People (1970) ou Homegirls and Handgrenades (1984), sans oublier de nombreuses nouvelles, essais critiques ou pièces de théâtre. Elle publie ses premiers poèmes dès 1969, avant d’enregistrer deux ans plus tard sur vinyle A Sun Lady for All Seasons Reads Her Poetry. Cette vingtaine de poèmes frappent par leur concision, leur invention langagière et la force de leur expression, et plus encore par la voix de Sanchez elle- même, dont le parler fluide et chantant semble toutefois obéir à une redoutable métrique.

Moins populaire que sa consœur Maya Angelou, on retrouve la trace et l’héritage de Sanchez dans le hip hop que l’on dit « conscient », une musique qui exploite des thématiques politiques et sociales plus affirmées que le rap classique, tout en s’inscrivant dans une filiation plus directe avec l’histoire du jazz et du blues. Sa voix ouvre par exemple « Everything Man » (2007), premier titre de l’album Eardrum de l’activiste et rappeur Talib Kweli. Et, dans un disque-hommage à Tupac Shakur paru en 2000, elle interprète même, la soixantaine passée, « When Ure Heart Turns Cold », un poème désespéré, écrit par le plus tragique des gangsta-rappeurs des années 2000. Pourtant, la plus précieuse des interprétations de Sanchez, on la trouve peut-être sur Don’t Kill, le premier album de Rob (Robin Coudert), un musicien discret et trop peu connu de la scène française. Orfèvre pop, musicien pour Phoenix et compositeur aujourd’hui reconnu pour ses musiques de films et de séries, il habillait de chœurs, de cuivres et de claviers le poème « Catch The Fire » de Sanchez, apportant à ce texte publié en 1994, une dimension spirituelle et élégiaque particulièrement émouvante.

Ursula Rucker, douce violence

En 2006, on retrouve la voix de Sonia Sanchez en duo sur « Humbled »(« humiliée »), un titre qui ouvre le 3e album de Ursula Rucker, une musicienne et poétesse de quarante ans sa cadette. Un texte singulier, dont la signification ambiguë, qui semble hésiter entre poésie, violence, sexualité et fait divers, est à l’image d’une partie de l’œuvre de Rucker, sans doute l’héritière la plus directe et inspirée des grandes dames du Black Arts Movement à qui elle voue une admiration sans faille (elle parle de Sonia Sanchez comme d’une « mentor » ou d’une « soul mother »).

Originaire de Philadelphie, Rucker débute sa carrière en 1995 avec une participation sur le premier album de The Roots, groupe local emblématique du hip hop conscient. « The Unlocking », dévoile une jeune femme aux mots crus, au ton intransigeant mais à la voix suave, capable de s’attaquer avec force, mais aussi avec une ironie cinglante, aux violences machistes et sexuelles dont elle et ses sœurs sont parfois la victime. Toute la (douce) puissance de son écriture se trouve ainsi dans sa capacité, grâce à une voix charmeuse, à trouver un équilibre entre des thématiques particulièrement dures (drogue, viol, racisme…), d’autres plus hédonistes et émancipatrices (elle chante beaucoup l’empowerment par le sexe), et d’autres encore plus culturelles et politiques.

Si elle aborde ces sujets au fil de cinq albums solos et divers featuring publiés dans les années 2000, sur fond de musique swinguant entre nu-jazz, broken beat et trip hop (par exemple avec King Britt, 4 Hero, Jazzanova ou le français Wax Tailor), Rucker semble toutefois avoir choisi, au fil de ces dix dernières années, d’exprimer sa poésie sous une forme plus percutante et fragmentée, à travers des featurings résolument house et techno. Tout d’abord avec Josh Wink, issu comme elle de la scène de Philadelphie, à qui elle prête sa voix sur « Sixth Sense », un titre qui, publié en 1997, est réédité en 2019 avec un puissant et ténébreux remix de Shlomi Aber.

Plus récemment, ses participations se sont multipliées aux côtés de musiciens et de producteurs comme Zoo Brazil, 2pole, Qess, Mason Maynard, Louie Vega ou plus récemment Daniel Rateuke, avec qui elle a signé « Or Stay Alive », publié au printemps dernier.

Car on l’oublie souvent, une grande partie de l’histoire de la house et de la techno s’est bâtie sur la puissance émotionnelle, non pas du chant, mais du spoken word, explorant, loin de la traditionnelle pop song, des formes d’expression basées sur la force du slogan, du manifeste, du récit intime, du sermon ou du discours. Ces dernières années, toute une série de speechs politiques, aux ambitions souvent universalistes, ont ainsi trouvé un écho naturel sur les dancefloors, à travers des tracks qui invitaient leur public à l’union ou à la tolérance. Il est ainsi très probable que dans un futur proche, « The Hill We Climb », le récent discours d’Amanda Gorman, y trouve lui aussi sa place.

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