🤔 Le documentaire, nouveau passage obligé des artistes en promo ?
Le docÂuÂmenÂtaire est-il devenu l’outil proÂmoÂtionÂnel ultime des artistes aujourÂd’hui ? Grâce notamÂment aux plateÂformes de streamÂing vidĂ©o qui en sont frianÂdes, la proÂducÂtion de docu dĂ©diĂ©s aux artistes musiÂcaux est en plein boom. Et cela pose de nomÂbreuses quesÂtions, surtout quand les artistes eux-mĂŞmes sont aux commandes.
Lady Gaga, Gims, Serge GainsÂbourg, Amy WineÂhouse… Ces artistes n’ont a priÂori pas grand-chose en comÂmun. ExcepÂtĂ© d’avoir rĂ©cemÂment Ă©tĂ© le sujet d’un docÂuÂmenÂtaire. Si le forÂmat n’est pas nouÂveau et remonte aux annĂ©es 60 (le tout preÂmier docu musiÂcal pourÂrait bien ĂŞtre The Pied Piper of CleveÂland: A Day in the Life of a Famous Disc JockÂey en 1955), on observe ces dernières annĂ©es une vĂ©riÂtaÂble exploÂsion du genre. Si l’on peut globÂaleÂment s’en rĂ©jouir, ce phĂ©nomène pose nĂ©anÂmoins de nomÂbreuses quesÂtions, dont cerÂtaines Ă©thiques : quelle est la vĂ©riÂtaÂble place de l’artiste dans le procesÂsus ? Qu’en est-il de l’obÂjecÂtivÂitĂ© quand l’artiste lui-mĂŞme en est l’un des proÂducÂteurs ? Et quel futur pour ce format ?
“Nous sommes dans un âge d’or du documentaire.”
Une chose est sĂ»re, les plateÂformes de vidĂ©o Ă la demande ont jouĂ© un rĂ´le imporÂtant. Pour FloÂrent BodÂin, rĂ©alÂisaÂteur de Gims, difÂfusĂ© sur NetÂflix, elles sont Ă l’oÂrigÂine d’un “nouÂveau soufÂfle dans le milieu du docÂuÂmenÂtaire” : “Ce goĂ»t du grand porÂtrait se ressenÂtait dĂ©jĂ sur les difÂfuseurs traÂdiÂtionÂnels vers 2017, ça plaiÂsait aux chaĂ®nes. Et ça s’est conÂfirÂmĂ© avec les plateÂformes. Grâce Ă elles, nous sommes dans un âge d’or du docÂuÂmenÂtaire.” Un proÂpos appuyĂ© par Matthieu PĂ©cot, auteur du docÂuÂmenÂtaire MĂ©dine NorÂmandie (France TV Slash), ausÂsi rĂ©dacÂteur en chef de So Foot.com, pour qui le terme “docÂuÂmenÂtaire” est en lui-mĂŞme “devenu cool il n’y a pas si longtemps que ça” : “Les gens apprĂ©Âcient de plus en plus les avanÂtages du forÂmat, dĂ©taille le jourÂnalÂiste. Un film, c’est parÂfois trop long, et en mĂŞme temps le soir tu n’as pas forÂcĂ©Âment envie de regarder une mini-sĂ©rie non plus, donc le docÂuÂmenÂtaire s’offre comme le juste milieu. Et tu as l’imÂpresÂsion de t’enÂdormir moins con.”
L’hégémonie du rap
Les chiffres parÂlent d’eux-mĂŞmes. Selon Kate Townsend, chargĂ©e de la gesÂtion des docÂuÂmenÂtaires pour NetÂflix France, les Français ont passĂ© deux fois plus de temps Ă regarder des docÂuÂmenÂtaires en 2020 qu’en 2019. “Si l’on se rĂ©fère aux staÂtisÂtiques de 2020, c’est la tenÂdance prinÂciÂpale qui a marÂquĂ© l’annĂ©e sur la plateÂforme”, dĂ©taille l’employĂ©e du gĂ©ant de la vidĂ©o streamĂ©e. Deux docÂuÂmenÂtaires sorÂtent du lot dans l’Hexagone cette annĂ©e-lĂ : AnelÂka et Gims. Le foot et le rap, donc. “Ils ont en comÂmun un bon sens du stoÂryÂtelling : l’histoire elle-mĂŞme dĂ©terÂmine le rythme”, dĂ©taille Kate Townsend.
Ces dernières annĂ©es, les docÂuÂmenÂtaires se sont parÂtiÂcÂulièreÂment intĂ©ressĂ©s au milieu du rap (Gims, Lomepal, Bigflo & Oli, MĂ©dine, NekÂfeu…), avec un arguÂment souÂvent intergĂ©nĂ©raÂtionnel. NĂ©anÂmoins Matthieu PĂ©cot prĂ©vient, cette supĂ©riÂorÂitĂ© actuelle du rap dans les docÂuÂmenÂtaires pourÂrait devenir redonÂdante. “Je prĂ©fère le rap Ă n’imÂporte quel genre musiÂcal, mais je vais plutĂ´t regarder un docu sur un mec qui joue de la trompette s’il a un desÂtin hors du comÂmun qu’un rappeur lambÂda. Je trouÂve qu’il n’y a pas assez de prisÂes de risque chez les difÂfuseurs. Et il ne faudrait pas que le rap ait le monoÂpole, sinon ça va vite devenir cheap.”
L’épineuse question des artistes producteurs
Aujourd’hui, le conÂtexte qu’on ne dĂ©crit plus – entre prĂ©ÂdomÂiÂnance des Ă©crans et pandĂ©mie – oblige Ă repenser les choses. Pour Brieux FĂ©rot, directeur de dĂ©veloppeÂment Ă SoPress, en charge notamÂment des docÂuÂmenÂtaires, deux objecÂtifs prinÂciÂpaux sont Ă suivÂre : trouÂver de nouÂveaux types de narÂraÂtion, et apprenÂdre Ă gagÂnÂer la conÂfiÂance des artistes. “On a l’habitude de monÂtrÂer les artistes au traÂvail ou en tournĂ©e, mais comme ils ne peuÂvent plus tournÂer, il faut trouÂver de nouÂvelles façons de raconÂter leurs hisÂtoires.” Il rajoute : “Il faut ausÂsi se demanÂder comÂment rĂ©usÂsir Ă gagÂnÂer la conÂfiÂance d’artistes que l’on va suivÂre penÂdant des mois, tout en conÂsidÂĂ©rant qu’ils n’ont pas le mot final sur le projet.”
“Ce qu’il faut Ă tout prix Ă©viter, c’est que l’artiste et son Ă©quipe soient proÂducÂteurs exĂ©ÂcuÂtifs du film, parce qu’au monÂtage, au moment de disÂcuter de ce qu’on garde ou pas, il va y avoir un Ă©norme problème.”
Car une des probÂlĂ©ÂmaÂtiques majeures est celle de la posiÂtion des artistes. Quel rĂ´le doivent-ils tenir dans la mise en image de leur proÂpre vie ? ProÂducÂteur, co-producteur, simÂple interÂvenant ? Et qui devrait avoir le dernier mot entre lui et le rĂ©alÂisaÂteur, garant de la narÂraÂtion ? Une majoritĂ© des artistes tienÂnent Ă rĂ©alisÂer ou proÂduire leur proÂpre docÂuÂmenÂtaire. C’est le cas de MathÂieu Des Longchamps, artiste signĂ© chez UniÂverÂsal et rĂ©alÂisaÂteur d’un docÂuÂmenÂtaire sorÂti le 26 mars, Vivo En PanaÂma. Il y retrace son hisÂtoire, de son enfance au PanaÂma Ă la sorÂtie de son preÂmier album. Pour lui, en ĂŞtre le rĂ©alÂisaÂteur Ă©tait une Ă©viÂdence. “Comme je parÂtais en expĂ©diÂtion, je voulais qu’on soit au maxÂiÂmum deux. Et je n’ai pas vraiÂment songĂ© Ă metÂtre quelqu’un d’autre Ă la rĂ©alÂiÂsaÂtion, je savais que je serais aux manĹ“uÂvres. Je penÂsais presque me filmer seul au dĂ©part, mais c’éÂtait un peu comÂpliquĂ©.” Une sitÂuÂaÂtion probÂlĂ©ÂmaÂtique selon Brieux FĂ©rot : “Ce qu’il faut Ă tout prix Ă©viter, c’est que l’artiste et son Ă©quipe soient proÂducÂteurs exĂ©ÂcuÂtifs du film ou proÂducÂteurs dĂ©lĂ©guĂ©s (c’est-Ă -dire qu’ils aient les droits du film), parce qu’au monÂtage, au moment de disÂcuter de ce qu’on garde ou pas, il va y avoir un Ă©norme problème.”
Mais il arrive parÂfois que les artistes parviÂenÂnent Ă laissÂer la main. Matthieu PĂ©cot explique le rapÂport de MĂ©dine au tourÂnage : “En 2021, la pluÂpart des artistes veuÂlent avoir le conÂtrĂ´le de leur image, qu’il n’y ait rien qui puisse leur nuire, pour Ă©viter les bad-buzz. MĂ©dine est allĂ© Ă l’inÂverse de ça, il posait des quesÂtions et je lui expliÂquais ce qu’on faiÂsait mais il n’avait aucune idĂ©e du rĂ©sulÂtat, de ce qu’on allait faire ou de qui on allait interÂviewÂer.” Le foncÂtionÂnement a Ă©tĂ© simÂiÂlaire pour Gims et FloÂrent BodÂin. Ce dernier raconÂte : “J’ai eu sa totale conÂfiÂance une fois que le proÂjet Ă©tait signĂ©. On s’est beauÂcoup observĂ©s, puis j’ai assez vite tournĂ© avec lui. Vu que le proÂjet Ă©tait sur le long cours, il savait que rien n’alÂlait sorÂtir tout de suite. Et c’est souÂvent ça dont ont peur les artistes : la petite image qui va sorÂtir hors-contexte.” Une phase d’obÂserÂvaÂtion et de mise en conÂfiÂance qui a notamÂment servi pour la grande interÂview, fil rouge du docÂuÂmenÂtaire. “J’ai senÂti qu’il avait vu que j’avais observĂ© et comÂpris des choses, et je pense que ça a Ă©tĂ© ma force pour qu’il puisse avoir un disÂcours assez fort et aborÂder des choses qu’il n’avait pas l’habiÂtude d’évoquer.”
“Ce qui m’intéresse, ce sont les failles, ce qui rend les gens humains”
Mais d’oĂą vient cette volonÂtĂ© de conÂtrĂ´le ? Pour Matthieu PĂ©cot, pas de doute : de la dicÂtature de la success-story. “Ce qui m’inÂtĂ©resse – et j’ai l’imÂpresÂsion que c’est le cas pour tout le monde – ce sont les failles, ce qui rend les gens humains. PerÂsonÂne n’a une hisÂtoire lisse, dĂ©taille le jourÂnalÂiste. Or, cerÂtains docÂuÂmenÂtaires d’auÂjourÂd’hui n’appuient pas assez sur ces facettes, peut-ĂŞtre plus somÂbres mais fonÂdaÂmenÂtales. C’est ce qui manque encore, ça devrait ĂŞtre la prochaine Ă©tape.” Sans oubliÂer une bonne dose d’apologie de la rĂ©usÂsite. “C’est bien de monÂtrÂer comÂment on a rĂ©usÂsi, mais je me dis ausÂsi que ça peut faire comÂplexÂer les perÂsonÂnes qui regarÂdent. Si tu renÂvoies aux specÂtaÂteurs “ta vie c’est de la merde mais moi j’ai rĂ©usÂsi et je t’exÂplique comÂment j’ai fait”, ça ne peut pas convenir.”
Un proÂpos que valide Ă©galeÂment Brieux FĂ©rot, qui menÂtionne les docÂuÂmenÂtaires dĂ©diĂ©s Ă Lady Gaga ou TayÂlor Swift : “MĂŞme si elles sont impliquĂ©es, je pense qu’elles n’ont pas la main. Tu vois bien que les rĂ©alÂisaÂteurs sont un peu libres de filmer ce qu’ils veuÂlent et qu’ils les monÂtrent en sitÂuÂaÂtion de grande vulÂnĂ©raÂbilÂitĂ©. Elles ont comÂpris que si tu monÂtres cette parÂtie difÂfiÂcile du mĂ©tiÂer, on s’atÂtachera Ă toi plus facileÂment.” En effet, nos vies respecÂtives ne sont-elles pas davanÂtage faites de difÂfiÂcultĂ©s que de grands sucÂcès ? “Les AmĂ©riÂcains l’ont beauÂcoup mieux comÂpris. Dès que ça touche au stoÂryÂtelling, ils ont une capacÂitĂ© Ă cĂ©der et laissÂer faire, mĂŞme s’ils se sont bien backÂĂ©s sur le conÂtrat en amont : les artistes savent que ce n’est pas leur mĂ©tiÂer et qu’ils doivent dĂ©lĂ©guer.” Le chargĂ© de dĂ©veloppeÂment rajoute un Ă©lĂ©Âment : “Le probÂlème, notamÂment dans le monde du hip-hop, est qu’ils se sont beauÂcoup fait avoir par d’autres. La parole donÂnĂ©e n’a pas touÂjours Ă©tĂ© respecÂtĂ©e, en conÂsĂ©quence de quoi ils ont du mal Ă faire conÂfiÂance et Ă lâcher.”
“On arrive Ă un moment oĂą il va falÂloir rĂ©inÂvenÂter le genre pour ne pas arrivÂer Ă saturation.”
Une autre difÂfiÂcultĂ© rĂ©side dans le rapÂport que les artistes ont aux rĂ©seaux sociÂaux, pierre anguÂlaire de notre Ă©poque. “Ils sont conÂnecÂtĂ©s 24/24, il y a beauÂcoup de stoÂries et on a l’imÂpresÂsion de conÂnaĂ®tre leur vie donc c’est ausÂsi très comÂpliquĂ© de ne pas resservir une espèce de best-of de ces moments-lĂ dans un docÂuÂmenÂtaire”, explique FloÂrent BodÂin. Son exemÂple prĂ©fĂ©rĂ© ? La Coupe du monde. “Si on voulait suivÂre les coulissÂes de l’équipe de France, c’éÂtait beauÂcoup plus intĂ©resÂsant de regarder les stoÂries des joueurs que les images de la FĂ©dĂ©raÂtion, qui pourÂtant filÂmait en mĂŞme temps. Je pense qu’on arrive Ă un moment oĂą il va falÂloir rĂ©inÂvenÂter le genre pour ne pas arrivÂer Ă saturation.”
Le docu-fiction, futur du genre ?
RĂ©inÂvenÂter le genre, oui, mais comÂment ? Grâce Ă de nouÂveaux forÂmats. “Ce qui va faire la difÂfĂ©rence, c’est la forme, la manière de raconÂter les choses : est-ce qu’on utilise des archives, est-ce qu’on part en immerÂsion, ou les deux ?”, se quesÂtionne le rĂ©alÂisaÂteur de Gims. Le futur du docÂuÂmenÂtaire pourÂrait alors reposÂer sur le forÂmat docu-fiction. Matthieu PĂ©cot, plutĂ´t optiÂmiste, est sĂ»r d’une chose, le docÂuÂmenÂtaire ne conÂnaĂ®t pas qu’un simÂple effet de mode : “Je pense qu’il va y avoir un renouÂvelleÂment, qu’on va s’inÂtĂ©ressÂer Ă des hisÂtoires plus proÂfondes, plus touchantes. On va s’éloignÂer du marÂketÂing, de l’auto-promo.”
Alors que restera-t-il dans 10 ou 15 ans ? Pas grand-chose selon Brieux FĂ©rot, bien moins optiÂmiste que son conÂfrère : “Je suis peut-ĂŞtre sĂ©vère mais je pense qu’il restera dans l’hisÂtoire très peu de docÂuÂmenÂtaires musiÂcaux que les artistes ont co-produits.” Mais avant d’arÂrivÂer Ă satÂuÂraÂtion, il reste encore des sujets très attenÂdus, comme le relève le rĂ©alÂisaÂteur de Gims : “Je reçois beauÂcoup de mesÂsages qui me demanÂdent un docÂuÂmenÂtaire sur BooÂba ou Jul.” Le pop-corn est prĂŞt.