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Free party à Genève en 2008 / ©F. Vogel
17 février 2020

« Le feu au lac » : état d’une scène électro suisse en danger

par Tsugi

À l’occasion d’une table ronde à l’Electron Festival de Genève en 2019, les deux producteurs helvètes Ripperton et Hendrik van Boetzelaer (aka Opuswerk), fervents défenseurs d’une techno sans limite de genre, ont dressé un portrait contrasté de la scène électronique locale et des projets qui s’y concrétisent non sans difficulté. Nous y revenons ensemble aujourd’hui, comme une première sonnette d’alarme.

Par Cédric Finkbeiner

En mai 2019 s’est tenue la quinzième édition de l’Electron Festival à Genève, avec sa programmation pointue et sa retentissante table ronde de producteurs. Invités de cette dernière, Ripperton et Hendrik van Boetzelaer (aka Opuswerk) s’exprimèrent sans langue de bois sur la détérioration des conditions de travail en Suisse : pas assez de soutien étatique, absence de lien fédérateur entre les artistes, politique les encourageant à quitter le pays plutôt qu’à y fonder une carrière. Les mots fusaient dans un silence de cathédrale. Il faut dire que les deux producteurs imposent le respect, avec d’un côté Ripperton, vétéran émérite de la scène électronique, et de l’autre Hendrik van Boetzelaer, étoile montante de la deep techno. Leur choix de vie impressionne également ; ils ont chacun abandonné une carrière prometteuse pour se consacrer à l’essentiel : la famille, la musique. Ripperton a su éviter les pièges de la routine en se renouvelant sans cesse, à l’image de son dernier album Contrails, aux sons ambient intimistes. Hendrik van Boetzelaer représente quant à lui une jeunesse en pleine effervescence, peu impressionnable et extrêmement créative, qui nous couvre de pépites électrisantes à l’instar de Mémoire du présent, sa dernière sortie sur le label de François X, Dement3d.

Lors de la table ronde, Deetron, Honorée, Ramin & Reda étaient également de la partie pour dresser le portrait de la scène suisse, et on voit bien que si le talent est au rendez-vous, les artistes helvètes, beaucoup trop livrés à eux-mêmes, peinent à concrétiser leurs projets. Aujourd’hui, Ripperton et Hendrik van Boetzelaer développent le sujet pour Tsugi, en se servant de la culture underground du pays comme toile de fond.

Ripperton et Hendrik van Boetzelaer / ©Gionibek Kudaibergen

Il semblerait qu’il y ait « le feu au lac » finalement en Suisse. Remontons d’abord aux sources : comment les musiques électroniques se sont-elles développées chez vous, de votre point de vue ?

Ripperton : La Suisse a toujours été un vivier électronique fertile, que ce soit par ses ambassadeurs les plus connus comme Yello, les Young Gods, ou par ses artistes un peu moins connus mais tout aussi essentiels, comme le jazzman et bidouilleur Bruno Spoerri. Comme beaucoup, je suis venu à la musique électronique au début des années 90 par des cassettes de Tony Humphries, mais surtout par la radio Couleur 3, principale emblème de notre scène underground, avec notamment les émissions culte de Djaimin et Mr Mike. Lausanne en particulier a été bénie des dieux de la musique très tôt avec la Dolce Vita, un club mythique et fondateur, ainsi que le MAD, qui se développa rapidement en passant d’une programmation rock aux soirées électroniques. Mais il est impossible de parler de Lausanne sans mentionner ses indissociables et légendaires soirées LGBT du dimanche soir : la bien nommée Trixx et ses offshoots Queer extraordinaires ; les excentriques Jungles qui galvanisaient le monde de la nuit.

Notre musique électronique gravitait aussi autour d’une poignée de magasins de disques comme Tracks, Maniak Records et Obsession, où tous les DJs se retrouvaient en semaine. Les raves battaient leur plein dans les forêts, les refuges, les zones industrielles, les ruines romaines, les squats, les hôtels, les salles d’expos, les appartements, avec parfois des afters au bord du lac. Du Casino de Montreux en passant par Zurich et son club légendaire Dachkantine, la monstrueuse Street parade (la techno parade suisse, ndr) et ses millions de danseurs, de par ses labels légendaires comme Mental Groove… La Suisse a, au final, toujours été une référence innovante et unique dans le paysage électronique.

Hendrik van Boetzelaer : De mon côté, je suis arrivé lors de la deuxième vague de musique électronique (1998-2001). Dans les squats de Genève, elle était plus orientée UK dub et D’n’B, tandis qu’elle devenait de plus en plus commerciale dans les clubs. Contrairement à Berlin où il y avait énormément d’espaces vides et sans propriétaire, les squats de Genève étaient tolérés pour contrer la spéculation immobilière. Les espaces à disposition n’étaient donc pas des grandes halles, ni des usines abandonnées, mais plutôt des caves de villas et des petits immeubles. Les espaces étaient plus petits, ce qui offrait d’excellentes conditions pour l’expérimentation. De manière générale, je n’ai également pas constaté de retard dans les musiques électroniques à ce moment-là, au contraire. Le rideau s’est toutefois baissé à la fermeture de tous ces espaces au début des années 2000. Des villes comme Berlin devenaient alors plus attractives pour les artistes et activistes, ce qui a créé une sorte de creux à remplir. Il a fallu qu’une nouvelle génération, qui arrive aujourd’hui, acquiert une certaine maturité pour revitaliser notre scène.

La musique vous a tous les deux fait beaucoup voyager, quel regard cela vous donne sur la scène suisse actuelle ?

Ripperton : Il y a du bon et du moins bon. Cela s’est globalement appauvri depuis une quinzaine d’années, la faute aux grands clubs qui ne prennent plus vraiment de risques et n’ont plus de vision à long terme. Ils bookent des DJs hors de prix tous les week-ends et ont ainsi cannibalisé les petits clubs au détriment de la scène underground. Les free parties ont disparu suite à une répression policière très active. On commence tout juste à voir de jeunes formations très intéressantes, des soirées dans des endroits uniques, des collectifs imaginatifs, mais plutôt centrés sur les DJs. Il manque peut-être une dynamique qui inclurait plus de producteurs pour que la chose devienne globale. De nouveaux clubs et festivals ont aussi émergés, il faudra voir sur le long terme ce qu’ils apporteront à la scène.

Hendrik van Boetzelaer : La Suisse regorge d’une pluralité incroyable de talents, jeunes et anciens, actifs et moins actifs. Il y a de belles sorties et projets de producteurs et labels helvètes qui mériteraient une meilleure visibilité. Après avoir souffert d’être explosée à l’échelle nationale, la nouvelle génération semble insuffler le début d’un changement de paradigme. Des ponts commencent à se tendre entre acteurs de la scène électronique suisse, défiant les barrières de la langue, alors qu’on y travaillait jusqu’alors de manière plutôt isolée, parfois sans conscience du travail des autres. À Genève, les artistes, labels et initiatives locales se développent. Aujourd’hui, je vois que les clubs et les festivals se rendent compte de la qualité indéniable de nos artistes, ainsi que des nouvelles dynamiques entre collectifs, scènes et projets. Il reste à développer ces échanges pour fédérer le local et le national, mais surtout trouver les mécanismes pour pérenniser autant que professionnaliser le talent latent.

Dès lors, peut-on vivre de la musique en Suisse ?

Ripperton : Certainement en habitant à Zurich, avec ses 500 000 habitants, sa scène abondante et sa politique de soutien. Plusieurs DJs se retrouvent à mixer dans les différents clubs de la ville tous les week-ends, voir le même jour, une situation vraiment unique en Suisse. De mon côté, depuis ces dix dernières années, 70% de mes revenus proviennent de mes soirées à l’étranger, 10% des soirées suisses et 20% de mes productions et droits d’auteur. Malheureusement, les ventes ont drastiquement chuté depuis qu’Internet fourmille de sites de téléchargement illégaux. La situation n’est guère meilleure avec le vinyle qui, victime de la digitalisation et du piratage, parvient à peine à s’autofinancer.

Hendrik van Boetzelaer : Il faut ajouter que le coût élevé de la vie rend ici la situation plus complexe qu’ailleurs… C’est d’autant plus difficile qu’en tant qu’artiste indépendant, nous n’avons pas de sécurité sociale : le seul moyen d’obtenir une subvention serait de passer par l’écran d’une compagnie de spectacle, qui doit elle-même être défrayée pour son travail… Il y a bien quelques associations, mais trop difficiles d’accès. Il suffit de quelques mois avec moins de soirées pour se retrouver au bord de l’abîme financier. La majeure partie de mes revenus proviennent aussi de mes dates à l’étranger. La plupart des clubs et des festivals suisses concentrent la plus grande partie de leur budget aux artistes de l’extérieur. Les festivals en particulier, bien que souvent largement financés par la Confédération, n’ont pas su se transformer en plateforme de tremplin pour les artistes helvètes, contrairement aux scènes belges et hollandaises qui font la part belle aux locaux. C’est dommage, car le talent d’ici mériterait d’être davantage mis en avant.

« La scène suisse est globalement explosée. Aujourd’hui, chacun travaille dans son coin. C’est dommage car le talent est bien là. »

Si vous pouviez échanger avec votre ministre de la culture, quelles seraient vos revendications ?

Ripperton : Je solliciterais des subventions équitables dans tous les domaines dont les musiques électroniques, et non que pour le théâtre, la danse contemporaine ou encore l’opéra, souvent réservés à une élite. Je proposerais la création de structures composées de studios, de cours et de centres culturels pour les personnes aux moyens limités. Je réclamerais une meilleure répartition des droits d’auteur, un pourcentage de DJs locaux en clubs, un quota de musique suisse en radio et un meilleur soutien médiatique. Je recommanderais la création d’un comité qui, dans sa structure, inclurait des gens de la branche, tout en sortant du copinage et des attributions de soutien aux conditions obscures. Je mettrais aussi sur table l’obtention d’un statut de musicien/artiste et un droit inhérent au chômage.

Hendrik van Boetzelaer : Face à cette liste, notre ministre pourrait rétorquer qu’il existe déjà des mesures de soutien financier, ce qui n’est pas faux sur le papier, mais ces moyens sont inaccessibles pour la plupart des artistes. Souvent, les démarches administratives sont bien trop complexes et la charge de travail requise pour obtenir des subventions dépassent parfois le montant qu’elles demandent, sans parler du décalage important entre les courts délais des projets musicaux et les longs délais des réponses administratives.

Par rapport aux médias, la petitesse de notre territoire et nos régions linguistiques rendent difficile la création d’un organe national. Aujourd’hui, seule la construction d’une hype et d’une fan-base étrangère semble permettre de rendre un projet musical viable, alors qu’un média de qualité serait un excellent moteur pour cela. Hélas, nos frontières linguistiques freinent le développement des artistes : la promotion de la scène locale ne s’adressant pas à suffisamment de monde, les magazines ne peuvent que rester à l’échelle globale.

Après cette petite incursion dans le côté obscur, que diriez-vous de positif sur la scène suisse ?

Ripperton : On peut être heureux de sa diversité, du potentiel de ses artistes, reconnus et respectés hors du pays. De nombreuses offres sont disponibles dans tous les genres musicaux et dans presque toutes les villes. En outre, il y a quelques initiatives qui fonctionnent bien, comme le Label Suisse Festival entièrement dévolu à notre scène, ainsi que certaines émissions de radio qui jettent un peu de lumière sur nos artistes. Ce n’est pas rien : un artiste qui se sent soutenu et encouragé par le monde extérieur sera davantage motivé à donner le meilleur de lui-même, car comme vous le savez, tout commence seul à la maison…

Hendrik van Boetzelaer : La Suisse reste un eldorado par rapport au reste du monde, et toute plainte doit toujours être mise en perspective par rapport à ce qui se passe ailleurs. En dehors de nos difficultés d’artiste, nous avons des bonnes conditions de vie ; nous vivons dans une cage dorée, dont l’isolement relatif permet aussi de se concentrer sur sa créativité. Il y a peu de distractions et la nature offre de nombreuses sources d’inspiration. Nous avons aussi le luxe de pouvoir facilement voyager pour aller voir ce qui se passe ailleurs.

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