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©Vitalia ZHYRIAKOVA pour Tight Media
24 février 2020

DJ Marcelle est un énorme doigt d’honneur à la culture DJ

par Masha Litvak

Aux avant-gardes de la musique électronique, on trouve Marcelle Van Hoof alias DJ Marcelle. Bercée par l’esprit punk dans son adolescence, la DJ et productrice néerlandaise se tient toujours aussi loin des conventions aujourd’hui qu’elle ne le faisait à 16 ans. Son leitmotiv : sortir de sa zone de confort, en permanence. Ses 20 000 vinyles, 30 années d’émissions radio et de journaliste de la presse écrite ainsi que ses six albums, témoignent de son expérience de défricheuse humble et passionnée – loin des artistes propulsé·e·s en un rien de temps grâce à quelques bangers et une communication soignée, façon feu de paille. Jungle, free jazz, musiques traditionnelles du monde entier, mais aussi dancehall, techno, et tant d’autres genres, composent son infinie palette de musicienne qui transcende les règles d’une scène électronique trop normée. Quelques heures avant son set pour les 10 ans de La Machine, nous la rencontrions à son hôtel pour un tête-à-tête passionnant.

« Si tu veux Marcelle, tu as Marcelle ! Je ne m’inquiète pas si les gens aiment ou n’aiment pas. »

Tu as dit dans une interview pour Strange Sounds From Beyond que tu aimes jouer des disques que tu achètes le jour même dans les villes où tu es programmée. Est-ce que tu as trouvé quelque chose aujourd’hui ?

Aujourd’hui, je suis arrivée tard. Ça m’arrive de le faire mais je voulais surtout dire que j’aime bien jouer des disques sans les connaître pour me challenger et défier le public.

Ça veut dire que tu ne joues jamais les mêmes morceaux ?

Si, parfois je joue les mêmes morceaux mais j’en ai toujours des nouveaux, mes sets changent complètement d’une soirée à l’autre. J’anticipe peu. Je joue sur trois platines simultanément, le rendu est tout le temps différent selon les contextes. C’est important pour moi de faire sortir les gens de leur zone de confort. J’aime passer en live des morceaux que j’ai produits, qui sont pas forcément déjà sortis, et je suis très prolifique en ce moment ! Il y a deux semaines, mon nouvel album [ndlr : Saturate The Market, Now! sur Jahmoni Music] est paru sur un dubplate, le jouer crée un effet neuf pour moi comme pour le public.

« Si je devais changer mon attitude, j’arrêterais de jouer. »

À partir de quel moment dans ta vie t’es-tu considérée comme une artiste ?

Je viens d’un milieu pas du tout sensible à l’art. Mais aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été intéressée par les arts alternatifs. J’ai toujours lu beaucoup de livres, écouté de la musique expérimentale. J’ai grandi avec Monty Python et leur vision de l’absurde. J’ai eu des pratiques créatives, comme l’écriture. J’ai jamais voulu être une artiste, au sens de l’ambition, c’est plutôt arrivé naturellement.

Tu écris quoi ? Des fictions ?

Non, j’ai été journaliste de la presse écrite, pigiste et rédactrice en chef pour plusieurs canards. J’aime vraiment tout ce qui touche à l’écriture et aux mots, lire, écrire, écouter, débattre, raisonner…

Pourquoi la musique plus qu’un autre art alors ?

La musique, étant donné qu’elle entre directement par tes oreilles, a d’autant plus d’impact, comme quand tu regardes une peinture avec tes yeux. J’ai jamais pris la décision consciente d’en faire une profession. C’est juste qu’à partir d’un moment, j’ai eu assez de gigs pour en faire une activité qui me permet d’en vivre. Beaucoup de choses dans ma vie se sont passées organiquement comme ça.

« Quand les gens ne me connaissent pas, ils pensent que je vais jouer de la disco des années 70 et ça me fait bien rire de voir leur réaction ! »

Comment est-ce que tu as fait ce chemin, du punk à la musique électronique ?

Le punk est mort en 1978, dans ces eaux là. Le style musical en tout cas. Pour moi, le punk signifiait : avance, ne reste pas là où t’es, sois ouverte à tout. C’était une attitude ! Je n’ai pas vraiment senti de transition depuis, tout est arrivé naturellement… J’ai toujours été attirée par la nouveauté. Des musiciens punk m’ont introduit au dub, un style que j’affectionne toujours autant (d’ailleurs, jouer sur trois platines est un truc résolument dub). Puis les mecs de Cabaret Voltaire se sont dits “on va utiliser des ordinateurs”. Je suis toujours aussi curieuse que je l’étais en 1977.

Et ta curiosité t’a menée vers la production.

Au début, j’étais intriguée par la guitare, mais c’est devenu chiant. La musique excitante n’était pas faite avec des guitares. Elle était produite avec des instruments électroniques et c’est encore le cas aujourd’hui. Ma règle, c’est d’aller toujours plus loin. Par exemple, j’étais une des premières DJs à jouer du dubstep aux Pays-Bas, les gens n’en avaient jamais entendu auparavant.

Dans tes sets, on peut écouter de tout. Les genres musicaux, c’est pas pour toi ?

Je joue ce que je veux. C’est ça qui rend mon évolution aussi facile, c’est ma signature. Il y a des producteurs et DJs qui se font un nom avec un certain style de musique, et ils sont bookés seulement si ils jouent ce style là. Moi, je n’ai jamais eu ce problème. Si tu veux Marcelle, tu as Marcelle ! Et c’est fantastique, je ne m’inquiète pas si les gens aiment ou n’aiment pas, contrairement à plein d’artistes, parce que c’est mon attitude depuis le début ! Si je devais la changer, j’arrêterais de jouer.

Tu tiens des émissions de radio depuis près de 30 ans, mais tu t’es fait connaître de la scène électronique il n’y a pas si longtemps que ça. Comment tu l’expliquerais ?

D’une part, je dirais que je suis persévérante. Connue ou pas connue, je m’en fous, la musique est quelque chose de très profond pour moi, c’est mon style de vie. J’ai commencé à en faire parce que je voulais partager ça avec d’autres gens, pas parce que je voulais devenir une artiste. Et d’autre part : les rencontres. Par exemple, je jouais à Lisbonne, j’ai rencontré un homme qui avait une agence de booking et qui voulait que je le rejoigne. On s’est appréciés, j’ai senti qu’il comprenait ma manière de penser et j’ai voulu essayer, même si je ne cherchais pas forcément une agence. J’ai été résidente dans des clubs en Allemagne et en Autriche. Un jour, un Allemand m’a approchée pour sortir mes productions, sans que je n’aie provoqué quoi que ce soit. J’ai eu de la chance ! Je ne dirais pas que je suis meilleure qu’il y a 15 ans mais ce qui est sûr c’est que mon attitude, elle, est restée la même. Je continue d’avancer, de croire en ce que je fais, et c’est à ce moment là que tu es reconnu.

C’est encore trop rare aujourd’hui ces DJs qui jouent de tout, sans demi-mesure, et qui sont respectés pour ça…

Je ne veux pas juger qui que ce soit mais beaucoup de personnes souhaitent simplement être appréciées. Alors elles se voient comme des prestataires de services parce qu’elles pensent que la club music c’est de faire ce que le public veut entendre. D’après moi, il faut suivre son intuition. On se retrouve avec des DJs ennuyeux parce qu’ils sont là pour plaire à leur public. Alors qu’il y a tellement de possibilités.

« J’ai grandi sans parents, je ne connais pas cette idée de la stabilité. »

Mais être DJ n’est-ce pas aussi faire danser les gens et s’adapter à son public ?

Oui, et je peux le comprendre, mais ce n’est pas ma tasse de thé. Pour moi, ce n’est pas ça le sens de la musique. J’ai prouvé qu’on peut passer une excellente soirée si on joue plus librement. Parfois, ni les DJs ni le public n’ont conscience de ça.

Est-ce que la Marcelle de tous les jours est aussi radicale ?

Sur scène, tu écoutes Marcelle. Par contre si tu viens dîner chez moi, je ferais en sorte de te préparer quelque chose que tu aimerais. Je ne voudrais pas te faire sortir de ta zone de confort en préparant un truc que tu n’aimes pas ! En revanche, avec la musique, si je jouais autrement, ce serait me mentir à moi-même. Ce n’est pas une mauvaise chose que tout le monde n’ait pas ma façon de penser… Mais on devrait se poser plus de questions. L’art, c’est politique, c’est une manière de penser.

Oui, il faudrait sortir du consensus…

C’est ça. Il y a souvent des personnes – des jeunes femmes le plus souvent – qui me demandent si je peux leur apprendre à mixer. L’art, ce n’est pas des cours, ce n’est pas des règles ! Peu de personnes diraient que je mixe bien ou que je suis technique. Je ne vais pas dire que c’est faux, parce que je ne fais pas du beatmatching classique : je trouve ça chiant. Je viens du punk et c’est tellement ancré en moi, cette idée du “fais le comme tu le sens”.

En parlant de jeunes femmes, tu sens qu’aujourd’hui il y a une meilleure représentation d’artistes féminines dans la scène électronique ?

C’est un monde façonné par les hommes, où il faut parler des numéros de série des machines, avoir une approche très technique. Parfois – et je le dis sans juger personne – je pense que les femmes reproduisent les pratiques de ce moule masculin du DJing. Elles ont aujourd’hui plus de visibilité mais la façon dont le monde de la musique est organisé est très masculine. Hier soir, à Grenoble, il n’y avait que des artistes féminines et ce n’était pas annoncé ni mis en avant, c’était juste une nuit en club. C’est un bon pas en avant. Nous n’avons pas à afficher ça comme quelque chose d’extraordinaire, ça devrait être normal et on ne devrait pas le justifier.

Capture d’écran de son site Internet

Tu as une place assez particulière sur cette scène, étant une DJ dans sa cinquantaine. Pourquoi n’a t-on pas plus de profils comme le tien dans le milieu électronique ? Est-ce qu’elle est faite seulement par et pour la jeunesse ?

Pour moi, la musique, c’est ma vie. C’est pas quelque chose que j’associe à la jeunesse spécifiquement. Si des gens veulent me booker et m’annoncer comme une personne quinquagénaire, j’annule. Ça n’a pas d’importance que j’aie 20 ou 50 ans.
Mon cas est particulier car j’ai grandi sans parents, je ne connais pas cette idée de la stabilité. C’est douloureux, bien entendu. Quand t’es ado, c’est la période où tu te rebelles contre tes parents et moi je n’ai pas eu à le faire ! J’ai du trouver des réponses moi-même. C’est difficile de savoir pourquoi est-ce que les gens veulent changer de mode de vie, atteindre une stabilité, acheter une maison, une voiture… Pour moi ça n’a jamais été une option d’avoir un job normal, j’ai toujours été freelance, comme journaliste entre autres. Je ne veux pas avoir de patron. Ça m’est arrivé de travailler quelques temps dans un disquaire et je me suis souvent engueulée avec mon chef.

« Je viens du punk et c’est tellement ancré en moi, cette idée du “fais le comme tu le sens.” »

Ton identité visuelle, avec toutes ces fleurs, ces petits chapeaux tricotés, ces couleurs chaudes, ce masque étrange que tu portes dans certains clips… D’où est-ce que ça te vient ?

J’aime les couleurs. Dans la plupart des soirées, les DJ booth sont tout noirs. Moi je ramène mes fleurs en plastique. Et quand les gens ne me connaissent pas, ils pensent que je vais jouer de la disco des années 70 et ça me fait bien rire de voir leur réaction ! J’aime bien mettre de la couleur dans un contexte très sombre. On m’a demandé dans une autre interview comment je sélectionne mes disques, parce que j’écoute toujours des trucs obscurs, et j’aime bien choisir des pochettes un peu sales en me disant qu’il pourrait y avoir des bons morceaux. Alors que si je voyais mes propres pochettes, peut-être que je ne les choisirais pas car je me dirais que ce n’est pas assez audacieux. Pour moi, il s’agit surtout de musique. Tout ce qu’il y a autour, comme les vidéos, ça distrait de l’essentiel.

Comment as-tu réagi quand tu as dû être filmée lors d’une Boiler Room [ndlr : au festival Nyege Nyege] ?

En général, je ne refuse rien quand je peux faire tout ce que je veux. Même si je joue à un événement commercial, je serai contente que des gens découvrent ce que je fais, c’est un bon challenge ! Bien que je trouve que Boiler Room met en avant des artistes souvent fades, qui surjouent leur performance et que le public fait de même.

« On se retrouve avec des DJs ennuyeux parce qu’ils sont là pour plaire à leur audience. »

Qu’est-ce que tu dirais à la petite Marcelle, sur son futur ?

Je n’ai jamais vraiment pensé au futur… Je me laisse porter, je suis de nature optimiste. Quand j’étais petite, j’étais un peu solitaire avec cette histoire de parents. Je me dirais de me donner du courage, un truc comme ça. Le risque de cette question est que les personnes qui ont eu du succès finiront par répondre des choses sans grand sens car tout le monde n’accède pas à cette fin heureuse. C’est un truc très néolibéral : il faut une success story, avoir traversé des problèmes, car tout finira par aller bien. Et ce n’est pas toujours le cas.

Retrouvez son dernier EP Everything Not Yet paru le 21 février 2020 sur Jahmoni Music.
DJ Marcelle sera au festival Paco Tyson du 9 au 12 avril à Nantes.

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