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🎪 Horst : ce qu’il se passe quand un festival éclate la définition du dancefloor

Qu’est-ce qu’un dance­floor ? Un endroit où on danse, ça paraît logique. Mais quand un fes­ti­val se décide à réelle­ment se pos­er la ques­tion, redéfinis­sant notre rap­port au lieu de la fête, ça change tout : la preuve avec le Horst Fes­ti­val, trois jours où la cul­ture rave part à la ren­con­tre de l’architecture et des arts plastiques.

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Dif­fi­cile de les rater : trô­nant sur les rives d’un petit canal grisâtre de la ville fla­mande de Vil­vo­orde, Ă  une demi-heure de route de Brux­elles, deux gigan­tesques chem­inĂ©es de refroidisse­ment mon­tent la garde Ă  l’entrĂ©e du fes­ti­val, instal­lĂ© dans les sous-bois et entre les baraques en briques rouges d’un ancien site mil­i­taire. Ça aurait pu suf­fire pour pos­er le dĂ©cor, for­cé­ment indus­triel, imposant de jour, presque inquié­tant la nuit. Pour sĂ»r, beau­coup se seraient arrĂŞtĂ©s-lĂ , pro­posant un Chim­ney Fes­ti­val ou autre nom Ă  con­so­nance bĂ©ton­nĂ©e. Quelques chapiteaux pour accueil­lir un line-up tech­no, des DJs per­chĂ©s sur des scènes Ă  trois mètres de hau­teur, et bas­ta. Oui mais non. Pas le Horst. Tirant son nom de l’ancien site qu’il occu­pait jusqu’en 2018, un château aux pieds trem­pĂ©s par un grand Ă©tang, le fes­ti­val s’est don­nĂ© pour mis­sion de faire vivre dif­fĂ©rem­ment cha­cun des lieux qu’il occupe. D’abord en Ă©tĂ©, avec une expo­si­tion, puis Ă  la ren­trĂ©e, cette annĂ©e du 10 au 12 sep­tem­bre, oĂą les Ĺ“uvres d’art ser­vent de dĂ©cor ou de dance­floors pour un week-end de fĂŞte.

“Il y a beau­coup de con­nais­sances, d’interactions humaines et d’empathie qui se per­dent quand on ne fait qu’échanger avec des paroles et une pen­sée logique.”

« C’était la pre­mière ambi­tion de Horst et la rai­son de sa créa­tion : on veut apporter une valeur ajoutée à l’espace qui nous accueille », racon­te Jochem Dael­man, co-fondateur du fes­ti­val il y a huit ans. « Le château devant lequel nous avons instal­lé nos pre­mières édi­tions avait besoin d’attirer des touristes. Plutôt que de sim­ple­ment occu­per les lieux pen­dant trois jours le temps d’un fes­ti­val, on a com­mencé à pro­pos­er une expo­si­tion d’arts plas­tiques et de créa­tions archi­tec­turales en amont de la fête. Cer­tains ne vien­nent qu’à l’expo, d’autres au fes­ti­val, quelques-uns aux deux. C’est un joli moyen pour faire décou­vrir l’art mod­erne aux jeunes, ce qu’ils pour­raient voir en temps nor­mal comme quelque chose d’ennuyant ou d’inaccessible ». Et c’est peu dire que l’art devient ici très acces­si­ble : cha­cune des cinq scènes a été pen­sée et conçue par un.e artiste, archi­tecte ou une agence différent.e.s, ayant de fait sa pro­pre vibe, mais en se per­dant dans les bois en tran­shu­mance entre deux sets, le raveur hagard peut tout à fait tomber sur une sculp­ture ou une instal­la­tion. Ou quand la struc­ture métallique de la plas­ti­ci­enne brux­el­loise Aline Bou­vy, évo­quant la chas­se aux sor­cières et le BDSM, devient un point de rendez-vous pour fumeur d’herbes douces entre un set de Jeff Mills et un live d’ascendant vierge.

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Corps et Ă˘mes

Alors bien sûr, l’idée n’est pas de sim­ple­ment saupoudr­er les four­rées d’œuvres d’art et de voir ce qu’il se passe. À chaque année son expo­si­tion, et à chaque expo­si­tion son thème. En 2021, ça sera « Fly­ing On A Raven’s Wing », à la fois clin d’œil à une chan­son de CAN qui par­le de nuit et de drogues psy­chédéliques (« She Brings The Rain ») et jeu de mot autour de rave et raven, le cor­beau en néer­landais ail­lant une con­no­ta­tion très « oiseau de nuit ». Une invi­ta­tion à libér­er corps et esprit dans le grand plas­ma trip­pant de la musique élec­tron­ique. « Per­son­nelle­ment, j’ai été très frus­trée cette année de ne pas avoir pu être en con­tact physique et direct avec des gens que je ne con­nais pas. Il y a beau­coup de con­nais­sances, d’interactions humaines et d’empathie qui se per­dent quand on ne fait qu’échanger avec des paroles et une pen­sée logique. Il y a quelque chose de fort qui se trans­met quand il y a cette com­mu­nion, quand les corps se rap­prochent la nuit pour danser ensem­ble, sans que cela soit for­cé­ment sex­uel. Même chose avec le fait d’aller man­i­fester en journée. Ça a été impos­si­ble pen­dant trop longtemps, il y a une urgence à ce que cela existe à nou­veau. Inviter les artistes et les fes­ti­va­liers à « vol­er sur l’aile du cor­beau », c’est leur offrir un espace où ils n’ont pas peur des gens qu’ils ne con­nais­sent pas, pas peur de sor­tir de l’individualisme. Ce à quoi on a dû s’adapter avec la crise san­i­taire ne doit pas être con­sid­éré comme le nou­veau nor­mal », explique Eve­lyn Simons, la com­mis­saire de l’exposition.

“Il y a beau­coup de lib­ertĂ©s qui ne peu­vent ĂŞtre flu­ides que la nuit.”

L’occasion de bous­culer l’ordre Ă©tabli dans la plus pure tra­di­tion des raves. « Il y a beau­coup de lib­ertĂ©s qui ne peu­vent ĂŞtre flu­ides que la nuit. Ce n’est pas Ă  pro­pre­ment par­ler un man­i­feste ou un acte poli­tique, mais je voulais avec cette expo cĂ©lĂ©br­er les corps et la nuit, des forces qui peu­vent ĂŞtre mis­es Ă  mal par nos sociĂ©tĂ©s portĂ©es sur la pro­duc­tiv­itĂ© ». Ain­si, l’œuvre d’Aline Bou­vy, autour de laque­lle les plus botanistes auront recon­nu des plans de bel­ladone (l’herbe aux sor­cières par excel­lence : trois baies et c’est le trip de votre vie, trois de plus et c’est le coma), racon­te la mise au ban voire l’exĂ©cution des femmes guĂ©ris­seuses, et la dis­pari­tion de ces savoirs fĂ©minins, en bâil­lon­nant qua­tre vis­ages avec des gen­res de gag-balls SM rap­pelant des appareils de tor­ture moyenâgeux. Un peu plus loin, toute autre ambiance : sur le mod­èle des lumi­nari du sud de l’Italie, ces immenses struc­tures bardĂ©es d’ampoules col­orĂ©es et placĂ©es sur les places des vil­lages, l’artiste Marinel­la Sen­a­tore a con­stru­it une ago­ra oĂą l’on peut lire en let­tres de lumière « Bod­ies In Alliance », le titre d’un livre de l’écrivaine fĂ©min­iste Judith But­ler. Les corps qui s’allient dans la danse et le lâch­er prise, ou, chez But­ler, les corps qui s’allient entre deux pan­car­tes de man­i­fes­ta­tion. Quoiqu’il en soit, ce qui compte, c’est de faire corps.

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Dancefloor aquatique et hutte magique

Faire corps avec la foule : pour sĂ»r, Teki Latex l’aura ressen­ti. Respon­s­able d’un des meilleurs et des plus jouis­sifs sets du week-end, le DJ, comme la majoritĂ© des artistes se pro­duisant au Horst, Ă©tait Ă  peine vis­i­ble au milieu des danseurs. Car sous la serre « Unglued Â» instal­lĂ©e par l’agence de design belge Rotor, pas de DJ-star trô­nant au-dessus de la foule, sim­ple­ment un mag­ma de bras lev­és et de sueur. « Le cahi­er des charges Ă©tait assez atyp­ique Â», pré­cisent Lionel Devlieger et Tris­tan Boniv­er de Rotor. « Le bud­get Ă©tait très lim­itĂ©, il fal­lait cou­vrir une grande zone pour abrit­er d’une Ă©ventuelle averse les fes­ti­va­liers dansant au creux de cette anci­enne piscine en bĂ©ton. Chez Rotor, depuis 15 ans, on Ă©tudie la ques­tion du rĂ©em­ploi des Ă©lé­ments d’architecture. Le fait de con­cevoir des pavil­lons pour un fes­ti­val comme celui-ci, c’est vrai­ment mar­gin­al pour nous comme activ­itĂ© : la plu­part des gens de notre bureau tra­vail­lent pour accom­pa­g­n­er des gros com­man­di­taires et maĂ®tres d’ouvrage, pour les aider Ă  inté­gr­er un max­i­mum d’élĂ©ments de rĂ©em­ploi dans leurs bâti­ments de 60 000 mètres car­rĂ©s. Mais pour Horst, on a scan­nĂ© le marchĂ© de toutes les ser­res agri­coles disponibles en Europe, de prĂ©fĂ©rence dans les par­ages de la Bel­gique. On est tombĂ© sur cette petite serre en Nor­mandie, qu’on a rachetĂ©e, dĂ©mon­tĂ©e, puis remon­tĂ©e ici. Le pavil­lon peut dur­er, ĂŞtre mod­u­la­ble, ĂŞtre reven­du, revenir au monde agri­cole… Il peut avoir encore plusieurs vies Â». Autres lieux Ă  dĂ©cou­vrir en se bal­adant dans l’immense site : la Moon Ra, petite hutte en bois oĂą le pla­fond s’ouvre et se ferme comme une chem­inĂ©e Ă©vac­uant la fumĂ©e, ou encore la Rain Room, oĂą des bassins gar­nis de plantes façon jardin zen sont placĂ©s en enfilade devant le DJ-booth, avec les fes­ti­va­liers dansant sur des plate­formes – Ă©videm­ment, très vite, cer­tains ont enlevĂ© leurs bas­kets pour se dandin­er les pieds dans l’eau.

“Tant pis si en lisant le line-up la plu­part des gens ne con­nais­sent qu’un ou deux DJs !”

Avec des propo­si­tions archi­tec­turales aus­si mar­quĂ©es, c’est tout naturelle­ment que cha­cun oublie un poil le line-up. Ă€ Horst, on ne dit pas « on va voir tel DJ ? », on dit « on ne retourn­erait pas dans la salle oĂą il y avait de l’eau ? » Si Ă©videm­ment le fes­ti­val – payant (et pas don­nĂ©) – doit faire avec la rĂ©al­itĂ© com­mer­ciale, la par­tie expo­si­tion tour­nant Ă  perte, il est peut-ĂŞtre lĂ  l’esprit rave de Horst : on y va parce que c’est Horst, parce que c’est une ambiance, parce que c’est une fĂŞte, parce que c’est un lieu d’expression artis­tique, pas pour Ă©plucher le line-up. Simon Nowak, le pro­gram­ma­teur de l’évĂ©nement, en a bien con­science : « Mon objec­tif est de rĂ©us­sir Ă  inviter quelques head­lin­ers que j’aime pour attir­er les gens, tout en rĂ©ser­vant une grande par­tie de la pro­gram­ma­tion Ă  des artistes moins con­nus ou en tout dĂ©but de car­rière. Et tant pis si en lisant le line-up la plu­part des gens ne con­nais­sent qu’un ou deux DJs ! » Citons-en tout de mĂŞme quelques-uns : Jeff Mills bien sĂ»r, tĂŞte d’affiche du ven­dre­di soir, au set plus fes­tif et moins sec qu’à l’accoutumĂ©e, le live entre gab­ber et chant lyrique d’ascendant vierge, que tout le fes­ti­val a eu l’air de vouloir venir voir, le groove de Mezigue puis d’India Jor­dan Ă  dĂ©guster les pieds dans l’eau, la tech­no de Saoirse (Irlandaise qu’on aimerait voir bien plus sou­vent dans nos con­trĂ©es), la dĂ©fla­gra­tion en solo de Dani­lo Plessow (MCDE) ou le beau live Ă  six mains de Cir­cle Of Live, super­groupe com­posĂ© de Neel, Peter Van Hoe­sen et Sebas­t­ian Mul­laert. Avec, quelque soit le style jouĂ© ou l’heure qu’il est, tou­jours, en fla­mand, en anglais ou en français, les mĂŞmes remar­ques : que ça fait du bien de se retrou­ver ! Que ça fait du bien de se sen­tir peau con­tre peau avec des incon­nus ! En somme, que ça fait du bien de faire corps.

Teki Latex ©ILLIASTEIRLINCK