Interview : Caballero & JeanJass ne sont pas venus pour blaguer

Les meilleures blagues (belges) ne sont pas tou­jours les plus cour­tes. Depuis 2016, Caballero & Jean­Jass ont allié leur force pour don­ner nais­sance à l’un des duos les plus mar­quants du hip-hop actuel. Entre rap tech­nique, égo-trip et sec­ond degré, les deux MCs ont su dévelop­per une for­mule qui mélange aus­si bien des influ­ences old-school que les sonorités du rap d’au­jour­d’hui. Caballero & Jean­Jass sont de retour avec un nou­v­el album pen­sé comme une con­clu­sion à leur trilo­gie Dou­ble Hélice. Le duo y con­vie la crème du rap belge avec Roméo Elvis, Hamza ou Krisy et même Stro­mae que l’on retrou­ve à la pro­duc­tion d’un morceau. Surtout, sur ce Dou­ble Hélice 3 Caballero et Jean­Jass con­tin­u­ent à peaufin­er leur recette tout en prenant des risques et en s’es­sayant à de nou­velles sonorités.

Cela fait main­tenant quelques années que vous êtes act­ifs. Au fil du temps on a vu de nom­breux rappeurs très proches de vous, comme Nek­feu, Lomepal ou Roméo Elvis, avoir un suc­cès grand pub­lic. Est-ce que ça a été une source de moti­va­tion pour vous ?

Caballero : Ça reste une source de moti­va­tion c’est clair. Après nous on veut le faire à notre sauce, on ne veut pas force­ment avoir le même par­cours que nos amis qui ont réus­si. Mais évidem­ment on veut touch­er un grand pub­lic et devenir plus gros. On est très ambitieux.

Si on regarde Lomepal ou Roméo Elvis, ce sont des artistes qui se sont détournés un peu du rap pour aller vers quelque chose de plus chan­té. Vous, vous avez tou­jours eu une iden­tité très rap. Est-ce que vous avez sen­ti que ça pou­vait vous frein­er dans votre car­rière et vous empêch­er de pass­er à un niveau supérieur ?

C : Ouais clairement.

J : Après on a tou­jours été dans une logique de pren­dre des risques et de tester de nou­velles choses. Et c’est plus facile à deux, on a moins l’impression de se jeter à l’eau. Mais oui quelque part on essaie de ren­dre notre musique plus acces­si­ble sans enlever ce qui en fait son essence.

Est-ce que pour des artistes comme vous, qui vien­nent d’un rap assez tech­nique, le chant c’est quelque chose de dif­fi­cile à maitriser ?

C : En soit on a tou­jours essayé de plac­er un peu de mélodie ou de chan­ton­ner. Pas de manière aus­si évi­dente que sur le dernier album mais on se lançait tout douce­ment. Je pense à mon morceau “Mérité“ sur Le Pont de la Reine et Jean­Jass a aus­si pu le faire sur Gold­man avec des refrains plus chan­ton­nés. Donc oui c’est quelque chose qu’on a pu tâter douce­ment et que main­tenant on aime claire­ment exploiter.

Avant la sor­tie de l’album, vous aviez dévoilé deux titres, “Chef“ et “Tu Con­nais Pas“, qui ne sont pas sur Dou­ble Hélice 3. Com­ment s’est fait le choix des morceaux sur l’album et la déci­sion d’écarter ces titres ?

J : C’est surtout une ques­tion de pro­duc­tiv­ité. Quand ils sont sor­tis on les imag­i­nait un peu sur l’album et ils auraient vrai­ment pu finir dessus. C’est juste qu’on a fait plus de titres et on ne voulait pas en met­tre trop. Comme “Chef“ et “Tu Con­nais Pas“ étaient déjà disponibles, les gens les écoutent quand même au final. D’ailleurs ils marchent très bien sur scène.

Sur le morceau d’ouverture de Dou­ble Hélice 3 on retrou­ve des extraits d’interviews du Roi Heenok. C’est une référence impor­tante pour vous et en même temps beau­coup de monde le voit avant tout comme une blague, un per­son­nage d’Internet, et non comme un rappeur. Vous pou­vez revenir sur l’influence qu’il a pu avoir sur votre musique ?

C : En fait c’est sou­vent les gens qui ont pas assez creusé qui te diront que c’est un mau­vais rappeur. Evidem­ment il a cer­taines petites lacunes mais tout le monde n’est jamais par­fait. Dans ce qu’il racon­te il y a des trucs super forts. Et sa façon d’u­tilis­er la langue française est très inspirante.

J : C’est vrai­ment une rock­star, un per­son­nage fasci­nant à tous les niveaux.

Dans l’extrait que vous avez mis sur votre titre, le Roi Heenok cite Prodi­gy du groupe Mobb Deep.

J : On a voulu ren­dre hom­mage à Prodi­gy. Quand on a appris la nou­velle de sa mort on était tous les deux attristés, comme si on avait per­du un proche ou un pote. Avec ce morceau on a pu ren­dre hom­mage à la fois au Roi et à Prodi­gy qui sont deux icônes pour nous.

C : On a fait d’une pierre deux coups.

Le rap new-yorkais est une influ­ence majeure dans votre musique. Pour­tant Dou­ble Hélice 3 avec des morceaux com­ment “Cal­i­fornie“, “A2“ ou “Bae“ en col­lab­o­ra­tion avec Hamza, sem­ble avoir un esprit plus West Coast, ou du moins plus solaire. C’était une volon­té d’avoir un album tail­lé pour l’été ?

J : Pas force­ment. C’est vrai que le morceau avec Hamza a un coté plus funk y et on pour­rait tout à fait l’entendre dans un bar branché de L.A. Mais c’était pas force­ment voulu. D’ailleurs si tu regardes un morceau comme “La Let­tre“, il est 100 % new-yorkais. On pour­ra jamais se détach­er de ça car ça fait par­tie de notre ADN.

Sur de nom­breux morceaux on sent aus­si, notam­ment dans le tra­vail des ab-libs (les sons, mots ou réac­tions ajoutés à la fin d’une phrase pour l’ap­puy­er), l’influence d’artistes comme les Migos ou Travi$ Scott. Ce sont des rappeurs qui ont pu vous inspir­er pour cet album ?

C : Claire­ment. Nous on est des geeks du rap donc force­ment on écoute tout ce qui sort et on s’en inspire.

J : Et Migos c’est les meilleurs ambianceurs, les meilleurs ad-libeurs.

On a l’impression que les ad-libs sont devenus aus­si impor­tants que le rap aujourd’hui.

J :. Il y a tou­jours eu des gens qui ont été très forts pour ça. Bus­ta Rhymes par exem­ple c’est quelqu’un qui a pu beau­coup m’influencer dans sa manière d’habiller ses morceaux. Aujourd’hui Ander­son .Paak ou Kendrick Lamar le font très bien aus­si. Mais c’est sur qu’avec Dou­ble Hélice 3 on a mis encore plus d’importance sur les ambiances et les ad-libs. Déjà avec le précé­dent disque, dans le refrain de “Sur Mon Nom“ par exem­ple, les “encore, encore, mets en plein, mets en plein“ ont autant fasciné les gens que le refrain en tant que tel.

Jean­Jass au début de ta car­rière on te con­nais­sait presque autant comme rappeur que pro­duc­teur et j’ai l’impression que plus le temps passe moins tu pro­duis. Com­ment tu expliques ça ?

J : Prin­ci­pale­ment parce que j’ai beau­coup moins de temps. C’est un peu le revers de la médaille comme on est très sou­vent sur la route ou en stu­dio. Je suis du genre à me pos­er devant mon ordi­na­teur et pass­er des heures à chercher des sam­ples donc force­ment là c’est assez com­pliqué. Mais je con­tin­ue surtout à faire des prods avec de jeunes com­pos­i­teurs comme ceux qui se retrou­vent sur l’album, Dee Eye, BBL ou Sagit­tar­ius. C’est une for­mule qui va bien et je pense que je me remet­trai sure­ment à la pro­duc­tion quand je serai un peu plus libre.

Depuis que vous avez débuté votre saga Dou­ble Hélice vous n’avez pas sor­ti de pro­jet solo à coté. Est-ce que ça vous manque ?

C : Ça manque tou­jours un peu. On refera sure­ment des albums solo mais on se met aucune lim­ite. On n’a pas vrai­ment de règle, on ne se con­va­inc pas de ne pas faire de solo pour telle ou telle rai­son. Si on a envie de le faire on le fera donc ça arrivera force­ment un jour.

Est-ce qu’il arrive que vous ayez des prods ou des envies de textes qui finale­ment ne con­vi­en­nent pas à l’autre et vous vous dites que vous les auriez bien mis sur un pro­jet solo ?

C : Ça arrive sou­vent. D’ailleurs on con­tin­ue à faire des morceaux en solo même s’ils ne sor­tent pas. On en a cha­cun pas mal en stock.

Quand on pense à votre style de rap il y a un mot qui revient sou­vent c’est ego-trip. Et pour­tant si on regarde vos paroles sur Dou­ble Hélice 3, il y a évidem­ment cet ego-trip mais il y a aus­si beau­coup de références et de pics à la poli­tique. Est-ce que der­rière votre image, vous ne seriez pas des rappeurs conscients ?

C : Prob­a­ble­ment. On est un un bon équili­bre, l’équilibre pas chiant.

J : Je crois qu’on devient de moins en moins bête aussi.

C : Moi je crois que je deviens de plus en plus bête.

J : C’est peut être ça en fait. (rires)

C : Dans la musique comme dans le monde, dans la galax­ie ou dans l’univers, tout est une ques­tion d’équilibre. Pour que quelque chose soit réus­si il faut le bon équili­bre. On a pas envie d’être des rappeurs moral­isa­teurs chi­ants et pas non plus les rappeurs les plus guig­nols. Il faut un peu de tout, une bonne salade avec tous les éléments.

Caballero et Jean­Jass se sont de vrais per­son­nages. On vous retrou­ve sur vos albums mais aus­si en dehors avec High et Fines Herbes, Check Food, etc. C’est impor­tant aujourd’hui de ne plus pro­pos­er juste de la musique mais aus­si autre chose à coté ?

J : Oui c’est impor­tant. Le coté lifestyle c’est un truc qui com­mence à arriv­er dans le rap fran­coph­o­ne mais les Améri­cains le font depuis longtemps. Quant tu regardes toutes les émis­sions qui entourent les albums, tous les clips plus tra­vail­lés, il y a tou­jours eu ce coté plus visuel. Nous ça fait longtemps qu’on avait envie de le faire et on a juste atten­du de ren­con­tr­er les bonnes per­son­nes, les bonnes idées. C’est quelque chose qui prend beau­coup de temps et de tra­vail. Mais on va con­tin­uer, on va boss­er sur une sai­son 3 de High et Fines Herbes c’est évident.

Vous n’avez pas peur que votre musique finisse par être noyée par toutes les activ­ités annex­es qui l’entourent ?

C : Peur, non. C’est un risque à pren­dre sinon tu le fais pas. C’est mieux de le faire et voir com­ment ça se passe. Après c’est tou­jours claire­ment dit : on est des rappeurs qui faisons aus­si autre chose. Si tu crois qu’on est des présen­ta­teurs etc. et que tu accroches à n’importe lequel de nos pro­grammes, tu fini­ras force­ment par décou­vrir qu’on fait de la musique aussi.

Est-ce que comme les Casseurs Flowters, vous avez déjà pen­sé à déclin­er les per­son­nages de Caballero et Jean­Jass dans de la fiction ?

C : claire­ment oui.

J : Je pense que High et Fines Herbes, Check Food et tout ce qu’on a pu faire c’est un bon début, une amorce vers quelque chose de plus ambitieux.

C : On y pense fort en tout cas.

Com­ment vous voyez tous ces nou­veaux venus, un peu comme Loren­zo en France ou 6ix9ine aux Etats-Unis, qui d’une cer­taine façon ne sont pas des rappeurs mais avant tout des per­son­nages qui font du rap ?

J : Moi ils ne me dérangent pas. Pour être hon­nête je ne les écoute pas spé­ciale­ment mais c’est intéressant.

C : Ce sont de nou­velles for­mules. Nous on vient d’une autre école, là il y en a une nou­velle qui s’est créée et c’est comme ça que ça marche. Mais je ne vais pas rager là dessus.

J : Moi déjà à l’époque de Fatal Bazooka je trou­vais ça très drôle. C’était frais, les morceaux étaient bien tra­vail­lés, bien écris. Donc ce qui se passe main­tenant ça ne me dérange absol­u­ment pas.

Vous avez une vraie répu­ta­tion sur scène et vous avez déjà pu jouer dans de nom­breux fes­ti­vals. Est-ce que quand vous com­posez vos morceaux vous pensez à la scène ?

C : Pour cer­tains morceaux tu sens qu’il y a une âme plus bordélique.

J : Un morceau comme “ALZ“ avec Sofi­ane on l’a écrit par rap­port à la prod et claire­ment on s’est dit qu’il rendrait bien sur scène.

C : On fait au min­i­mum trois à qua­tre con­certs par semaine depuis un an et demi, deux ans. Donc c’est d’office quelque chose dont tu tiens compte vu que ça fait par­tie de ta vie.

On vous voit peu en fea­tur­ing et à chaque fois ça reste avec des artistes proches de vous. C’est une volon­té de ne pas trop vous mélanger ?

C : Vrai­ment pas.

J : C’est surtout que les autres ont peur comme on est trop forts. (rires)

C : On fait ça au feel­ing donc on n’a pas force­ment eu l’occasion de crois­er des artistes impor­tants du rap français. Si il y a un feel­ing ça se fait, sinon tant pis.

J : En tout cas il y a beau­coup d’anciens, notam­ment des rappeurs qu’on appré­cie, qui nous don­nent de l’amour. Donc c’est vrai­ment pas un prob­lème. Sur Dou­ble Hélice 3 on a eu Sofi­ane mais on aurait pu avoir plein d’autres artistes avec qui on a sym­pa­thisé et par­fois com­mencé des morceaux. Après c’est aus­si le hasard qui fait que ça aboutit ou pas.

Sur le morceau “La Let­tre“ vous vous pro­jetez quelques années dans le futur. Est-ce que vous vous imag­inez con­tin­uer à rap­per toute votre vie ?

J : Moi pas forcement.

C : Moi non plus. Et puis il y a d’autres choses à faire dans le rap que rap­per. On peut con­tin­uer à pro­duire de la musique, on a mis en place nos émis­sions, etc. On peut être présent sans être rappeur.

Vous pensez vrai­ment arriv­er à arrêter le rap un jour ?

C : Ça sera très dur mais le moment fatidique arrivera. Ou sinon je ferai des morceaux pour moi, sans les sortir.

J : C’est vrai que c’est jamais facile d’arrêter mais il faut savoir le faire à temps. Par exem­ple nous on voit Dou­ble Hélice comme une trilo­gie. Regarde Zizou, là il vient d’arrêter avec le Real Madrid. Tu gagnes trois fois la Champion’s League et tu t’en vas, c’est génial. Peut être que c’est un peu trop tôt mais mieux vaut s’arrêter trop tôt que trop tard.

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