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©Ollie Millington
16 juin 2020

Le plus grand atout (mais aussi le point faible) de Drake : le pillage

par Brice Miclet

En allant chercher son inspiration en Jamaïque, en Angleterre ou chez d’autres rappeurs, Drake est devenu un vecteur de musique et d’influences hors-normes. Quitte à être régulièrement qualifié de « vautour » par ses détracteurs. Dix ans après la sortie de son premier album Thank Me Later, il est temps de faire le point sur cette tendance à absorber les musiques alentours, qui fait du natif de Toronto un artiste majeur, mais aussi contesté.

Drake est l’un des artistes le plus importants de ces dix dernières années. On pourrait passer des heures et des heures à l’expliquer, à le justifier, à montrer en quoi sa discographie et ses positionnements artistiques ont influencé des générations de rappeurs et de chanteurs. Mais au-delà de l’aura renvoyée sur ses contemporains, le natif de Toronto a surtout été une éponge sonore, se nourrissant de la sono mondiale comme personne, jusqu’à être souvent décrit comme un « vautour » musical. À l’occasion des dix ans de son premier album, le superbe Thank Me Later, il est temps de rappeler à quel point cette capacité à ingurgiter puis recracher la musique des autres fut un tournant dans le son de la décennie passée.

Les bases du son Drake

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : Drake n’a pas toujours été le « vautour » décrié, et durant toute la première partie de sa carrière, rares même ont été ceux qui ont accusé Drake d’être un copieur compulsif. Alors certes, le bonhomme ne vient pas de nulle part. Protégé de Lil Wayne, il a signé sur son label Young Money dès 2009, entretenant avec lui une relation très forte de mutualisation des moyens et des talents. D’emblée, l’influence du rappeur de la Nouvelle-Orléans sur son poulain se faire sentir certes musicalement, mais surtout dans sa volonté de s’ouvrir à des publics extrêmement larges. Lil Wayne avait l’habitude de s’inviter en featuring chez des stars de la pop mondiale comme les Destiny’s Child ou Enrique Iglesias, contribuant à entériner la dualité de plus en plus prégnante entre rap et chant.

Mais que les choses soient claires : s’il y a un artiste qui hante le son des premiers projets de Drake, c’est bien Kanye West. Les deux musiciens se connaissent bien, ayant pu, entre bien d’autres, partager le featuring avec Lil Wayne sur le titre Forever d’Eminem en 2009. L’album Thank Me Later a une esthétique commune avec 808s & Heartbreak de Kanye, sorti en 2008, des effets sonores presque 8-bits de « Karaoke » aux structures chantées et rappées de « Best I Ever Had », en passant par les boîtes à rythmes très identifiées de « Find Your Love » ou de « Show Me A Good Time » (deux titres justement produits par Kanye West). Au milieu de toutes ces références, des titres comme « Miss Me » ou « Over », empruntent plutôt à la direction sonore massive de West, époque Graduation ou Watch The Throne. Tout en parvenant à insuffler de la nouveauté dans sa manière de parler des femmes ou de traduire ses émotions via ses textes, le carton de Drake ne vient pas de nulle part.

« Ta vie entière est un fake »

Aujourd’hui, si Drake continue d’être un mastodonte musical, son image a été maintes fois écornées, notamment par sa tendance à se nourrir de la musique d’autrui. Comment a-t-on pu passer d’un respect pour ses influences à cette réputation de vautour qui a vu une partie du public et de la critique lui tourner le dos ? Et bien parce qu’à partir de 2015, plusieurs de ses pairs l’accusent de vouloir constamment s’approprier une vague musicale, puis de passer à autre chose aussi vite. En témoignent les attaques à son encontre du rappeur Sauce Walka sur le diss record Wack 2 Wack : « Ta vie entière est un fake », « Tu as balancé quelques sons qui n’ont pas marché, alors tu as dû faire l’acteur », « Tu es devenu riche en volant la vibe des autres »… Ça a le mérite d’être clair. Son principal reproche envers Drake ? Avoir pompé le style sonore de Houston sans en créditer les principaux garants.

En fait, ce côté éponge de Drake est son plus bel atout mais également son point faible. L’illustration la plus parlante de cette dualité est très certainement son rapport aux musiques jamaïcaines. À partir de 2015, on l’entend s’exprimer (un peu du jour au lendemain) avec un accent et un vocabulaire issus du patois jamaïcain, poussant bien des observateurs à crier à l’appropriation culturelle. Au-delà du fait que le rap a des liens historiques primordiaux avec l’île caribéenne, cela peut surprendre, en effet. Une partie de sa discographie incorpore alors des éléments musicaux nouveaux, les titres « Controlla » ou « One Dance » sur l’album Views en 2016, « Blem » ou « Ice Melts » sur la tape More Life l’année suivante, sentent la Jamaïque à plein nez. Il salue le travail d’artistes comme Vybz Kartel ou Buju Banton, embauche un chorégraphe pour ses pas de danse dancehall du clip « Hotline Bling »… Mais son attirance pour l’île n’est pas nouvelle, entre le fait qu’il ait en partie enregistré son premier album aux studios Gee Jam, situés à Port Antonio, la troisième ville du pays, et ses multiples collaborations avec des artistes issus des Caraïbes, Rihanna en premier lieu.

Une dépossession culturelle ?

Si Drake s’approprie tant cette culture et son parler, que ce soit via sa communication sur les réseaux ou au quotidien, c’est aussi, selon la journaliste Sajae Elder, en raison de l’histoire récente de Toronto, ville où, durant les années 1970, de nombreux immigrés issus des îles caribéennes sont venus s’installer. Dans cette partie du Canada, la scène locale a embrassé les riddims jamaïcains depuis longtemps, a composé une identité musicale ou ceux-ci sont omniprésents. Ils font partie de l’ADN musicale de Toronto. Mais, comme elle le souligne, Drake n’a aucune ascendance caribéenne. Il est d’origine américaine et juive, un CV assez éloigné de ceux des artistes qui explorent et diffusent ce mélange. Alors oui, la question de l’appropriation et de la légitimité, même si elle engendre des tubes en pagaille et un son nouveau, se pose. D’autant que de nombreux artistes rap américain à avoir fait référence au son jamaïcain par le sample, l’utilisation du patois ou des riddims, ont eu tendance à gommer la provenance de leur inspiration, ce que Sajae Elder met adroitement en lien avec le fait que de nombreux médias se soient mis à qualifier de « tropical house » les morceaux américains influencés par la musique de l’île. Un terme exotique, mais qui ne veut finalement pas dire grand-chose, si ce n’est que les influences proviennent de la scène dancehall. En résumé, Drake participerait à une dépossession culturelle à plus grande échelle.

Drake sera également accusé de voler le flow de nombreux autres rappeurs : Soulja Boy, XXXtentacion, Dead Prez, Big Sean… De reprendre des paroles de titres déjà existants, de ne pas créditer les morceaux originaux. Tout est assez vérifiable, et Drake n’a finalement jamais tellement nié s’inspirer de ses pairs. Si le procédé est contestable, il est aussi une composante essentielle de la musique moderne, qui n’a de cesse d’évoluer sur des bases très identifiées, via des hommages, des reprises explicites. Or, dans le rap, la singularité d’un rappeur est un gage de crédibilité, surtout pour un leader musical. Ça tombe bien, Drake est bien plus qu’un rappeur.

Lorsqu’un jeune artiste est ouvertement influencé par des poids lourds, on est dans l’ordre des choses. Lorsque Drake pompe un jeune rappeur ou une scène dotée d’une exposition moindre, on l’est moins.

Les poids lourds de la scène anglaise reconnaissants

Autre exemple : l’attirance du chanteur pour la scène anglaise. L’influence UK s’est faite sentir dès 2014, lorsqu’il a notamment commencé à collaborer avec Skepta. Mais c’est surtout depuis More Life en 2017 qu’il s’est acoquiné plus étroitement avec des artistes d’outre-Atlantique, notamment Sampha, Giggs ou Jorja Smith. En privilégiant dans un premier temps des influences grime, d’ailleurs. Alors certes, cela n’a pas plu à certains noms de la scène anglaise. Mais plusieurs poids lourds grime tels que Skepta, l’ont soutenu. Idem pour Wiley qui, dans un premier temps soulignait tout de même le respect de Drake pour cette musique, sa sincérité quant à son utilisation et sa considération. Il se ravisera rapidement, et pas qu’un peu.

Depuis 2012, une vague drill venue de Chicago a envahi les quartiers londoniens. L’appropriation musicale et la transformation en une drill UK a mis au moins trois ans à se faire, mais Drake a su l’apprécier pour ce qu’elle est réellement. En 2018 il est invité par Link Up TV à poser un freestyle sur une instru de drill UK. Intitulé « Behind Barz », ce titre aura une influence capitale sur la nouvelle scène de Brooklyn, aujourd’hui incarnée par 22gz, Sheff G ou le regretté Pop Smoke. Si tous ces artistes américains sont biberonnés au son UK, c’est en partie grâce à lui. Les puristes peuvent ne pas apprécier, mais le raz-de-marée vient bien de quelque part.

Ce qui est en fait fascinant avec Drake, c’est cette capacité à assumer totalement son absorption de la musique des autres. Elle ne se fait pas toujours dans les règles de l’art, pas toujours dans le respect, mais elle musicalement très explicite. C’est souvent problématique, il est vrai. Lorsqu’un jeune artiste est ouvertement influencé par des poids lourds, on est dans l’ordre des choses. Lorsque Drake pompe un jeune rappeur ou une scène dotée d’une exposition moindre, on l’est moins. C’est ce qui lui est reproché, mais c’est aussi ce qui fait de lui un fantastique vecteur d’influences, de sons qui, après son passage, trouvent un écho plus grand, un public plus large. Au risque de trahir le son, l’identité, oui, mais également avec la possibilité de s’ouvrir artistiquement, de trouver une forme d’indépendance. Drake continuera encore longtemps de diviser sur le sujet, mais c’est aussi, dans un sens, ce qui fait les grands artistes.

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