Il y a 20 ans, Eminem rentrait dans la pop culture à la sulfateuse

En déver­sant sa haine et un ciblant ses vic­times nom­mé­ment, Eminem a défon­cé les portes de l’enter­tain­ment jusqu’à en devenir un acteur à part entière. Son troisième album, The Mar­shall Math­ers LP, est cer­taine­ment son plus vir­u­lent, et le plus révéla­teur d’une volon­té de dérid­er les car­cans musi­caux et soci­aux du rap améri­cain. Vingt ans plus tard, retour sur un phénomène.

Nous sommes le 7 sep­tem­bre 2000 à New York. Ce soir-là, devant le numéro 1260 de la 6e avenue, une cen­taine de jeunes mecs teints en blond, cheveux ras, et habil­lés des mêmes t‑shirts blancs et jeans bag­gy, patien­tent devant le Radio City Music Hall. La cir­cu­la­tion est blo­quée, la police com­mence à s’impatienter. « New York City needs their street back », lance même un mem­bre des forces de l’ordre. À l’intérieur, le pub­lic qui assiste à la céré­monie des MTV Video Music Awards ne se doute pas de ce qui se trame dans la rue. Pour­tant, Eminem et ses clones s’apprêtent à lui infliger une claque dont il se sou­vien­dra, et qui résume, cer­taine­ment, la capac­ité du rappeur de Detroit à met­tre en exer­gue les para­dox­es et con­trastes de la société américaine.

Checker les ennemis en direct

Lorsque la caméra se braque sur lui et que l’instrumental du titre “The Real Slim Shady” reten­tit, Eminem se lance dans un réc­i­tal d’abord clas­sique. Ce morceau est le fer de lance de son troisième album, sor­ti le 23 mai précé­dent (soit il y a tout juste vingt ans). Un bru­lot clow­nesque au clip déjan­té dans lequel se croisent des culs en plas­tique, des pères de famille soumis sex­uelle­ment, des road rages, des infir­mières naines, des aliénés, des bim­bos cradingues, et des fast-foods immon­des. Au milieu du pre­mier cou­plet, il se dirige vers l’entrée du bâti­ment, suivi de son armée, pour ensuite entr­er dans la salle au milieu des guest-stars, celles-là même qu’il insulte nom­mé­ment dans son sin­gle. Dans les rangs, la sur­prise est totale.

Il fend l’allée prin­ci­pale en enchaî­nant les phas­es assas­sines et téléguidées. « Will Smith ne dit aucune grossièreté dans ses raps pour ven­dre des dis­ques / Alors qu’il aille se faire foutre, et toi aus­si ». Il sait, grâce aux répéti­tions de l’après-midi, que deux de ses cibles sont instal­lées sur son pas­sage et qu’elles appa­raîtront à la caméra. Tout est cal­i­bré. Il con­tin­ue : « Vous voulez que je m’assois à côté de Brit­ney Spears ? / Putain, Christi­na Aguil­era ferait mieux d’échanger de place à avec moi / Pour que je puisse m’asseoir entre Car­son Daly et Fred Durst / Et les écouter se dis­put­er pour savoir lequel elle a sucé en pre­mier. » A ce moment pré­cis, Fred Durst (chanteur du groupe Limp Bizk­it) et Car­son Daly (présen­ta­teur vedette) sont dans le champ, vis­i­ble­ment tout con­tents de se ramass­er une bas­tos en direct. Eminem va même check­er Daly, snobant (involon­taire­ment en fait) Durst. Et repart vers la scène pour enchaîn­er sur le titre “The Way I Am”. Brit­ney Spears, elle, avait enton­né son tube “Oops !… I Did It Again” juste avant, et Christi­na Aguil­era était en loge en atten­dant son tour. Bref, toutes les cibles sont présentes, ou dans le coin.

Une violence pure

Ce moment pré­cis, cette arrivée dans le Radio City Music Hall, est révéla­teur de la force d’Eminem et de ce qu’il a représen­té au tour­nant du mil­lé­naire. Cette salle qui se fait insul­ter, hum­i­li­er ver­bale­ment par un sale gosse à suc­cès, tout en applaud­is­sant et en trou­vant cela fan­tas­tique, c’est le para­doxe de l’enter­tain­ment, la mise en scène dans toute sa splen­deur. C’est ce qui est au cœur de son album The Mar­shall Math­ers LP, qui certes sur­fait sur le suc­cès de précé­dent, The Slim Shady LP, mais qui lui a fait pren­dre une dimen­sion supplémentaire.

Ce qui est fasci­nant avec ce disque désor­mais vingte­naire, c’est qu’en attaquant frontale­ment la pop cul­ture, Eminem en devient un acteur à part entière. Il mon­tre au monde, par­fois mal­gré lui, l’hypocrisie d’un pays qui s’est con­stru­it par la vio­lence, mais qui rechigne à l’assumer totale­ment. Sa force, c’est le story-telling. Comme sur le titre “Kim”, dans lequel il met en scène le meurtre de sa femme. Dans une esthé­tique hyper réal­iste, faite certes de rap, mais aus­si de jeu d’acteur, de rôle, et très visuelle, il racon­te un homme qui vide son sac sur sa com­pagne, puis l’embarque dans sa voiture, et finit par l’étrangler sur le bord de la route.

Choquant, inac­cept­able pour beau­coup. Quelques semaines avant la céré­monie des MTV Video Music Awards, il expli­quait au Los Ange­les Time : « Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas voir les dis­ques comme des films ? La seule dif­férence entre cer­tains de mes raps et les films est qu’il n’y a pas d’écran. On me cri­tique pour le titre “Guilty Con­science” (dans laque­lle il met en scène un viol, ndr), mais l’idée vient du film Amer­i­can Col­lege, que tout le monde trou­ve drôle et fan­tas­tique. Dr. Dre (son men­tor et pro­duc­teur, ndr) et moi dis­cu­tions de l’idée de faire une chan­son sur ce qu’il se passe dans la tête des gens lorsqu’il font quelque chose de mal, je me suis sou­venu d’Amer­i­can Col­lege, de cette fille qui s’évanouit, et de ce mec qui s’apprête à la vio­l­er. Il a le dia­ble sur une épaule et un ange sur l’autre qui lui dit de ne pas le faire. On a donc fait la même chose, avec un peu plus de détails graphiques. »

Un doigt d’honneur constant

En plus de Dr. Dre et son acolyte Mel-Man à la pro­duc­tion, il y a aus­si les Bass Broth­ers (crédités sous le nom F.B.T. Pro­duc­tions), duo de fran­gins beat­mak­ers indis­so­cia­bles de la car­rière d’Eminem. Ils le suiv­ent depuis son tout pre­mier album con­fi­den­tiel, Infi­nite, sor­ti en 1996, et con­tin­ueront à tra­vailler avec lui jusqu’à la fin des années 2010. Ce sont eux qui vont fournir l’agressivité musi­cale de “Kim” en sam­plant l’une des bat­ter­ies les plus mythiques du rock, celle du morceau “When The Lev­ee Breaks” de Led Zep­pelin (1971). Tout comme la lour­deur du fan­tas­tique “Under The Influ­ence”, dans lequel le rappeur et son crew D12 vom­is­sent leur mépris de ceux qui n’aiment pas leur musique : « Tu peux me sucer si tu n’aimes pas mon son / Car j’étais défon­cé quand je l’ai écrit / Alors suce ma bite ». Ça a le mérite d’être clair.

En fait, con­traire­ment au précé­dent album, The Mar­shall Math­ers LP est un doigt d’honneur con­stant. Con­tre les canons musi­caux, d’abord. Le rap d’Eminem se fait de plus en plus imagé, loufoque. La tech­nique, il l’a, et l’a prou­vé aupar­a­vant. Ici, il s’agit main­tenant d’asseoir l’univers, de dis­courir con­stam­ment. Dans ses phrasés, ses ryth­miques vocales, on sent qu’il joue. Il n’y a plus besoin de mon­tr­er son tal­ent, il faut enfon­cer le clou, et le plus fort pos­si­ble. L’imagerie, les textes, les ambiances, les his­toires, sont pri­mor­diales. Les pro­duc­tions, elles, sont dis­so­nantes, presque malaisantes, avec des demi-tons omniprésents, des atmo­sphères dignes de films d’horreurs. On est bien loin de l’exercice de style rap qui con­sis­teraient à coller à une tra­di­tion musi­cale. Les Bass Broth­ers, échap­pés du rock et du funk, et Dr. Dre, con­nu pour bous­culer les con­ven­tions musi­cales hip-hop depuis ses débuts, sont les fon­da­tions par­faites à cette envie de changement.

« Misogyne et homophobe »

Puis, il y a les car­cans moraux. Les grands noms du rap ont, his­torique­ment, cher­ché à cho­quer. Par leur impli­ca­tion poli­tique (Poor Right­eous Teach­ers, Pub­lic Ene­my, X‑Clan…), par leur côté sex­uel (2 Live Crew, LL Cool J, Lil’ Kim…), par l’exposition de la dureté de la rue (Wu-Tang Clan, Mobb Deep, Nas…)… Eminem, lui, mise égale­ment sur l’auto-destruction. Sur The Mar­shall Math­ers LP, il est sur une fine brèche entre l’affirmation d’un statut, un ego-trip, et le dégoût de soi et de sa con­di­tion. Il est à cheval entre le priv­ilège blanc et le bas de l’échelle sociale. Il est l’homme qui tue de ses mains, qui fout la merde dans une céré­monie guindée, qui prend des pilules bizarres, qui a une vie de chien de la casse… D’où sa dif­fi­culté à com­pren­dre que l’on s’identifie tant à lui, d’où les clones dont il s’entoure aux MTV Video Music Awards et dans ses clips. Car le suc­cès d’Eminem, en bous­cu­lant les tra­di­tions rap, emmène avec lui des excès encore jamais vues pour le genre.

D’abord, tout le monde s’intéresse à lui. À Eminem, on fait des procès que l’on ne fait pas aux autres rappeurs, en tout cas pas dans ces pro­por­tions. Il faut dire que, par son aura, il est hors-normes. C’est notam­ment sur le ter­rain de l’homophobie que le scan­dale éclat, notam­ment par la chan­son “Crim­i­nal”, dernière de la track­list, et dans laque­lle il utilise, entre autres, le terme « fag­got » (« pédale » en français).

Le mot est là, indé­ni­able, et con­damnable, et comme l’immense majorité des rappeurs (de nos jours égale­ment), il se jus­ti­fie par le fait que ce mot est entré dans le lan­gage courant comme une insulte par­mi les autres, sans grande con­no­ta­tion. Pour met­tre à mal ces accu­sa­tions, il appa­raî­tra sur scène avec Elton John quelques mois plus tard (le Bri­tan­nique con­tin­ue encore aujourd’hui à lui apporter son sou­tien à ce sujet). Beau­coup ne lui ont jamais par­don­né ses dires. Le gou­verne­ment aus­tralien, d’abord, qui cherchera à ban­nir sa musique de l’île. Mais aus­si le musi­cien Moby, qu’Eminem attaquait vio­lem­ment dans son titre “With­out Me” en 2003 (il avait aus­si conçu un man­nequin à l’effigie du pro­duc­teur qu’il mas­sacrait sur scène régulière­ment), et qui déclarait encore en 2013 au mag­a­zine Rolling Stone, plein de flegme : « Je pense que mis à part sa misog­y­nie et son homo­pho­bie, il a beau­coup de tal­ent. Et ça me sem­ble incroy­able qu’il ait une car­rière aus­si longue et couron­née de suc­cès. » Tous n’ont pas digéré les attaques répétées de l’époque. On peut les comprendre.

Un magnifique miroir

Vingt ans après, l’impact d’Eminem et notam­ment de l’album The Mar­shall Math­er LP se fait sen­tir sur des pans entiers de la musique mod­erne. Par sa capac­ité à avoir amené un nou­veau pub­lic au rap. Plus blanc, plus classe moyenne, disons-le. Pour avoir été le pre­mier rappeur solo améri­cain blanc à obtenir suc­cès com­mer­cial et d’estime simul­tané­ment. Pour avoir transper­cé la pop cul­ture et les for­mats hip-hop. Pour avoir trau­ma­tisé une horde de par­ents aux oreilles endo­lo­ries par la haine et la rage déployées. Pour avoir reflété l’ambiguïté aus­si. Car au-delà de la gra­tu­ité des attaques, il faut voir l’écho d’une société malade, d’une forme de mis­ère général­isée, d’absurdité musi­cale. Eminem tue, vom­it, agresse, dégoûte, vio­le… Mais tou­jours moins que ceux qui le font réelle­ment. Tout cela, mis au beau milieu des oreilles sen­si­bles, crée certes un fond de com­merce, mais aus­si un ovni incroy­able, qui sera finale­ment le plus gros vendeur de dis­ques des années 1999–2009, toutes musiques confondues.

Il ne faut pas généralis­er : The Mar­shall Math­ers LP n’est pas qu’un défer­lement de haine et de crottes de nez bal­ancées au vis­age des dom­i­nants trop sûrs d’eux. Il est aus­si un objet sonore à cheval entre con­ti­nu­ité du son rap et chem­ine­ment hors des sen­tiers bat­tus, très nova­teur tant sur la forme que sur le fond. Il est aus­si un album où tran­spire une émo­tion dingue, une douleur liée à la con­di­tion. Elle sera plus prég­nante encore sur son album suiv­ant, The Eminem Show, sor­ti en 2003. Son aspect auto­bi­ographique, qui tranche avec la vie dans les ghet­tos améri­cains majori­taire­ment noirs, est un enchevêtrement de recherche iden­ti­taire, d’affirmation et de cul­pa­bil­ité. C’est l’exploration d’une autre Amérique, celle des Blancs, des puis­sants éphémères aus­si. Les grands lyri­cistes de l’époque, les grands rappeurs aux textes poli­tisés auraient pu faire cinq albums du même acabit, l’impact n’aurait pas été le même tant qu’ils auraient été noirs. C’est ter­ri­ble, mais les États-Unis sont cela. Eminem, est un mag­nifique miroir, et ce qu’on y voit n’est pas tou­jours reluisant.