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©Emma Le Doyen
30 septembre 2021

đŸ€ Hubert Blanc-Francard (Cassius) : « J’avais envie de dire la vĂ©rité »

par Emmanuel Haddek

Deux ans aprĂšs la fin tragique de Cassius, c’est avec un livre qu’Hubert Blanc-Francard effectue son retour. Une autobiographie sincĂšre et Ă©lĂ©gante qui dĂ©voile sans fausse pudeur les coulisses de la crĂ©ation et les alĂ©as du succĂšs.

Interview issue du Tsugi 143 : Garnier/Limiñanas, disponible en kiosque et en ligne.

Il y a une chose qu’on rĂ©alise vite Ă  la lecture des autobiographies de musiciens ou en croisant frĂ©quemment leur chemin, rares sont ceux capables de mettre leur ego de cĂŽtĂ© pour Ă©voquer leur parcours avec une vĂ©ritable honnĂȘtetĂ© intellectuelle. Tous Ă©voquent leurs doutes, les hauts, les bas, les alĂ©as, souvent douloureux, de la crĂ©ation, mais peu sont capables de faire un pas de cĂŽtĂ© pour se livrer en toute humilitĂ©. À l’approche de la cinquantaine, Hubert Blanc-Francard, plus connu sous le pseudonyme de Boombass, a ressenti le besoin de s’attaquer Ă  ce difficile exercice dans un livre qui lui a demandĂ© « un travail fou » et dans lequel il ne cherche jamais Ă  se donner le beau rĂŽle. « J’avais envie de dire la vĂ©ritĂ© », explique aujourd’hui cette figure de la french touch et moitiĂ© du duo Cassius avec son comparse Philippe Zdar, tragiquement dĂ©cĂ©dĂ© en 2019. C’est l’une des grandes qualitĂ©s de ces pages, vives et fortes, qui ressemblent plus Ă  un Ɠuvre littĂ©raire qu’à une biographie d’artiste traditionnelle. CommencĂ©, et mĂȘme quasiment achevĂ© avant l’accident qui coĂ»ta la vie Ă  son camarade et mit fin Ă  Cassius aprĂšs cinq albums, Boombass, une histoire de la french touch raconte avec humour et tendresse le cheminement intime de cet enfant de la balle, fils d’un des plus grands ingĂ©nieurs du son et producteurs français (Dominique Blanc-Francard), neveu d’une figure du journaliste musical (Patrice Blanc-Francard) et frĂšre d’un chanteur populaire (Mathieu Blanc-Francard alias Sinclair). ÉlevĂ© dans les studios au cĂŽtĂ© des musiciens dont son pĂšre enregistrait les albums, Gainsbourg notamment, Boombass a « trĂšs tĂŽt Ă©tĂ© fusionnel avec la musique ». AprĂšs s’ĂȘtre rĂȘvĂ© batteur viendront la dĂ©couverte du hip-hop et du sampling et la rencontre essentielle avec Philippe Zdar dans les couloirs du studio Plus XXX Ă  Paris. Une amitiĂ© scellĂ©e Ă  jamais les fesses sur la photocopieuse du studio, comme il le raconte. Il y aura l’euphorie du travail sur les premiers albums Ă  succĂšs du rappeur MC Solaar (le premier, Qui sĂšme le vent rĂ©colte le tempo, vient d’ĂȘtre rĂ©Ă©ditĂ©, et le suivant, Prose combat, va l’ĂȘtre sous peu) avec Zdar et Jimmy Jay, la dĂ©couverte de la house, des raves et les premiers titres de La Funk Mob – eux aussi rĂ©Ă©ditĂ©s –, qui deviendra Cassius. Des succĂšs et des Ă©checs qu’Hubert BlancFrancard raconte d’une trĂšs plume. 

Qu’est-ce qui t’a poussĂ© Ă  Ă©crire ce livre ?

Je soupçonne que j’avais ce projet en moi depuis trĂšs longtemps. Il a lentement mĂ»ri. Depuis l’enfance, j’ai envie de raconter des histoires. J’ai beaucoup lu, mais la musique a pris le dessus. J’ai toujours achetĂ© des cahiers que je trimballais sans les noircir, Ă©crire me paraissait un Everest inaccessible. Et puis en 2017, j’ai arrĂȘtĂ© de fumer et un mĂ©decin m’a dit « il est temps de vous attaquer Ă  quelque chose de trĂšs personnel et de trĂšs ambitieux ». Un dĂ©clic.

 

À lire Ă©galement
L’interview CBD de Boombass (Cassius)

 

Tu as lu beaucoup d’autobiographies de musiciens avant d’écrire ce livre ?

J’en ai toujours lu. Celles des Ă©ditions Allia notamment, sur l’histoire du funk par exemple, mĂȘme si cela m’a presque bloquĂ©. D’autant qu’au dĂ©part je ne voulais pas Ă©crire une autobiographie, mais un livre sur la musique. Mais je me disais que, n’étant pas journaliste, je n’y arriverais jamais. Je ne fais jamais les choses simplement, je suis du genre Ă  lire Proust avant de prendre un stylo. Ça n’aide pas. Ce n’est qu’en 2018, aprĂšs quelques tentatives laborieuses, que j’ai soudain compris que ce que je devais raconter Ă©tait le cheminement qui m’a amenĂ© Ă  la musique. À la mĂȘme Ă©poque, j’avais eu le pressentiment d’une catastrophe, que j’imaginais financiĂšre. J’ai vendu tous mes synthĂ©tiseurs de collection pour me donner un peu d’aisance et j’ai consacrĂ© tout mon temps Ă  l’écriture. Écrire, relire, corriger, couper et Ă©crire Ă  nouveau est devenu une obsession, huit Ă  neuf heures par jour. MĂȘme lors de l’enregistrement de Dreems (le dernier album de Cassius, NDR), qui s’est fait trĂšs rapidement, j’ai continuĂ© Ă  Ă©crire. Je me demande si je revivrai jamais une transe pareille.

« J’ai mis beaucoup de temps Ă  arriver Ă  Ă©crire sur Cassius. »

Tu as mis du temps à trouver l’architecture du livre ?

Je me suis longtemps posĂ© la question de la fin. Je ne savais oĂč et comment terminer. Puisque je racontais mon cheminement, il m’est longtemps paru normal de stopper le livre au moment de l’enregistrement du premier album de Cassius. Mais tous mes premiers lecteurs me disaient « tu t’arrĂȘtes au milieu du chemin». J’ai mis beaucoup de temps Ă  arriver Ă  Ă©crire sur Cassius.

En définitive, dix ans de ta vie musicale occupent les trois quarts du livre et les vingt derniers à peine un quart


J’ai essayĂ© de reproduire le sentiment d’accĂ©lĂ©ration que j’ai ressenti Ă  la mort de Philippe. AprĂšs un premier cap de douleur, mon cerveau a Ă©tĂ© envahi par un incontrĂŽlable afflux de pensĂ©es dĂ©sarticulĂ©es. Comme un effet de « fast foward » fou. Je pensais que le livre Ă©tait terminĂ© au moment de la mort de Philippe. Cela n’a pas Ă©tĂ© simple, mais j’ai repris le manuscrit, pour le retailler et y faire des ajouts, modifiant Ă  nouveau le rythme. J’ai beaucoup enlevĂ©, mais toujours au profit du rythme du livre. Je voulais qu’il avance vite. Le plus difficile a Ă©tĂ© de terminer d’écrire en pĂ©riode de deuil.

Le sous-titre du livre est Une histoire de la french touch, mais en rĂ©alitĂ© c’est plutĂŽt «une vie au cƓur de la french touch». Ton projet n’est jamais de raconter la french touch, c’est un texte bien plus intime.

Comme je le fais quand je compose de la musique, je me suis mis en permanence dans la peau du lecteur. Je ne voulais pas l’ennuyer. Je me disais : si c’est un musicien qui raconte, on a envie de savoir ce qui se passe Ă  l’intĂ©rieur de sa tĂȘte.

D’ailleurs, tu ne te donnes pas toujours le beau rîle.

C’est une question de personnalitĂ©. J’ai beaucoup de mal avec les gens qui se mettent constamment en valeur, sans recul. Ce n’est pas ça la vie. J’ai fait plein de conneries, Philippe aussi, et on en a fait ensemble. On apprend de ses erreurs. En rĂ©alitĂ©, ce sont leurs faiblesses qui rendent les gens attachants. Si c’est pour lire que tout est gĂ©nial, autant rester sur Instagram. Dans ce livre, j’avais surtout envie de dire la vĂ©ritĂ©.

Est-ce qu’il t’est arrivĂ© de t’autocensurer ? Comment fait-on le portrait de gens vivants et connus ?

Écrire sur mes aventures avec mes potes Ă  l’adolescence n’était pas difficile. En revanche, arrivĂ© Ă  l’ñge adulte, quand j’ai dĂ» parler de gens que j’ai rencontrĂ©s dans l’univers de la musique, Pharrell, Solaar ou les Daft Punk, cela a Ă©tĂ© bien plus compliquĂ©. Il faut faire attention Ă  ce qu’on dit tout en trouvant le moyen de dire ce que l’on pense. Les Ă©crits restent, contrairement aux conversations de fin de soirĂ©es entre potes durant lesquelles je suis le premier Ă  aimer tailler des costards. C’est trĂšs simple de dire du mal, mais plus compliquĂ© de faire un portrait juste de quelqu’un. Cela a Ă©tĂ© la plus grande difficultĂ© de ce livre. Tout comme l’écriture des scĂšnes dialoguĂ©es. Incarner une personne par les mots qu’il emploie n’a rien de simple. Tu dĂ©voiles l’envers du dĂ©cor, notamment durant les annĂ©es Cassius.

On comprend que la sortie de votre deuxiĂšme album, Au rĂȘve, en 2002, a Ă©tĂ© particuliĂšrement difficile. Comment avez-vous survĂ©cu Ă  la violence du rejet dont a souffert ce disque ?

Ça a Ă©tĂ© trĂšs chaud et cela a Ă©tĂ© compliquĂ© de le faire comprendre dans le texte, d’autant que ce n’est que mon point de vue, je n’en ai jamais rĂ©ellement parlĂ© avec Philippe. D’ailleurs, nous avons dĂ» faire une pause aprĂšs cet album. Cassius aurait pu s’arrĂȘter lĂ . Il faut reconnaĂźtre qu’il est surproduit. On y a passĂ© trop de temps. Au rĂȘve est si riche qu’il est indigeste. Sortant d’un succĂšs comme celui qu’on a connu avec 1999 (sorti en
 1999, ndr), nous avions perdu tout recul. Je crois qu’on avait pris la grosse tĂȘte. Et puis ce disque Ă©tait trop diffĂ©rent du premier. Il est sorti Ă  un moment oĂč la musique avait changĂ©, la french touch avait Ă©tĂ© balayĂ©e par l’arrivĂ©e de The Strokes. Un groupe normal aurait sorti rapidement aprĂšs 1999 un disque trĂšs similaire, plutĂŽt que de passer comme nous des mois en studio pour produire un album qui n’avait rien Ă  voir avec le prĂ©cĂ©dent. VoilĂ  un conseil que je donne Ă  tout musicien qui commence Ă  avoir du succĂšs, rien ne sert de changer trop abruptement de costume. La seule chose qui aurait pu sauver Au rĂȘve, c’est un Ă©norme tube, comme sur les albums des Daft Punk qui n’ont jamais eu Ă  se prĂ©occuper du contexte, mais il n’y avait pas de tube sur ce disque. Cette expĂ©rience a Ă©tĂ© une bonne leçon. Il faut parfois prendre de grosses tartes.

« Cassius était la version italo-corse-espagnole des Daft Punk. »

Un autre moment difficile a Ă©tĂ© la tournĂ©e Ibifornia, durant laquelle vous ne parvenez jamais Ă  maĂźtriser l’énorme machinerie qui a Ă©tĂ© construite pour le live.

Le point commun avec la pĂ©riode Au rĂȘve, c’est la mĂ©galomanie. Chacun de nous laissait l’autre faire et Philippe et moi nous enfermions dans notre dĂ©lire. Cette machine incroyable qui a Ă©tĂ© construite pour la tournĂ©e d’Ibifornia Ă©tait bien trop complexe, mais le pire c’est qu’on y allait Ă  reculons. On n’avait pas vraiment envie de l’utiliser. Dans ces cas-lĂ , tu fais perdre du temps et de l’argent a tout le monde. Ibifornia, c’est l’album du trop-plein de tout, le disque est encore une fois trop chargĂ©, on a touchĂ© trop d’argent en avance et l’infrastructure du live Ă©tait dĂ©lirante. Notre manager, SĂ©bastien Farran (qui fut Ă©galement le dernier manager de Johnny Hallyday, ndr) est un excellent nĂ©gociateur. Il avait rĂ©ussi Ă  vendre Ibifornia aux AmĂ©ricains sur la lancĂ©e du succĂšs de Random Access Memories des Daft Punk. Les mecs se sont dit: « Cool, on a la suite. » D’ailleurs, toute la carriĂšre de Cassius est Ă  mettre en parallĂšle avec celle des Daft Punk, comme nous Ă©tions amis et qu’on Ă©voluait dans les mĂȘmes sphĂšres, les labels imaginaient toujours qu’on allait cartonner comme eux, mais Ă  chaque fois, on a ratĂ© le train. Cassius Ă©tait la version italo-corse-espagnole des Daft Punk, jamais Ă  l’heure au rendez-vous.

AprĂšs l’échec d’Ibifornia, vous aviez envoyĂ© des pots de confitures Ă  quelques journalistes en annonçant que vous alliez vous reconvertir dans l’épicerie. Cet humour sur vous-mĂȘme a toujours rendu Cassius attachant.

MĂȘme s’il nous est arrivĂ© de pĂ©ter les plombs, nous Ă©tions parfaitement synchros avec Philippe sur l’autodĂ©rision. Cela ne sert Ă  rien d’avoir une grande gueule. Si tu es moins fort, il faut savoir le reconnaĂźtre.

Finalement, le moment oĂč tu sembles le plus heureux musicalement, c’est la pĂ©riode de tes dĂ©buts et l’enregistrement des premiers albums de MC Solaar.

Heureux, je ne sais pas, c’était il y a trente ans et on a toujours tendance Ă  embellir les souvenirs, mais c’était une pĂ©riode d’innocence et de fraĂźcheur incroyable. Le genre de moments magiques aprĂšs lesquels on court ensuite toute une vie. Celui oĂč les portes s’ouvrent.

La découverte du sampling semble avoir été déterminante dans ta vie musicale.

Il faut se mĂ©fier de cet outil, les gens te disent que ton morceau est gĂ©nial, mais en fait ils n’écoutent que le sample. (rires) Tu as tout de suite un bon son, mais ce principe de recyclage ne peut pas durer Ă©ternellement. Ce qu’on a beaucoup fait ensuite avec Philippe, c’est de partir d’un sample qui disparaĂźt ensuite. Mais sans le sampling, j’aurais peut-ĂȘtre beaucoup plus galĂ©rĂ© Ă  faire de la musique.

« Notre rencontre Ă©tait parfaite, Philippe pouvait faire des choses qui m’étaient impossibles et inversement. »

Tu racontes avec une grande franchise ta relation avec Philippe Zdar. Vous Ă©tiez comme deux frĂšres dont les personnalitĂ©s se complĂštent, mais la dimension extrĂȘmement solaire de Philippe n’avaitelle pas quelque chose d’écrasant ?

(Il cherche ses mots, commence plusieurs phrases qu’il arrĂȘte au vol
) Oui
 C’est comme un couple, il faut trouver sa place
 Chacun a son rĂŽle. Cela peut ĂȘtre Ă©puisant. Notre rencontre Ă©tait parfaite, Philippe pouvait faire des choses qui m’étaient impossibles et inversement. C’est trĂšs bien jusqu’à un certain point
 Il faut reconnaĂźtre qu’on n’était pas simples ni l’un ni l’autre.

En 2005, il est fait chevalier des Arts et Lettres, mais pas toi, tu avais refusé ?

Non et je n’ai pas compris ce qui s’est passĂ©. Je ne suis pas douĂ© pour ça, je n’ai aucun diplĂŽme. (rires) J’étais heureux pour Philippe. J’ai assistĂ© Ă  la remise de sa mĂ©daille, avec le ministre de l’époque, Renaud Donnedieu de Vabres, qui a fait des tonnes d’erreurs durant son discours. C’était tellement pathĂ©tique que je me suis dit que ce n’était pas trĂšs grave de ne pas l’avoir eue aussi, mais quand mĂȘme
 Philippe a pris la mĂ©daille. On ne s’est pas fĂąchĂ©, mais je lui ai dit «on est censĂ© ĂȘtre un groupe ». Cette mĂ©daille, j’aurais adorĂ© qu’on me la propose pour que je la refuse. (rires)

Toi qui as connu la vie de studio à travers ton pùre, pourquoi n’as-tu pas voulu reprendre celui de Philippe ?

Avoir un studio ne m’a jamais intĂ©ressĂ©. C’est un lieu super, un formidable outil, mais c’est comme les avions, avant d’arriver quelque part, le voyage est interminable. Je suis passĂ© au digital depuis longtemps. Le principe d’un studio analogique comme Motorbass est en dĂ©calage avec ma vision de la modernitĂ©. C’est un outil du passĂ©. Quand tu as une idĂ©e, il y a tellement de trucs Ă  brancher que tu as dix fois le temps de l’oublier. J’ai passĂ© au moins 20% de ma vie dans un studio, mais aujourd’hui je n’en peux plus, mĂȘme avec BeyoncĂ© je n’y vais pas. Cela ne m’empĂȘche pas de faire de la musique.

C’est drĂŽle, une fois le livre achevĂ©, tu as enregistrĂ© des morceaux avec des voix. Dans ta musique maintenant aussi, il y a des mots ?

C’était liĂ© Ă  tout ce travail sur le livre, mais je ne sais pas si je suis capable de chanter Ă  nouveau des mots en français. J’ai la matiĂšre pour un album, mais je ne sais pas ce que je vais en faire. En ce moment, je traverse un grand « je ne sais pas ». (rires) Mais j’ai envie de produire une musique que je ne faisais pas avant.

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