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27 décembre 2023

La musique abolit le genre

par Tsugi

La période actuelle de grand mix créatif, où de plus en plus de projets musicaux hybrides n’hésitent pas à épouser plusieurs esthétiques, est en passe de ringardiser la notion même du genre musical. Définir la musique appartiendra-t-il bientôt au passé ?

 

Article rédigé par Juliette Soudain, disponible dans le Tsugi 163 : Róisín Murphy, Romy, Fred Again.. héros de la rentrée ?

 

En début d’année sortait 10,000 gecs, l’étrange deuxième album du duo américain 100 gecs. Hyperpop ? Pop punk 90s ? Metal ? Ska ? Riffs à la guitare hero ? Source à memes ? Difficile de classer leur musique tant elle est hybride. Et des albums bizarroïdes naviguant entre les genres, mêlant les influences, brisant des murs invisibles, il en sort de plus en plus. On pense à I Love You Jennifer B (2022), le premier album du duo londonien Jockstrap où des ballades aux accents pop-folk expérimentale côtoient une cascade de sonorités électro sorties d’un muppet show ; à Sawayama, le premier projet de la nippo-britannique Rina Sawayama où les ambiances voguing rencontrent des guitares de tubes metal ; ou encore à Virtue, le second album de The Voidz, projet parallèle du chanteur de The Strokes, Julian Casablancas, où s’enchaînent références rétrofuturistes 80s, metal et indie rock. Serions-nous entrés dans une ère post-genre ?

 

Casser les catégories

La tradition de catégoriser la musique remonte à plusieurs siècles. « En Occident, les Grecs classaient déjà la musique à l’époque d’Aristote et même avant. Il y avait la musique de guerre, de rituel, de danse, etc.« , explique Constant Bonard, chercheur en philosophie et auteur d’un mémoire sur l’usage des genres musicaux. De l’aspect pratique, les classifications musicales ont été par la suite définies en fonction de l’esthétisme. « Les genres évoluent au fur et à mesure du temps, en fonction de l’émergence de nouveaux styles musicaux et d’événements socio-historiques« , continue l’universitaire. L’un des exemples les plus frappants est la pop. Désignant originellement dans les années 1960 des groupes à guitares, cette labellisation regroupe à présent une constellation d’artistes et de styles musicaux qui n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Car en plus de caractéristiques musicales comme le rythme et les paroles, le genre est aussi défini par de nombreux éléments extérieurs : la vision des labels et des plateformes, mais aussi la manière dont les artistes se présentent, du style vestimentaire au background socioculturel… Aussi, certaines catégories musicales sont fortement critiquées depuis plusieurs années, jugées désuètes et définies par des biais racistes et sexistes.

En 2020, après avoir remporté le prix du meilleur album rap pour IGOR aux Grammys, Tyler, The Creator déclarait : « [Ça] craint qu’à chaque fois que nous – moi et les gars qui me ressemblent – faisons quelque chose qui sort des sentiers battus, on nous mette toujours dans une catégorie rap ou urbain. Je n’aime pas le mot “urbain”. Pour moi, c’est juste une façon politiquement correcte de dire le n-word. » Il questionnait ensuite : « Pourquoi ne pouvons-nous pas nous contenter d’être dans la pop ? » Auteur·trice et compositeur·trice (Florian Salabert est une personne non binaire, ndr) de variété hyperpop triste, Florian alias Thx4Crying a aussi connu cette catégorisation forcée et le regard fétichisant du milieu sur son travail. L’artiste a commencé sa carrière sous le nom de Refuge. Dans ce premier projet, iel mêlait l’électro-pop à des sonorités musicales faisant écho à ses origines réunionnaises et indiennes : « C’était bizarre, on me faisait ressentir que je surfais sur une tendance alors que pour moi ce projet était très personnel. Et puis, on me rangeait dans une case musiques du monde. La seule fois où j’ai été dans un dispositif d’accompagnement d’artistes, c’était lors des auditions pour les iNOUïS du Printemps de Bourges et j’étais en compétition avec Johan Papaconstantino et Mauvais Œil. On sentait un peu cette volonté de remplir un quota. »

 

Intensification des échanges

La classification en genres de la musique semble étriquée dans les carcans de l’industrie, et l’hybridation vient également mettre à mal cette forme de catégorisation. La musique populaire a toujours été le fruit de mélanges de cultures et de traditions, pour autant, selon Cory McKay, professeur de musique et sciences humaines au Marianopolis College au Québec, jusque dans les années 1980, les genres musicaux étant construits par l’industrie du disque, il était assez rare pour les artistes de sortir des catégories dans lesquelles ils étaient commercialisés. « Si tu étais un artiste de rock, tu devais jouer du rock et ainsi de suite. Et les fans pouvaient être assez agacés si les artistes adoptaient d’autres styles de jeu. Ça a été le cas quand Bob Dylan s’est mis à jouer de la musique électrique alors que son répertoire était folk« , raconte le chercheur.

Dans les années 1980, des ponts entre des styles opposés se forment. On a en tête le passage rappé de Debbie Harry sur le titre « Rapture » de Blondie ou encore la collaboration entre le groupe de rap Run-DMC et la formation hard-rock Aerosmith alors en manque de popularité sur « Walk This Way« . Depuis, ces échanges n’ont fait que se multiplier – on pense au rappeur Lil Nas X qui se classe premier du Billboard Hot 100 avec le titre country-trap « Old Town Road« , à la récente collaboration entre la rappeuse Ice Spice et la pop star Taylor Swift, ou encore au rap français qui se colore de codes venus de l’électro – et il n’est plus étonnant de voir un ou une artiste se frotter à divers genres musicaux au cours de sa carrière. À côté de ses compositions personnelles, Thx4Crying s’amuse à reprendre aussi bien des titres de Tokio Hotel et de Mickey 3D que de Najoua Belyzel ou de Superbus. « À un moment je me suis dit que la cohérence de ce que je produis ne se situe pas dans un style musical spécifique, mais dans ma façon de traiter ce que j’ai à raconter et d’écrire des mélodies« , raconte le·a musicien·ne.

 

 

En parallèle, l’écoute de la musique s’est décloisonnée. Les plateformes réfléchissent d’ailleurs en termes d’audiences. « On se demande qui est-ce qu’on touche et avec quels artistes. Les audiences sont des nuages d’écoute« , indique Gilles Suignard, responsable éditorial chez Deezer. Le genre n’est alors plus le seul outil utilisé pour cibler des publics. Une centaine de tags est mise à disposition des labels pour catégoriser un morceau, de la décennie de publication aux BPM. Aux côtés de playlists « post- punk » ou « hyperpop » et de la classique « hits du moment » fleurissent ainsi des playlists plus conceptuelles où sont mis en avant une décennie ou un thème pour répondre à ces nouvelles habitudes d’écoute. « La playlist feel good marche très bien, commente Gilles Suignard, les gens apprécient quand on les touche à un moment de la journée, comme avec les playlists sport ou pour cuisiner. »

 

Un mélange de facteurs

Comment expliquer ce changement de paradigmes ? Internet ? La simplification des moyens d’écoute, mais aussi de création de la musique ? L’affaiblissement des communautés musicales ? Probablement un mélange de tous ces facteurs. Pour Oriana Convelbo, fondatrice et directrice artistique du label indépendant Volta+, les confinements pendant la crise sanitaire ont aussi eu, plus récemment, un rôle à jouer dans l’expansion de certains genres. « On pouvait échanger et collaborer au travers de plateformes et de logiciels. Au vu des restrictions et du besoin de bouger et de se rencontrer, les artistes ont été avides de découvertes« , analyse-t-elle. « La musique se propage beaucoup plus vite aujourd’hui, les influences viennent de partout, rejoint Thomas Duval, directeur artistique chez Because. Par exemple, on vient de sortir un disque d’amapiano qui est une musique d’Afrique du Sud avec des codes électroniques house assez lents avec Major Lazer et Major League Djz, un groupe star de l’amapiano en Afrique du Sud. La musique est devenue globale« , précise-t-il.

Pour ELOI, étoile montante de la scène pop expérimentale parisienne, qui puise son inspiration aussi bien dans les rythmiques new wave de The Cure que dans les productions électro-pop trash de Sexy Sushi, l’hybridation de la musique se traduit aussi par l’envie de jouer avec les codes. Il y a quelques années encore, les rigoristes du rock s’insurgeaient contre un Kanye West qui affirmait être la plus grande des rock stars.

 

 

Aujourd’hui, ELOI sort le titre « On fait du rock« . Autotune à balle, rythmique drum’n’bass, bassline électronique et guitare électrique détraquée, l’artiste offre une interprétation libérée et amusée du rock. « J’ai toujours été fascinée par les rock stars, mais c’est un milieu très masculin de base. J’ai voulu reprendre cette énergie un peu à la manière du punk féministe pour me donner de la consistance et partager ce sentiment avec les autres« , explique-t-elle. Alors période prolifique de création de nouveaux genres ou abolition du genre ? Pour les directeurs et directrices artistiques interrogés, il est certain que l’hybridation de la musique n’est pas près de s’arrêter. « Je ne crois pas au genre de façon générale. Je pense qu’il y a un désir de ne plus forcément s’ancrer dans quelque chose de codifié« , analyse Oriana Convelbo.

Le professeur du Marianopolis College Cory McKay relativise cependant cette hypothèse : « Nous sommes dans une période de convergence musicale et les auditeurs suivent la tendance. Est-ce que la musique se fracturera de nouveau en différentes catégories dans le futur ? Peut-être et je dirais même dans 10 ou 15 ans. Mais je pense surtout qu’il y a un besoin inhérent des gens à catégoriser la musique. L’industrie du disque s’est construite dessus. » Selon le chercheur Constant Bonard, il est également fort plausible que dans le futur, nous décortiquerons et classifierons ces musiques hybrides pour pouvoir ensuite les comparer aux catégories précédemment créées. Le genre n’a donc pas dit son dernier mot…

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