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2 février 2017

Entre deux BOs de série (Black Mirror, Taboo…), Max Richter a sorti un superbe album classique

par Clémence Meunier

Après avoir imaginé une nouvelle orchestration pour Les Quatre Saisons de Vivaldi (et nous avoir fait complètement oublier le dégoût pour cette oeuvre chère aux standards téléphoniques), après son album politique The Blue Notebooks , la BO des séries The Leftovers et Black Mirror, ou après Sleep – une pièce de huit heures pour accompagner l’auditeur dans le sommeil -, Max Richter s’attaque à un nouveau sujet : l’oeuvre de Virginia Woolf. A la clé, un ballet dont il a composé toute la musique, et un album, Three Worlds : Music From Woolf Works. Un compositeur de musique néo-classique et d’électronique contemporaine, s’intéressant à une femme de lettres à la vie tourmentée, un symbole féministe décédé en 1941, pour un ballet présenté au Royal Opera House de Londres ? Oui, ça peut paraître un peu compliqué tout ça, un peu intello même, d’autant que Max Richter trimbale avec lui une classe et un flegme à l’anglaise un brin intimidants pour le quidam fan de techno. Et pourtant. Il suffit d’appuyer sur « play » pour se faire emporter par les vagues Richter-Woolfiennes qui sauront particulièrement convaincre les amateurs de Philip Glass. Car si les idées derrière l’oeuvre de Richter sont riches, la simplicité et la facilité d’accès de ses compositions sont déconcertantes – et en résulte un superbe album en forme de BO tourmentée, paru vendredi dernier sur Deutsche Grammophon. 

Tsugi : Virginia Woolf souffrait de ce qu’on appellerait aujourd’hui un trouble bipolaire. Elle s’est suicidée à 59 ans. Woolf Works, le ballet comme l’album (Three Worlds : Music From Woolf Works), s’attache à trois de ses romans (Mrs Dalloway, Orlando et The Waves), mais as-tu voulu également inclure de la noirceur dans ta musique pour rappeler la fin de sa vie ?

Max Richter : Evidemment, ses problèmes mentaux et sa dépression sont une partie importante de son histoire. Et c’est aussi ça qui est impressionnant chez elle : elle a réussi à créer ces incroyables œuvres littéraires, merveilleusement bien écrites, malgré cette situation. C’est inspirant comme sa créativité a pu l’élever au dessus de tous ses problèmes. C’est une belle histoire. Même si les trois romans autour desquels s’articule le ballet sont le point de départ de ma composition, inévitablement son histoire personnelle s’est mêlée à tout ça, a jeté une ombre sur la musique. Au tout début du projet j’ai retrouvé un enregistrement, le seul document existant sur lequel on entend sa voix. On l’a intégré au spectacle et à l’album, et alors Virginia Woolf fait partie de l’oeuvre – à partir de ce moment-là, Three Worlds : Music From Woolf Works et Woolf Works ne parlent plus uniquement de ces trois romans, mais bien d’elle, de ce qu’elle a insufflé à ses livres et de sa vie. C’est un enregistrement incroyable. Elle y parle des mots, du pouvoir des mots. Et puis on a intégré ses derniers mots, sa lettre de suicide. Il fallait évidemment l’inclure pour que la boucle soit bouclée.

Il y a une dimension tragique à tout ça…

Oui, d’une certaine façon : on sait en effet comment ça va se terminer (mal), comme dans les tragédies grecques. Mais ce qui m’intéresse encore plus chez Virginia Woolf ce sont toutes les choses incroyables qu’elle a réussi à faire. Quand tu lis Mrs Dalloway, c’est magnifique, plein d’images radieuses, de couleurs, de sons, de sensations… De vie. Orlando est une espèce de lettre d’amour, joueuse et folle. Les travaux de Virginia Woolf sont vivants. Alors bien sûr, quand on se penche sur sa biographie, on retient la dépression, la maladie mentale, le suicide… Mais c’est très réducteur. Il y avait un être humain derrière tout ça, et il y a de quoi célébrer ça.

Tu as lu les livres de Virginia Woolf jeune, mais tu as avoué en interview qu’ils t’avaient beaucoup surpris quand tu les avais relu en préparant ce projet. En quoi ?

C’est ce qu’il y a de magique avec la littérature ! Le livre ne change pas, mais le lecteur change. Je pense que j’étais surtout concentré sur la technique, l’écriture et l’usage des mots quand je les ai lu pour la première fois – les œuvres de Virginia Woolf ne sont pas très faciles à lire, ça demande du temps de s’habituer à son style, la plupart du temps on ne sait pas trop ce qu’il se passe ! En les relisant adultes, j’ai été frappé par leur humanité, la tendresse et la générosité qu’elle a avec tous ses personnages.

Comment as-tu transformé la musique d’un ballet en un album ?

Le ballet dure deux heures, et l’album une seule. C’était un vrai challenge de raconter ces histoires dans un format beaucoup plus réduit, et sans visuel, sans danse, sans rien – juste avec la musique. J’ai retravaillé les morceaux pour les rendre plus directs. La partie sur Mrs Dalloway est par exemple très condensée, certains morceaux utilisés dans le spectacle ne sont tout simplement pas sur l’album. The Waves, par contre, est presque identique à la version du ballet.

Ce n’était pas trop dur de devoir supprimer des parties entières de ta composition ?

Oui et non ! Le ballet continue d’être joué à Londres, et il est retransmis dans différents cinémas (dans plusieurs cinémas un peu partout en France, liste et dates à retrouver sous ce lien, ndr)… Il a sa propre vie.

La pochette de l’album évoque les vagues, comme dans The Waves, la dernière œuvre à laquelle le ballet s’intéresse. Pourquoi ?

L’imagerie de l’eau est quelque chose qu’on retrouve régulièrement dans le travail de Virginia Woolf, pas seulement dans The Waves. Elle évoque très souvent l’océan d’une manière assez primale, comme un endroit de repos.

Tu as souvent dit ne pas écouter de musiques de film, même si tu en composes, car il te manque les images. Pourrais-tu écouter cet album, dissocié de son spectacle ?

(rires) Oui et non. Je pense que j’aurais du mal à écouter ce que j’ai composé pour le ballet, la version brute. Mais justement, tout l’objet de mon travail sur cet album a été de le faire exister seul, sans la chorégraphie.

Tu as composé des musiques de film ou de séries, travaillé sur des ballets… Est-ce que tu envisages de monter ton propre spectacle un jour, où tu t’occuperais de tout de A à Z ?

Je ne pense pas. A vrai dire j’aime composer pour des films ou des ballets car j’aime les collaborations, trouver des idées et raconter des histoires à plusieurs.

Virginia Woolf est également une icône féministe, avec une aura de femme libre assez unique pour son époque. Aujourd’hui, qui pourrait représenter ça ?

Je ne sais pas. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment transposer son aura à aujourd’hui, car la culture est maintenant bien plus éclatée, il existe des millions de gens qui créent des œuvres intéressantes partout dans le monde. A l’époque de Virginia Woolf, la culture était bien plus concentrée géographiquement et réservée à un milieu. Si un auteur à Londres écrivaient un roman publié par un éditeur important, il attirait du monde, et laissait une marque dans la culture littéraire. Aujourd’hui, tout est plus diffus, c’est plus difficile de pointer quelqu’un qui pourrait prétendre à l’aura de Virginia Woolf.

Quels sont tes prochains projets ?

Je travaille sur un ballet aux Pays-Bas pour le Nederlands Dans Theater. Il s’appelle Exile et évoquera les migrations : nous vivons à une époque où des gens doivent voyager contre leur gré, comme les Syriens. Je voulais évoquer ça, cette idée de devoir quitter son chez-soi. J’ai aussi travaillé sur la bande-originale d’Hostiles, avec Christian Bale et Rosamund Pike au casting – un très bon film qui devrait sortir bientôt -, et sur la BO de Taboo, une mini-série avec Tom Hardy qui passe en ce moment sur la BBC. Beaucoup de choses !

Ce ballet Exile, ton album The Blue Notebooks composé en réaction à la guerre en Irak… C’est essentiel pour toi d’évoquer l’actualité dans tes œuvres ?

Évidemment ! Nous vivons en société. Si quelqu’un a la possibilité de pouvoir s’exprimer il faut qu’il le fasse. Le monde est injuste et il y a beaucoup de grandes histoires à raconter – en tout cas c’est ce qui me donne envie d’écrire.

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