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Crédit : Pierre-Emmanuel Rastoin
5 mai 2017

Laurent Garnier x Jacques : l’interview croisée

par Alexis Bernier

Interview extraite de notre numéro 100, à commander ici

C’est l’apparition la plus fulgurante de la musique électronique française de ces dernières années. Il reste l’icône absolue pour tous les fans de techno de notre pays, et même d’ailleurs. Jacques et Laurent Garnier, rencontre intergénérationnelle entre deux enfants de la machine. 

Pas besoin de chercher longtemps pour trouver des points communs entre Jacques et Laurent Garnier. Malgré la différence de génération, la complicité est immédiate entre le parrain de la scène électronique française et celui qui est devenu l’un de ses principaux espoirs en une poignée de titres aussi fantasques qu’efficaces. Générosité, sens de l’humour et désire d’explorer sans cesse de nouveaux territoires, ces deux-là ont beaucoup en commun. Ils partagent également l’amour de la scène, où Jacques s’est révélé ces deux dernières années en donnant des concerts entouré d’objets étranges, bidon, pompe à vélo ou scie égoïne, qu’il utilise comme autant d’instruments pour improviser une musique d’une fraîcheur et d’une fantaisie sans équivalents. Pour son numéro 100, Tsugi est fier d’avoir permis leur rencontre, une joyeuse après-midi de décembre. Voilà ce qu’ils se sont raconté.

Jacques, Laurent, vous vous rencontrez pour la première fois, mais que savez-vous l’un de l’autre ? Jacques, as-tu des souvenirs sur la musique de Laurent ? Laurent, tu as déjà pu voir les concerts de Jacques ?

Jacques : Je me souviens avoir vu Laurent en concert au Eurockéennes de Belfort en 2007 et je dois avouer que je n’ai pas du tout compris le dé lire à l’époque.
Laurent Garnier : Et bien ça commence bien. (rires)
Jacques : Je me souviens qu’il y avait un trombone et d’autres cuivres. Laurent jouait avec une formation jazz. À l’époque j’étais fan d’AC/DC, j’étais à fond dans le rock, et comme il n’y avait pas de guitare sur scène, le concert m’a laissé complètement froid. En revanche, j’ai bien compris qu’il se passait un truc, il n’y avait qu’à voir la réaction hystérique de mes potes.

Jacques, ta découverte de la culture club est récente ?

Jacques : Très, et elle vient principalement du projet multimédia French Waves réalisé par mon ami Julian Starke, dans lequel Laurent intervient d’ailleurs, tout comme moi. Grâce à ce documentaire et a la websérie qui l’accompagne, j’ai appris plein de trucs sur la culture électronique que je connais encore assez mal. En revanche, je me souviens d’être allé à Bombay il y a quelques années, et que quand les gens découvraient que j’étais français ils me disaient : “Ah français, Laurent Garniiiiieeeerrrrrr.” Il m’est arrivé la même chose à Pékin.
Laurent Garnier : À Bombay ? Incroyable, je n’y ai joué qu’une fois. Ils ne t’ont pas parlé des Daft Punk ?
Jacques : Si, aussi, à Pékin, mais pas à Bombay. C’est en voyageant que j’ai compris que tu étais le parrain de la mafia électro, enfin en tout cas l’un des principaux acteurs d’une scène que je découvre par bribes, comme si j’arrivais après une belle fête. Je suis né trop tard pour avoir vécu les meilleures années, mais j’ai bien compris qu’il s’est passé quelque chose de très fort dans cet univers.
Laurent Garnier : C’est drôle, car quand j’écoute ta musique, j’ai pourtant l’impression que tu as complètement digéré la culture électronique. De mon côté je t’ai découvert en visionnant sur le web ta conférence TED (Technology, Entertainment & Design, ndlr) qui m’a interpellé. Je t’ai trouvé illuminé, mais brillant. Ensuite j’ai découvert avec plaisir ta musique grâce à ton EP, Tout est magnifique. En l’écoutant, j’ai tout de suite eu le sentiment que tu avais plus de talent qu’un type ordinaire bidouillant des machines, comme il y en a plein. C’est pour cela que j’ai l’impression que tu as digéré l’électronique. Tes expérimentations, parfois un peu bancales, me rappellent ce que faisait Matthew Herbert dans les années 90. On sent que tu cherches quelque chose et que tu as une vraie personnalité.

Crédit : Pierre-Emmanuel Rastoin

On a aussi le sentiment, Jacques, en écoutant ta musique que tu as connu une longue période de gestation avant de trouver dans quelle direction tu voulais aller. C’est exact ?

Jacques : Effectivement j’ai longtemps eu un groupe de rock, et à part Daft Punk ou Justice, je n’écoutais jamais de techno.
Laurent Garnier : Mais il n’a pas fini par t’handicaper ton groupe de rock ?
Jacques : C’est ce qui s’est passé. Je n’ai trouvé mon chemin que lorsque mon groupe a foiré et que j’ai commencé à faire de la musique avec le logiciel Ableton Live. Aujourd’hui je découvre au fur et à mesure plein d’artistes électroniques qui m’inspirent, Stephan Bodzin, Farben, Jan Jelinek…
Laurent Garnier : Pourtant, tu donnes le sentiment de parfaitement maîtriser les machines alors que tu ne les utilises que depuis peu.
Jacques : Je crois que j’ai surtout la chance d’être né avec les ordinateurs. C’est un truc de génération. Mais pour revenir à la techno, cette boule de son qui tourne en boucle et abolit le temps, j’ai l’impression que je commence à peine à la comprendre. Je me souviens de mes premiers titres qui selon moi étaient “techno”, mais qui en réalité n’avaient rien à voir avec cette musique.
Laurent Garnier : Personnellement, cela ne me choque pas de te ranger dans la techno, certes tu joues avec le format pop, mais ta musique reste électronique. Pour moi, la techno est un espace de liberté et d’expression sans structure rigide.
Jacques : Quand j’ai composé mon EP, j’étais naïvement convaincu qu’il allait être joué à trois heures du matin dans un set de club. Et quand j’ai apporté le disque au magasin Techno Import à Paris pour qu’ils le vendent, ils ont écouté deux secondes de chaque titre et ils me l’ont rendu en secouant la tête pour dire non. (rires) J’étais désespéré. C’est là que j’ai compris que j’étais ailleurs, même si j’ambitionne toujours de réussir à composer cette musique subtile dans laquelle il se passe peu de choses tout en changeant sans cesse. Je rêve d’une musique dans laquelle il ne se passe rien et plein de choses en même temps, mais jouée avec des objets.
Laurent Garnier : C’est très mental.
Jacques : Je voudrais qu’elle soit hypnotique, mais je n’y arrive pas encore. C’est ma quête. Même si en même temps, je veux aussi faire quelque chose de très mélodique et de chanté.

Laurent, monter sur scène, quitter les platines pour jouer live, cela a longtemps été un rêve, cela te semblait inaccessible, pourquoi ?

Laurent Garnier : À l’époque de mes débuts, un DJ ne faisait pas de musique et il a déjà fallu franchir cette étape. Pour moi, c’est Carl Craig qui a fait changer les choses. Il produisait des morceaux et il a décidé un jour de devenir DJ. Il n’était pas super bon au début, mais il a persévéré avec succès. De mon côté, il a fallu que je me batte pour imposer mes productions pour pouvoir ensuite me produire sur scène. Il a fallu que je m’accroche. D’autant que mon live n’avait rien de futuriste. J’avais très vite décidé de travailler avec des musiciens de jazz. Sur scène, je n’avais pas de platines, ni d’ordinateur portable. Aujourd’hui c’est l’inverse on est d’abord producteur avant de devenir DJ.
Jacques : Aujourd’hui, on ne gagne sa vie qu’en se produisant sur scène, ce qui est une bonne chose pour moi, car c’est là que je me suis révélé.
Laurent Garnier : Je connais plusieurs musiciens de ma génération qui ont jeté l’éponge, car ils ne se sentaient pas de devoir tourner en permanence pour vivre de leur passion. Parfois on a envie de rester en studio, c’est difficile de transformer sa musique pour l’emmener sur scène. Le studio, c’est un truc très personnel, c’est l’opposé de la scène et je comprends qu’on puisse ne pas en avoir envie.

Crédit : Pierre-Emmanuel Rastoin

Jacques, ton live comporte beaucoup d’éléments improvisés ?

Jacques : Toutes les partitions et la structure, mais je choisis à l’avance les instruments midi et les samples que je veux jouer. Je décide aussi quel objet je vais utiliser et je me sample en direct, une idée en amène une autre. C’est toujours différent et c’est ce qui me plaît dans ce live. J’envisage de composer mon futur album sur scène en direct. L’idée est de me laisser guider par la “pression de l’instant” pour aller au plus efficace. À la fin des concerts, je réécoute et j’isole les deux trois parties que j’aime le plus et je les édite. Je travaille à ce que chaque live soit un peu un nouveau disque. D’un concert à l’autre, les thèmes sont vraiment différents.
Laurent Garnier : Je trouve formidable que de nouvelles idées viennent de la scène et de la manière dont la nouvelle génération l’envisage. Il faut des trucs nouveaux, c’est dingue qu’à l’heure du digital et de la musique dématérialisée certains en sont encore à s’embêter avec des règles immuables. Cela veut dire quoi, aujourd’hui, de sortir un single puis un deuxième puis un album et enfin de partir en tournée ? C’est quoi ce rythme du siècle dernier ? Je veux être libre. Je trouve nécessaire que des artistes arrivent pour redéfinir la manière dont on produit la musique, dont on la joue, dont on la commercialise… Cela n’a pas changé durant trop longtemps.

Jacques, puisque tu envisages d’enregistrer ton album quasiment live, tu envisages aussi de le distribuer d’une manière originale ?

Jacques : Je n’ai jamais pensé gagner un centime en vendant des disques. Je ne compte pas là-dessus donc cela ne risque pas de me manquer. Par ailleurs, j’ai toujours tout téléchargé illégalement alors je ne me sens pas très légitime à vendre de la musique. J’aurais honte de vendre aujourd’hui de la musique inspirée par des disques que j’ai “volés”. Cela dit à un moment ou un autre de ma carrière et pour avoir la portée à laquelle j’aspire, il faudra bien que je m’associe avec des gens qui n’auront pas la même vision que moi.
Laurent Garnier : Et puis tu ne dois pas avoir honte de vivre de ta musique.

Laurent, que penses-tu de cette époque où un jeune artiste qui n’a même pas encore sorti d’album peut remplir des salles énormes ?

Laurent Garnier : Généralement, c’est sur la foi d’un ou de deux tubes seulement, et dans ces cas-là les concerts sont un peu mornes jusqu’au moment où arrivent les tubes en question. Nous vivons dans une époque de l’instant.
Jacques : Quand j’y réfléchis, je me dis très vite que je n’ai que très peu de titres à mon actif et qu’il faudrait que je fasse un album ou tout du moins plus de musique. Et on me le dit souvent aussi. (rires) Mais comme le dit à juste titre mon père, les choses se font par nécessité et tant qu’on m’appellera pour me donner de l’argent pour mes concerts et bien je ne m’arrêterai pas.
Laurent Garnier : De toute manière, je trouve cette idée d’album très archaïque.
Jacques : Possible, en tout cas j’ai besoin de faire plus de musique, car je suis l’homme dont le ratio nombre de morceaux/nombre d’articles est le plus important au monde. Je suis sur le haut de la vague et je sais que cela ne va pas durer.
Laurent Garnier : Quand on monte très vite, on peut redescendre aussi vite. Si j’ai un conseil à te donner, c’est de transformer l’essai et de ne pas toujours creuser le même sillon. Il n’y a rien de pire qu’un artiste qui se répète.

C’est une réflexion que tu as toujours appliquée à toi-même.

Laurent Garnier : L’essence même de notre boulot c’est surprendre les gens et les entraîner dans un voyage. Je ne comprends pas ceux qui jouent toujours la même chose. Il faut surprendre.
Jacques : Entièrement d’accord.

Crédit : Pierre-Emmanuel Rastoin

Il y a beaucoup d’humour dans les créations de Jacques, et toi Laurent, il y en a eu souvent, notamment dans tes clips. Pensez-vous que musique et humour peuvent aller ensemble ?

Laurent Garnier : Le monde de la techno n’a jamais été très drôle et ça s’aggrave. Je suis effaré de voir à quel point la techno devient cérébrale. C’est comme le jazz, devenu une musique de spécialistes, figée et repliée sur elle-même. La techno, c’était la liberté jusqu’à ce que les ayatollahs du bon goût s’en emparent. Ils n’ont rien compris. Il ne faut surtout pas que la musique s’enferme. J’aime rigoler et je trouve qu’on devrait arrêter de se prendre au sérieux. Après tout, ce n’est que de la musique, on ne change pas le monde, on procure des émotions, c’est déjà beaucoup.

Jacques quand on te découvre sur scène, on est frappé par ton sens du spectacle, ton côté “showman”.

Jacques : Je me verrais bien danser des claquettes sur scène. J’ai fait cinq ans de théâtre et pour être franc, si je suis aujourd’hui sur la scène électro, c’est par accident. Je ne sais pas si cela va durer. Ce n’est peut-être qu’une étape. Le one man show, le théâtre de rue… Demain, tout est possible.

Sans aller jusqu’à dire que ta coupe de cheveux et ta veste de jardinier de la ville de Paris sont les raisons de ton succès, il semble évident que ton personnage attire l’attention. La construction de soi-même, c’est nouveau pour les musiciens électro…

Laurent Garnier : DJ Rush, Green Velvet, Jacques Lu Cont et bien entendu les Daft Punk ont été les premiers à se construire des personnages dans l’univers techno. Et puis “l’emballage” est vite devenu au moins aussi important que le contenu.
Jacques : Je ne suis pas idiot, je vois bien les avantages de mon personnage et je comprends très bien comment certains pourraient jouer de ces avantages sans que cela soit une démarche spontanée. En revanche, il est hors de question que je passe ma vie à travailler en pensant uniquement en termes de “communication”. Cette coupe de cheveux, qui fait tant parler les journalistes, je l’ai depuis des années. Elle est venue d’une envie de montrer la relativité de l’esthétique et du bon goût. Je n’en changerai que quand elle sera devenue à la mode, je suis parti pour la porter un moment encore. (rires)

Tu sembles avoir une ambition artistique qui va bien au-delà de la musique…

Jacques : En tout cas mon projet n’est pas strictement musical. Mon projet c’est “Jacques” lui-même. Mes vidéos et mes performances sont aussi importantes que ma musique.
Laurent Garnier : Je te rejoins sur ce point, moi aussi j’ai besoin de faire des choses différentes, un livre, de la musique pour des spectacles, j’espère un film… Je ne suis pas qu’un musicien techno.

Une dernière question puisque c’est notre numéro 100, quel est votre rapport à la presse ou au livre. C’est important dans votre vie ?

Laurent Garnier : Actuel et son directeur Jean François Bizot ont joué un grand rôle dans ma vie. Adolescent, ce magazine a représenté mon ouverture sur le monde.
Jacques : Rock & Folk, à l’époque du phénomène “baby rocker”. Je le lisais avec passion en me disant qu’il fallait qu’on quitte Strasbourg avec mon groupe pour aller jouer au Gibus devant Philippe Manoeuvre. Aujourd’hui, je lis énormément de livres de développement personnel. Je dévore les livres d’éveil et de spiritualité.

Crédit : Pierre-Emmanuel Rastoin

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