Interview croisée : Bertrand Burgalat rencontre Yuksek

C’est la belle sur­prise du jour, celle d’une ren­con­tre en apparence improb­a­ble… Quand Yuk­sek alias Mon­sieur élec­tron­ique s’as­so­cie à Bertrand Bur­galat alias Mon­sieur pop sur­réal­iste pour don­ner nais­sance à “Icare” un titre aux envolées pop. Eux, ne se sont pas brûlés les ailes en créant ce morceau solaire très dansant aux accents funky.  Ces deux-là s’en­cour­a­gent, s’en­traident tout en prenant du plaisir à jouer ensem­ble. L’oc­ca­sion idéale pour une inter­view croisée. On en a prof­ité pour les faire par­ler de leur tra­vail respec­tif, de leur vision de la pro­duc­tion, de la scène et de bandes-originales.

Aujourd’hui sort votre morceau com­mun “Icare”. Com­ment cha­cun a tra­vail­lé dessus ? Vous vous êtes influ­encés mutuellement ? 

Yuk­sek : Franche­ment c’était assez sim­ple : on s’est mis dans mon stu­dio à Reims où il y a beau­coup d’in­stru­ments. Bertrand jouait avec la plu­part des instru­ments, et je lui pro­po­sais des idées. On s’in­flu­ençait mutuelle­ment. En une journée, on avait le morceau puis j’ai re-bossé les arrange­ments et quelques petits effets. Ça a été assez fluide.

Bertrand Bur­galat : C’é­tait un peu comme une jam. J’ai pris le train, je suis allé à Reims, Pierre (Pierre-Alexandre Bus­son, le vrai nom de Yuk­sek, ndr.) est venu me chercher à la gare. Ensuite, on est allé à son stu­dio, qui m’a d’ailleurs fait penser au pre­mier stu­dio Tri­ca­tel : une pièce avec plein de jou­ets, j’é­tais ravi ! On vrai­ment tra­vail­lé ensem­ble sur ce morceau. Jamais je n’aurais fait ça sans lui. C’est le début de quelque chose : on ne se con­nais­sait pas très bien, on se flairait encore un peu musi­cale­ment mais ça me donne envie de recom­mencer. Je pense qu’on peut aller encore plus loin ensem­ble parce que ma timid­ité s’ef­fac­era peut-être — ça pour­rait être encore plus flu­ide et marrant.

Yuk­sek : C’est ça qui est intéres­sant dans le fait de com­pos­er de la musique avec des gens que l’on respecte mais qu’on ne con­naît pas beau­coup. Je vais dire une phrase bateau, mais en fait la musique est un truc assez sim­ple que l’on com­plique beau­coup quand on tra­vaille tout seul. Tra­vailler avec quelqu’un, ça per­met d’aller à l’essen­tiel, de trou­ver des choses assez sim­ples et belles.

On ressent cet aspect col­lec­tif, très feel-good dans le morceau je trouve…

Yuk­sek : Oui ça transparaît. Ça m’est arrivé de faire des ses­sions avec des gens avec lesquels c’é­tait con­flictuel. A un moment tu te dis “qu’est- ce que je fous là ?”, et ça se ressent dans le morceau. Alors que là, la journée aurait duré trois fois plus, on aurait continué.

Bertrand Bur­galat : Quand j’y repense, il y a un truc qui m’a beau­coup plu chez toi… C’est que t’es un gros bosseur, tu n’as pas lâché les manettes. Je trou­ve que quand on est en stu­dio, c’est un moment de joie et d’én­ergie. J’aime quand cela se passe comme ça, j’ai été assez épaté par ton engagement.

Quel est lien entre “Icare” et la mytholo­gie grecque ?

Yuk­sek : Au départ, je voulais l’ap­pel­er “L’en­vol”, en référence à sa con­struc­tion : tu as ces deux mon­tées en inten­sité puis ce refrain qui arrive d’un coup avec une voix très aéri­enne. On a l’im­pres­sion de tra­vers­er les nuages pour arriv­er un peu plus près du soleil, pour ensuite revenir dans les nuages. Mais je me suis dit que “L’envol” c’était pas ter­ri­ble, et ça ne donne rien en anglais. Du coup, j’ai repen­sé au mythe d’I­care que je trou­vais intéres­sant : il monte, il monte, il arrive près du soleil, puis finale­ment les ailes faites de cire fondent et il retombe dans les limbes… Pour, sur le morceau, redé­coller ensuite. En fait, ce titre c’est comme un dou­ble mythe d’I­care avec une fin heureuse.

Est-ce qu’on peut dire que ce morceau est un point de départ pour une his­toire musi­cale à deux ?

Yuk­sek : On n’en a pas par­lé mais c’est fort possible.

Bertrand Bur­galat : Ça me ferait plaisir !

Yuk­sek : Il y a un truc que j’aimerais faire, j’en par­le depuis longtemps avec les per­son­nes avec qui j’ai tra­vail­lé ces dernières années, c’est un con­cept album. Un peu ce que tu as fait Bertrand sur RSVP : se met­tre à trois ou qua­tre per­son­nes dans un stu­dio pen­dant deux semaines et se dire “on a cette péri­ode, ces musi­ciens, ce matériel, faisons un disque”. Ça peut pren­dre des mois à caler, mais c’est un truc que j’aimerais faire avec des gens avec qui j’ai col­laboré, même sur un seul morceau.

Vous comptez mon­ter sur scène à deux pour inter­préter “Icare” ?

Yuk­sek : Non. Je suis assez caté­gorique là-dessus parce que je ne veux plus faire du tout de scène. Je fais beau­coup de DJ-sets, car j’aime jouer la musique des autres et chang­er tout le temps.  Mais je ne veux plus me pro­duire en live parce que je me suis ren­du compte que ce n’é­tait pas ma place : je ne suis pas un musi­cien de scène. Je ne suis pas à l’aise. Sur ma dernière tournée, j’avais une équipe tech­nique et des musi­ciens géni­aux. C’é­tait sûre­ment ma meilleure tournée, mais j’en ressor­tais pas con­tent de moi… Ça me stresse trop, c’est pas mon truc, je pense que je suis un musi­cien de studio.

Bertrand Bur­galat : Oui mais ça peut chang­er tu sais. Quand j’ai com­mencé, je ne voulais pas chanter, je ne voulais pas être sur le devant de la scène. Je me posais des ques­tions, je per­dais mes moyens. J’avais cette trouille ou ce sen­ti­ment d’illégitimité et je pense que je devais le com­mu­ni­quer au pub­lic. C’est très bien de ne pas insis­ter mais peut-être que dans quelques années, tu chang­eras d’avis. Aujour­d’hui, j’ai du plaisir à jouer sur scène mais para­doxale­ment, on me sol­licite assez peu pour faire des con­certs. Mais nous deux, on pour­rait garder notre énergie et faire d’autres morceaux par exem­ple. C’est plus intéressant !

Avant votre pre­mière ren­con­tre, que saviez-vous l’un de l’autre ?

Yuk­sek : J’en savais beau­coup parce que Bertrand est quelqu’un que j’é­coute et que je suis depuis les débuts du label Tri­ca­tel. Même les dis­ques les plus improb­a­bles, je les écoutais, comme ce qu’il a fait avec Valérie Lemerci­er. C’est peut-être un peu ridicule de dire ça mais je suis assez fan de tout ce qu’a fait Bertrand, à la fois en tant qu’artiste mais aus­si en tant que pro­duc­teur et label manager.

Bertrand Bur­galat : Pour ma part, j’ai enten­du plein de trucs que je trou­vais super. Et puis, c’est quelqu’un qui avait une démarche au départ plus dance­floor mais qui allait au-delà de ça, c’est ça que je trou­vais intéres­sant. Aus­si, je le voy­ais col­la­bor­er avec des gens que j’aime beau­coup comme Michael Garçon. J’ai ressen­ti beau­coup de grat­i­tude quand il a fait le remix du titre “Odis­si” de Chas­sol, je l’ai trou­vé vrai­ment mag­nifique. Le morceau était déjà très beau mais c’est assez génial quand un remix l’amène encore ailleurs. Ce n’était pas juste une énième ver­sion de ce qu’avait fait Chassol.

A quand remonte votre pre­mière rencontre ?

Bertrand Bur­galat : C’é­tait à la Machine, tu avais fait une soirée Partyfine…

Yuk­sek : Oui j’avais juste­ment invité le label Tri­ca­tel à pren­dre com­plète­ment le sous-sol de la Machine du Moulin Rouge pour la fête de Noël qu’on avait fait en 2014. On ne s’é­tait pas croisé avant mais on avait échangé quelques mails. On ne s’est pas beau­coup vu au final, on a dîné puis on s’est retrou­vé directe­ment en stu­dio chez moi à Reims il y a quelques mois pour enreg­istr­er le morceau.

Est ce que vous avez des influ­ences en commun ?

Yuk­sek : Chez Bertrand, c’est son jeu de basse qui est vache­ment dans cet esprit six­ties français, dans la fil­i­a­tion de beaux albums genre His­toire de Mélodie Nel­son de Gains­bourg. Je suis très fan de musique six­ties et sev­en­ties, à la fois française et anglaise. Pour moi, s’il y a un mec en France qui représente ça et qui arrive à renou­vel­er cet héritage, c’est Bertrand. Je ne sais pas, qu’en penses-tu ?

Bertrand Bur­galat : Quand j’ai com­mencé à pro­duire des dis­ques en stu­dio, le rôle de la basse n’é­tait pas du tout celui-là, on util­i­sait des bass­es à sept cordes ou fret­less. Ce son de basse ne me plai­sait pas, j’étais plutôt influ­encé par les jeux de bassiste soul. On l’en­tend dans les dis­ques des Beach Boys, de coun­try, c’é­tait un son qui a été une norme à une cer­taine époque. Quand je me suis retrou­vé à pro­duire des dis­ques, cer­tains bassistes ne voulaient pas jouer avec ce son-là, voire ne savaient pas com­ment régler leur basse pour qu’elle sonne de cette manière. C’est pour cette rai­son que je me suis remis à en jouer. Ça me fait très plaisir car j’ai l’impression que ce type de jeu est aujour­d’hui revenu dans la norme.

Yuk­sek : Les pre­miers albums de Air repre­naient par exem­ple cet héritage-là…

Bertrand Bur­galat : Oui, j’é­tais tou­jours con­tent d’en par­ler avec des gens comme Jean-Benoit et Nico­las (les mem­bres d’Air, ndr). Je pense qu’on doit avoir beau­coup d’in­flu­ences en com­mun mais pas for­cé­ment de façon con­sciente et c’est ça qui est bien.

Vous avez un autre point com­mun : vous êtes tous les deux patron de label, Yuk­sek de Par­tyfine et Bertrand de Tri­ca­tel. Qu’est-ce qui vous a décidé à lancer votre pro­pre label et com­ment ça se passe quand est à la fois musi­cien et producteur ? 

Yuk­sek : Au départ, je ne me con­sid­érais pas comme pro­duc­teur pour les autres mais j’en ai tou­jours fait un peu. J’ai pro­duit un album de The Bewitched Hands, un truc com­plète­ment pop ensuite avec Birdy Nam Nam. Puis il y a eu le pre­mier album de Juve­niles et là c’est la pre­mière fois que je m’in­vestis­sais autant dans la pro­duc­tion d’un artiste ou d’un groupe. J’ai bossé dessus qua­si­ment tous les jours pen­dant deux mois. Ensuite, l’album s’en va, en l’occurrence sur une major… C’é­tait frus­trant, je me suis dit que c’é­tait con con de ne pas finir cette his­toire ensemble.

Bertrand Bur­galat : Avant de faire le label, je tra­vail­lais pas mal comme pro­duc­teur, par­fois pour des majors, sou­vent pour des indépen­dants de gross­es tailles, des labels comme Crammed, Mute… Mais créer mon label était devenu une néces­sité : je n’ar­rivais pas à men­er à bien les pro­jets qui m’in­téres­saient. Il n’y a jamais eu de plan délibéré, ce pourquoi je n’ai pas bien réfléchi au nom, les choses se sont faites comme ça. Puis, je ne pense pas que j’au­rais eu la chance d’avoir un label qui s’in­téresse à moi avec une cer­taine continuité.

Mais être maître à bord, est-ce plus de liberté ?

Bertrand Bur­galat : Oui mais cette lib­erté, on la paye chère je trou­ve. J’essaye d’avoir de l’empathie avec les artistes et de ne pas les manip­uler. Si je fai­sais ça, je déna­tur­erais leur démarche, ce serait dom­mage que je bousille tout ce qui est sin­guli­er dans leur pro­jet. Mais au début j’au­rais bien aimé faire un label peut-être plus coquin de ce point de vue-là, de mon­ter des pro­jets pas cyniques mais un peu mar­rants, d’at­ta­quer les charts. J’au­rais bien aimé par­fois qu’on fasse des trucs plus indus­triels, je ne pense pas qu’on ait ce savoir-faire “pro­mo”. Le boulot c’est de faire un disque mais ensuite il y a un mur d’in­dif­férence qui faut savoir vain­cre, on y arrive pour cer­taines choses mais on a beau­coup de mal à plac­er nos artistes dans les télés ou dans les gros réseaux FM.

Yuk­sek : Mais à la fois tu sors des trucs comme Chas­sol… On n’est pas dans le domaine du com­mer­cial, mais c’est un vrai succès.

Bertrand Bur­galat : Oui, mais ce n’est pas Rob­bie Williams — même si j’ai du respect pour lui. Il se rap­procherait plus d’un Robert Wyatt, parce qu’il est allé au bout de sa démarche et il a été com­pris, et pour moi c’est ça le vrai suc­cès en musique. Chas­sol est un musi­cien que j’ad­mire, je suis très heureux qu’une musique si sub­tile et com­plexe soit partagée par un pub­lic très large, c’est une grande vic­toire pour nous. Le suc­cès com­mer­cial, je ne le refuse pas du tout, parce que je pense que ça per­me­t­trait de ren­dre jus­tice à toutes les per­son­nes qui tra­vail­lent pour nous, qui ne sont pas tou­jours assez bien payé. Nous quand on tourne, on gagne 100 euros cha­cun… Après tant d’an­nées, j’ai honte de pro­pos­er ça aux musiciens.

Autre point com­mun : les musiques de film. Com­ment part-on de l’image pour aller vers la mélodie ? Est-ce qu’on doit sor­tir de soi-même, de son univers pour pro­duire une BO ? 

Bertrand Bur­galat : Quand on fait une BO, on est au ser­vice du film. Ça m’arrive très sou­vent de faire un morceau sur mesure pour une scène et je me dis “super”, mais pour le réal­isa­teur, ça ne fonc­tionne pas. La dif­fi­culté dans la musique de film, c’est la ques­tion de la com­préhen­sion entre deux univers dif­férents. Il faut arriv­er à bien décoder ce que veut le réal­isa­teur — et sou­vent, il ne sait pas ce qu’il veut.

Yuk­sek : Pour moi, il y a un côté presque thérapeu­tique. J’ai passé des années en stu­dio seul face à ma créa­tion, avec des morceaux durs à ter­min­er, per­du à la fois dans l’ego, dans le doute et toutes ces con­ner­ies. Alors que com­pos­er une musique de film, c’est effec­tive­ment se met­tre au ser­vice de quelqu’un, d’un pro­pos. On garde la “bonne part” de l’é­go, dans le sens où on a envie de faire quelque chose de beau dont on est fier, mais au final, ce n’est pas nous qui déci­dons si le morceau est fini, si ce son est adéquat. J’ai fait une BO pour Valérie Donzel­li, quelque chose de baroque, orches­tral, clas­sique — je n’avais jamais fait ça. On avait tra­vail­lé ensem­ble sur le scé­nario, j’avais déjà pré­paré des thèmes, on a com­mencé le mon­tage, on a choisi des musiques pour les coller aux images… Et ça ne fonc­tion­nait pas du tout. C’est ça que je trou­ve génial : l’adéqua­tion hasardeuse.

Vous avez d’autres pro­jets de BO à venir ?

Yuk­sek : J’ai fini il y a peu la BO d’un film, Là où l’on va, le pre­mier film de Jerome de Ger­lache, un réal­isa­teur belge qui avait fait mes deux derniers clips — Live Alone et Sun­rise. Et puis là, je vais com­mencer une série doc­u­men­taire pour Netflix.

Bertrand Bur­galat : Je vais bien­tôt com­pos­er pour le nou­veau film de Benoît Forgeard qui est en train d’être tourné. Hier j’ai même joué un prési­dent de tri­bunal pour le film ! Main­tenant, je n’ai plus qu’à faire la musique, une fois que tout sera en boîte. Avec Benoît, c’est très flu­ide car on se con­vient, on se con­naît, il y a une com­préhen­sion et une complicité.

Yuk­sek : Tu fais acteur un peu aus­si ? Je ne sais plus dans quel film, je t’avais envoyé un message…

Bertrand Bur­galat : Je me sou­viens ! Philippe Harel m’avait pro­posé de lui faire la musique Tu vas rire, mais je te quitte, puis il m’avait dit “ce serait mar­rant que tu viennes faire une scène”... Et finale­ment il a con­fié la BO à Alexan­dre Desplat (rires). J’avais eu la même mésaven­ture avec Jean-Paul Rou­ve, donc après je n’o­sais plus : à chaque fois que les gens me dis­aient “allez viens jouer un truc dans mon film”, je me dis­ais “ça y’est je vais encore me faire éjecter pour la BO” (rires).