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29 septembre 2023

INTERVIEW|Tatyana Jane : « Je voulais que l’EP ait sa couleur, sa magie à lui »

par Corentin Fraisse

Toujours guidée par la même émotion, la même force créative, Tatyana Jane a publié son premier EP Clavaria Formosa. Quatre titres pensés pour le club mais construit sur des croisements, des métissages. Avec elle en interview, on a parlé de ce projet forcément, mais aussi de la manière dont il entre en résonance dans son parcours, de ses influences camerounaises, de drums et de transmissions.

Le cœur balance, comme un métronome, entre Douala et Paris. DJ et productrice, Tatyana Jane a grandi au Cameroun puis dans le sud de la France. Et elle y a puisé tout l’héritage musical dont elle avait besoin pour, quelques années plus tard à l’automne 2023, sortir son premier EP Clavaria Formosa (du nom d’un champignon marin, magnifique mais toxique si l’on en croit nos rapides recherches botaniques).

Quatre tracks pour une grande fête expérimentale, où Tatyana marie ses influences camerounaises à la culture club et à une volonté électronique plus contemporaine. Il nous fallait une interview. Qui s’est finalement déroulée à La Recyclerie à Paris, Porte de Clignancourt, à l’heure du goûter.

 

Tu as grandi au Cameroun puis dans le sud de la France. Qu’est-ce qui a façonné ta culture musicale et ton envie de faire de la musique ?

On va dire grossièrement que je suis née au Cameroun, même si ce n’est pas vrai, parce que j’y ai vécu les douze premières années de ma vie. C’est ce qui m’a mis dans l’univers de la musique, parce que le c’est un pays pétri de musique ! Avec notamment de grands artistes dans les années 1960-1970, et beaucoup de cultures mélangées. C’est un pays de croisements, avec plein d’ethnies attachées à des rites.

C’est important dès le plus jeune âge de savoir danser, c’est presque comme rentrer à l’école. On assiste à plein de cérémonies et de rites avec de la musique, ne serait-ce ce que pour les anniversaires : on les fêtait tout le temps avec tous les voisins, et ça finissait en bal. Et à la fin, tout le monde sortait ses meilleurs pas de danse !

 

Tu parlais d’ethnies, elles ont toutes leur particularité ou on peur voir des similitudes ?
Il y a une dizaine de grandes familles, avec jusqu’à 600 sous-ethnies. Les peuples camerounais les plus majeurs, ce sont les Bantu, pour ceux qui sont en Afrique de l’Ouest, mais il y a aussi les Peuls… Et d’autres peuples qui vivent là en ayant leur culture particulière.

Certains peuples qui vivent près de l’eau, des pêcheurs, vont avoir des rites et des danses liées à l’eau, avec des mouvement très fluides, gracieux. D’autres, des peuples de la terre, vont avoir des mouvements plus agressifs, ancrés dans le sol. Avec plein de langages et de cultures différentes. Les Bamileke sont les plus connus. Cette ethnie dansent avec des masques, qui sont faites main pour représenter des esprits.

 

Tu t’en es d’ailleurs inspirée pour la pochette de l’EP ? 

Oui, la pochette c’est un masque, un esprit : on les appelle les njoundjou. Ce sont des monstres, des esprits qui sont là lors des rites. Et pour incarner ce personnage, il faut être un très bon danseur, avec du cardio (rires) Comme chez les Zaouli ivoiriens. C’est la représentation du mouvement et du spirituel. Et ça symbolise aussi la transe. J’ai aussi voulu aborder cet aspect là parce que ça fait aussi partie de moi.

Tatyana Jane Clavaria Formosa

© Pochette ‘Clavaria Formosa’ – Tatyana Jane

 

Tu as donc baigné là-dedans, en écoutant aussi des artistes contemporains ? 
C’est sûr, on a évidemment été exposé à des grands artistes contemporains! Après l’indépendance, les Camerounais avaient la possibilité de venir en France, par exemple pour y faire des études. Des musiciens y ont appris à jouer de la musique avec des outils plus occidentaux. Ils ont ramené ça et ont créé une nuance qui s’appelle le Makosa.

Et cette musique a créé plein de styles en Afrique de l’Ouest : le coupé-décalé qu’on va retrouver en Côte d’Ivoire, le dombolo ou des musiques accélérées qu’on va retrouver au Congo, ça vient de là : ce sont les mêmes rythmes, mais à des BPM différents. Simplement les ‘accents’ ne sont pas au mêmes endroits. Depuis ça été repris, ça a par exemple été à la base du travail de Folamour, qui s’est fait une carrière sur le neo-Makosa.

J’ai vraiment baigné dans cette culture. Ma mère est une personne de la fête et mon père aimait la musique. Tous les samedis, il y avait des gens à la maison, qui dansaient et descendaient des casiers de bière. Je me retrouvais toujours dans cette ambiance, à faire ma vie avec mes amies… Avec toujours ce moment de honte où ta mère t’appelle et te fait danser devant toutes tes tantes.

 

C’est aussi pour ça que cela prend une place importante dans tes productions ?

J’entendais cette musique depuis petite, alors quand je suis arrivée en France, j’ai eu une période à l’adolescence où j’en étais très nostalgique. Et j’ai pu digger aussi grâce à Internet, creuser en profondeur, à la source de ceux qui ont créé ce mouvement, toutes ces cultures… À chaque fois que je retourne au Cameroun, j’essaie de rencontrer des personnes qui en ont été acteurs à l’époque. J’ai rencontré un des grands qui s’appelle Petit Pays, une figure emblématique du pays.

J’ai rencontré Sam Fan Thomas : lui a beaucoup introduit de sonorités électroniques dans sa musique, et c’était même l’un des premiers à avoir un studio de musique au Cameroun. Ça s’appelait Studio Makasi. À l’époque, tous ceux qui faisaient de la musique travaillaient avec lui. Je suis allée chez lui, j’ai visité : ça n’a pas bougé. Il y a toujours la table de mixage et tous les studios d’enregistrement. Il a vraiment participé à l’essor de la musique camerounaise. Il travaille encore avec de jeunes artistes aujourd’hui.

 

Dans tes productions jusqu’à l’EP, tu étais partie vers des influences assez éloignés : « PSAUME92 », « Good Bye Summer » ou maintenant « Club Culture » n’ont pas grand chose à voir. Qu’est-ce qui lie tes compositions entre elles ?

Les rythmiques, je pense. C’est d’avoir grandi dans un pays où la musique, c’est autre chose que du 4 temps… Tu as 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12 temps, 11 temps. D’avoir grandi dans ça, ça a habitué mon oreille à entendre des similitudes, à faire des ponts. Si on regarde la house américaine, finalement, ces sonorités sont aussi présentes sur le continent africain. Mais simplement à des BPM différents, avec des instruments électroniques. Même si je sais que ça vient de mouvances distinctes, j’entends souvent des choses similaires. Je me projette directement vers un autre style que je connais.

Par exemple aujourd’hui, je suis portée sur la musique électronique mexicaine. À sa base, ce sont des rythmes ternaires. Et on retrouve aujourd’hui les mêmes choses chez Principe, un label portugais -avec des gens venant d’Angola- : quand j’écoute l’un ou l’autre, j’entends la même chose au niveau des drums. La différence, c’est la manière de les accompagner, de les mettre en valeur.

 

Comment tu mets ces influences en pratique ? Tu y penses au moment de composer ?

Quand je construis un son, je ne vais pas me poser la question des influences que j’aimerais qu’on ressente, mais de ce que les auditeurs vont ressentir comme émotions. Je vais puiser dans mes ‘palettes émotionnelles’ -ce que j’ai pu ressentir quand j’écoutais les musique- et essayer de reproduire ça.

J’articule ma musique autour des rythmes, donc c’est souvent chargé en drums. Quand je fais un son comme « Good Bye Summer », c’était important pour moi de faire un premier track house. Ça fait partie de moi aussi, même si je ne vais pas forcément être une DJ house : c’était une manière de montrer que je savais le faire. Si dans deux ou trois ans je refais un track house, le public ne va pas être surpris.

Ma musique évolue, avec le temps et ce qui se passe dans ma tête. « Good Bye Summer » était un moment où j’étais plutôt légère dans ma vie. Maintenant j’ai la responsabilité d’avoir un enfant et les angoisses de personnes adultes…  En trois ans, tout change vite ! Je n’ai pas un côté dark, mais je pense que c’est un mélange nostalgique-agitée. Pas dans la noirceur, mais disons « tourmentée ».

 

Justement, « tourmenté » : est-ce que ce mot peut définir l’EP ?
Ça se retrouve complètement dans l’EP. Parce que j’y aborde beaucoup de choses. J’ai voulu surtout aborder déjà la fête, la club culture, et comment la musique de club se transforme, de manière continue. Aujourd’hui, toute une frange de la musique électronique est influencée par l’Afrique, par l’Amérique latine. C’est intéressant de voir comment ces musiques s’invitent dans le club.

J’ai l’impression que les gens s’ouvrent à d’autres styles. Et c’est bien que ça se passe en France aussi, depuis quelques temps déjà avec Simo Cell, Amor Satyr, Crystallmess… Comme ça vient d’ailleurs et que plein d’influences rentrent en jeu, c’est difficile à décrire. Peut-être qu’en fait, on est juste en train de créer un truc qui est typiquement français.

 

Comme un savoir-faire à la française, une nouvelle vague ‘French touch’ ?
Pourquoi pas ! Beaucoup de français font cette musique-là, qui n’existe pas ailleurs. Les Allemands ne font pas ça, les Anglais non plus. J’ai voulu regrouper ça dans l’EP. Comme c’est ma première prise de parole, l’idée c’est de dire : « je suis dans la club culture, mais pas en 4/4. Je suis dans la teuf avec des influences d’ailleurs, qui font partie de moi, de ce que je suis ».

 

C’est ce qu’on a ressenti à l’écoute : la base reste club, et tu rajoutes des couches qui viennent de toutes tes influences. Et ça donne l’impression qu’elles font partie intégrante des tracks, pas qu’elles sont ajoutés artificiellement pour faire « exotique ».

C’est ça. Que ce soit dans la construction des morceaux, qui ont une attaque hyper frontale, ou que ce soit dans les éléments que j’ai rajoutés, j’ai vraiment eu envie de reprendre cette manière que le continent africain a de faire sa musique. Même si c’est une musique qui est chill parfois, l’attaque détermine le son. Quand on prend « Club culture » il est fait pour être joué en club, mais contre la rythmique est puisée des rythmes des peuples bamileke, avec des basses à contre-temps.

 

Pour toi, quel titre de l’EP te représente le plus ?

« Sagatte » : c’est un statement, ce que je suis. Parce que j’aurais pu faire des sons club, des tracks hyper ‘bonne école’, comme pouvait l’être « Antagonist », mais je n’ai pas voulu le faire. Je voulais mettre l’accent sur le ressenti, plutôt qu’une performance d’arrangement. Je voulais que l’EP ait une couleur et une magie à lui.

Pour « Sagatte » donc, j’ai rencontré un des meilleurs batteurs camerounais. En studio ce qu’on a enregistré de lui, c’est un one shot : dans mon track final, il n’y a qu’à la fin où je fais une boucle avec une musique de mariage. Sinon tout ce qu’on entend, c’est ce qui s’est vraiment passé, sans coupure. Non seulement c’était beau, mais il était calé au BPM. Quand j’ai voulu « quantizer » le son, je me suis rendu compte que je n’avais pas besoin…

Il était en transe, moi je le guidais. À la fin du track, tu m’entends applaudir et dire « bravo » ! Je l’ai laissé exprès dans le son pour qu’on sente l’euphorie du moment, je crois que ça se ressent. Ensuite j’ai retravaillé les drums, mis des filtres, rajouté des basses, une nappe…. C’est ce titre qui me touche le plus.

 

Je trouve que cette notion de transe dont tu parlais, se retrouve dans tes compositions sur l’EP. 

Dans « Sagatte », dans la dernière partie du son j’ai fait des nappes de synthés avec, par-dessus, un instrument qui ressemble à une cornemuse ou à un vuvuzela. Chez nous, on a cet instrument qui fait un bruit strident, et qui souvent est joué pendant des heures… Au bout d’un moment, soit tu pètes un plomb, soit tu rentres dans la vibe (rires) C’est pour que les gens rentrent en transe. J’ai repris cet instrument-là pour symboliser ce moment-là d’euphorie et de passage, d’évolution. Parce qu’aujourd’hui la musique me met dans cet état-là.

 

Je voulais te parler de quelque chose, parce que c’était la première fois pour moi que je voyais ça : à We Love Green pendant votre premier passage avec GЯEG, tu avais ton fils, tout petit avec toi. C’est pour l’habituer, une forme de transmission ?

Je suis trop contente de venir avec lui, de pouvoir l’emmener. Comme j’ai baigné dans la musique, pour moi c’est presque naturel de retranscrire ça. A la maison on fait beaucoup beaucoup d’écoute de musique : je le mets dans un univers musical mais sans forcément le vouloir. Son père est un ancien B-Boy, il a fait 15 ans de danse, il est très à l’aise avec son corps et le mouvement.

C’est complètement naturel de l’amener avec moi, qu’il soit proche de la musique… en essayant de l’isoler le plus possible des choses négatives, donc je ne l’emmène qu’en journée. À We Love Green c’était trop bien, on a kiffé ensemble, il est très intéressé par les platines. Il a deux ans et demi, je commencerai bientôt à lui montrer des choses.

 

J’ai l’impression de percevoir dans ton travail, une pensée collective, l’envie de faire ensemble. Que ce soit dans les b2b, ta présence sur des compil, le projet Sororité etc. D’accord avec ça ? 

Pour être franche avec toi, je trouve qu’en France on a des mentalités qui ne sont pas encore au point. Exemple : au début je me disais « trop bien, j’adore Londres, c’est une ville où j’ai envie de bosser ». Et en fait, les Londoniens bookent très peu les français-e-s, quasiment jamais. En y regardant de plus près, ils sont autosuffisants : c’est les Anglais avec les Anglais. À Berlin, c’est beaucoup ça aussi, pareil à Amsterdam. Est-ce qu’en France on a cet esprit ? On n’a pas encore compris que si on y arrive, ce sera tous ensemble.

 

Tu ressens ça dans ton parcours ?

Sans Pedro* (Pedro Winter, boss de Ed Banger), je ne serais pas où je suis. J’ai l’impression qu’il y a, en France, moins cette maturité de vision que j’ai pu constater ailleurs. Donc oui, effectivement je suis dans le collectif et j’aimerais avoir un collectif qui me ressemble. Si je peux faire bosser des gens ou travailler avec eux, je le ferai. J’ai cette approche de communauté, d’entraide. Mais je ne l’ai pas tout le temps parce que parfois je me sens limitée. Le plus important c’est que je vois que les promoteurs, les gens qui sont dans ce milieu depuis longtemps, changent.

Le problème est plus profond que ça. Je pense que le problème c’est aussi la place de la femme dans la musique électronique. Il y en a de plus en plus, mais ça reste très peu, donc elles se disent « si moi j’y arrive, ce n’est que moi ». Mais l’idée c’est pas d’être l’élue : l’idée c’est qu’on soit 30, 40 élues. Parce que si tu es la seule, tu dois représenter toutes les autres.

 

Tu es mal à l’aise avec l’idée de représentation ?
Complètement. Je ne veux pas représenter, porter des combats, je veux ‘juste’ faire de la musique. Je ne veux pas qu’on me booke parce que je suis noire, parce que je suis une femme, parce que je suis une mère. Je veux qu’on me booke parce que je fais de la musique qui touche. Aujourd’hui, c’est pas toujours le cas. On y arrivera, je pense qu’on aura un esprit de communauté un jour. Tu ne peux pas rester solo dans ton coin parce que tu fais quand même partie d’une grande famille de musiciens, de prods, de DJs.

 

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