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Crédit : Vincent Sorel
4 juillet 2019

« Les dopé-e-s de l’orchestre » : quand les musiciens classiques deviennent accros

par Maxime Jacob

Précarisés et sous pression, de plus en plus de musiciens classiques ont recours à la chimie pour tenir le coup. La revue dessinée publie une enquête illustrée par Vincent Sorel qui lève le voile sur une pratique tabou. Rencontre avec le journaliste François Thomazeau qui a mené l’enquête. 

Comment vous êtes-vous intéressé au sujet du « dopage » dans la musique classique ? 

Je suis en réalité tombé sur ce sujet par hasard. En tant que journaliste sportif, je m’intéressais à l’utilisation de bêtabloquants dans le sport. Ces médicaments sont des produits dopants prohibés par l’agence anti-dopage. Ils sont très populaires chez les tireurs parce qu’ils empêchent les tremblements. Alors je suis parti à la recherche de sportifs adeptes des bêtabloquants sur des forums internet. Étonnamment, en trainant sur Reddit, je ne suis pas tombé sur des témoignages de sportifs mais de musiciens, et particulièrement sur des musiciens classiques. 

Quelles étaient les questions des musiciens sur le forum ? 

Les membres se donnaient simplement des conseils. Quelle dose faut-il absorber ? Combien de temps faut-il attendre pour ressentir les effets ? Certains se posaient la question des conséquences sur leur santé. Et surtout, les musiciens se refilaient des adresses de médecins qui prescrivent facilement ce type de médicaments. 

Pourquoi les musiciens ont-ils recours à ces produits ? 

Parce que les bêtabloquants aident à combattre le trac. Ces médicaments sont censés traiter l’hyper tension artérielle en réduisant le rythme cardiaque. Il suffit d’en prendre pour retrouver immédiatement sa sérénité. 

Crédit : Vincent Sorel

Et les musiciens classiques sont, plus que les autres musiciens, exposés au trac ? 

Le monde de la musique classique est extrêmement dur. Pour le comprendre, j’ai interviewé beaucoup de musiciens mais c’est bien l’altiste que je mets en scène dans la bande dessinée qui m’a le mieux décrit ce qui était à l’œuvre dans le milieu de la musique classique. Pour intégrer des orchestres, les musiciens doivent passer plusieurs auditions chaque année. Plus l’orchestre est réputé, plus l’audition est sélective. Le jour J, le musicien doit jouer un air imposé pendant deux minutes derrière un paravent. Le jury ne le voit jamais, pour éviter le favoritisme. Si les juges ne sont pas convaincus par le jeu, le musicien entend une petite clochette résonner. C’est fini pour lui. Ce qui signifie qu’un musicien répète pendant plusieurs mois et qu’il doit tout restituer à la perfection sur deux minutes. Imaginez le niveau de stress ! 

Vous expliquez que la consommation de bêtabloquants est devenue la norme dans le milieu et qu’elle est souvent combinée à d’autres pratiques à risques. 

L’altiste que j’ai interviewée a toujours une boite de propanolol – le bêtabloquant le plus répandu – dans son étui. La consommation de ce produit est en effet devenue systématique mais elle est une réalité depuis longtemps. Le syndicat des musiciens classiques américain a enquêté sur ce sujet dès le début des années 1980. Aux États-Unis, pour être musicien professionnel, il faut obligatoirement adhérer au syndicat, donc le panel est représentatif. Au début des années 80, plus d’un tiers des musiciens admettaient qu’ils avaient recours aux bêtabloquants lorsqu’ils passaient des auditions. Aujourd’hui, ce sont 70% des musiciens qui, sous le couvert de l’anonymat, confient prendre du propanolol ou un produit similaire. Ajoutez à ça un recours à l’alcool et parfois à la cocaïne pour combattre le stress, et vous obtenez un sacré cocktail. 

Crédit : Vincent Sorel

Vous avez découvert que les usages variaient en fonction de l’instrument que joue le musicien…

Les auditions à enjeux exposent surtout les solistes mais les autres musiciens ne sont pas épargnés. Les chanteurs d’opéra sont un cas particulier, parce que leur instrument c’est leur propre corps. A force de chanter, leurs cordes vocales s’abiment. Il n’est pas rare que les chanteurs d’opéra souffrent de nodules ou d’inflammation des cordes vocales. Alors, un grand nombre d’entre eux ont recours à des corticoïdes, parfois de façon préventive. Vous en prenez et vous pouvez immédiatement chanter normalement. Seulement, vous ne sentez plus la douleur et les chanteurs ont tendance à forcer sur leur voix sous corticoïdes et là, l’accident survient. Ces molécules ont des effets dévastateurs sur le foie. L’exemple le plus extrême, c’est celui de d’Enrico Caruso, un des plus grands chanteurs de tous les temps. A la fin de sa carrière, il buvait de l’éther avant de chanter. Il est mort des suites d’une pleurésie à 48 ans. 

Et les bêtabloquants mettent-ils la santé des musiciens en danger ? 

Dans une certaine mesure, oui. Les bêtabloquants font chuter la tension et baisser le rythme cardiaque. Si vous les prenez très régulièrement sur une longue période de temps, comme c’est le cas pour beaucoup de musiciens, alors vous créez une accoutumance. Cela signifie que si un musicien dépendant stoppe du jour au lendemain de consommer du propanolol, sa tension artérielle va grimper en flèche et multiplier les risques d’AVC ou d’arrêts cardiaques. Ça n’est pas un produit anodin, pourtant, il est très simple de s’en procurer chez son médecin. L’hyper tension artérielle est le « mal du siècle », 10% des américains en souffrent. Le propanolol est devenu un médicament banal.  J’en ai fait l’expérience au cours de mon enquête. Je me suis rendu dans une pharmacie que je connais bien et j’ai demandé au pharmacien de me donner du propanolol. En insistant un peu, j’ai obtenu les cachets sans ordonnance. 

C’est étrange que vous parliez de « dopage », qui est un terme associé au sport, pour désigner une pratique dans le milieu de la musique…

C’est vrai, dans la mesure où contrairement au sport la qualité de la musique n’est pas une question de performance physique pure. Mais la comparaison avec le sport a un sens. Lors des auditions, les musiciens professionnels, tous excellents, sont mis en concurrence, comme dans une compétition sportive. Et dans ce cadre, la prise de médicaments rompt l’équité entre les candidats. Le dopage, c’est le fait de prendre des produits non pas pour soigner une maladie mais pour atteindre un niveau de forme artificiellement augmenté. Et surtout, en sport comme dans la musique classique, les participants visent l’excellence. Un tennisman professionnel, son ambition ultime c’est de remporter Roland Garros. Un chanteur d’opéra, dans l’absolu, rêve de devenir Pavarotti. Cette pression est entretenue par le monde de la musique classique. Les concours élitistes, les rythmes soutenus au conservatoire, parfois dès le plus jeune âge. Et en musique comme en sport, à moins d’être une superstar, on est maintenu dans une situation de forte précarité. Les musiciens sont rarement salariés et la plupart ont du mal à vivre de leur métier. Le recours aux bêtabloquants et aux produits dopants est donc parfois vécu comme une question de survie.

Crédit : Vincent Sorel

Le monde de la musique classique prend-il en compte ce phénomène ?

Le dopage a longtemps été un non-dit dans la très institutionnelle musique classique. On faisait semblant de ne pas voir. C’est en train de changer. Beaucoup de solistes sont désormais accompagnés par des coachs qui veillent à leur santé mentale. Blair Tyndall, une célèbre hautboïste, a publié en 2005 un livre Mozart in the jungle, dans lequel elle parle de son addiction. Benoît Menut, enseignant au conservatoire de Paris, plaide pour que le système prenne en compte ces problèmes, notamment en inscrivant la gestion du stress au programme des conservatoires. Et j’espère que ma bande dessinée pourra faire bouger les choses. Depuis que la revue dessinée l’a publiée, je reçois de nombreux messages de remerciements de la part de musiciens. Je crois que l’abcès avait besoin d’être crevé. 

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