©GTA Trilogy / Rockstar Games

Les radios de GTA : histoire d’une révolution

Si la fran­chise Grand Theft Auto se classe à la deux­ième place des jeux vidéo les plus ven­dus au monde, c’est en grande par­tie grâce à sa bande-son fan­tas­tique. Pour la sor­tie de GTA III en 2001, Rock­star Games, édi­teur du jeu, per­met aux utilisateur.trice.s de choisir leur musique par­mi neuf sta­tions de radio thé­ma­tiques dif­férentes (du dis­co au hip-hop en pas­sant par la drum and bass et le dub), que l’on peut écouter lorsqu’on con­duit une voiture dans le jeu. Et tout va chang­er. En totale immer­sion, cette nou­veauté va avoir un tel impact auprès des joueurs qu’on en ressent encore les effets deux décen­nies plus tard, comme chez cer­tains DJs fans du jeu qui avouent l’énorme influ­ence que la BO a eu sur eux et leurs goûts musi­caux. S’ajoute à cela le tra­vail réal­isé autour de la nar­ra­tion et GTA s’ancre défini­tive­ment comme un objet iconique de la pop cul­ture des années 2000. À l’oc­ca­sion de la sor­tie en novem­bre dernier de GTA Tril­o­gy, une com­pi­la­tion avec des graphismes améliorés des trois volets qui ont défini­tive­ment lancé la fran­chise (III, Vice City et San Andreas), on revient sur 20 ans de radios légendaires et sur la mar­que indélé­bile qu’elles ont lais­sé tant sur les joueurs que les musiciens.

20 ans plus tard, c’est tou­jours un infi­ni plaisir de (ré)écouter l’intégralité de Fever 105 ou de Flash FM. À l’instar de toutes les autres, ces deux sta­tions de radio du jeu Grand Theft Auto: Vice City ont mar­qué tout un pub­lic s’étendant bien au-delà de la com­mu­nauté gam­ing. On pour­rait presque s’autoriser à dire qu’elles ont ramené tout un tas de clas­siques dis­co, funk et pop sur le devant de la scène. Le suc­cès de la sta­tion fic­tive Fever 105 n’a d’é­gal que le réflexe qu’elle déclenche chez beau­coup : refaire tout fort la grosse voix de son jin­gle, “fever one o five”. Vous savez de quoi on parle.

Par amour du son

Sor­ti en 2002, GTA: Vice City et sa bande-son se sont inscrits dans les mémoires pour tou­jours. “À l’époque, j’avais réal­isé une com­pi­la­tion per­so des morceaux de Fever 105 tant je les kif­fais ! Comme Shaz­am n’existait pas, je retrou­vais les morceaux sur MySpace en tapant les refrains sur Inter­net. Ensuite, je les téléchargeais sur LimeWire pour enfin les graver sur un CD, décrit Thomas Cha­tri­ot, rédac­teur en chef de gTV, chaîne spé­cial­isée sur la cul­ture gam­ing. Ce véri­ta­ble par­cours du com­bat­tant pour pou­voir réé­couter la bande orig­i­nale d’un jeu vidéo peut paraître insen­sé, mais en s’intéressant à cha­cun des GTA, on se rend compte à quel point les frères Houser, à la tête de Rock­star Games, sélec­tion­nent avec soin les morceaux des dif­férentes sta­tions de radios. Dans cet open world de gang­ster, où l’on finit le jeu en enchainant des mis­sions pour dif­férents pro­tag­o­nistes, il est égale­ment pos­si­ble de déam­buler au volant de plusieurs véhicules. Un choix de sta­tions de radio thé­ma­tiques s’offre alors aux joueur.euse.s. “Sur Vice City et San Andreas, on compte env­i­ron une dizaine de morceaux par sta­tion, donc au bout d’un moment, je les con­nais­sais tous par cœur, explique Tan­guy Le Maître, DJ con­nu sous l’alias Mas­ter Phil et fan de GTA. Même si la musique du III est beau­coup plus lim­itée car elle reprend des morceaux de Scar­face, tu retrou­ves, sur les jeux suiv­ants, des titres moins évi­dents d’artistes con­nus tels que Lionel Richie ou encore Phil Collins. Sur San Andreas, je me sou­viens d’un morceau des Who trop chan-mé ! Dans Vice City, j’adore con­duire en écoutant le clas­sique “Africa” de Toto sur Emo­tion 98.3 ou “Self Con­trol” de Lau­ra Brani­gan sur Flash FM.”

Je me revois en mar­cel au volant de la Sanchez sur les routes du Red Coun­ty en train d’écouter du Willie Nel­son. Sans ce jeu, je ne serais jamais allé écouter cer­tains morceaux qui font par­tie désor­mais de mes références.” — DJ 13NRV

Au même titre que Mas­ter Phil, DJ 13NRV, lui aus­si pro­duc­teur, garde en tête ces longues balades au son des radios de GTA. “Je me revois en mar­cel blanc au volant de la Sanchez, ma moto préférée, sur les routes du Red Coun­ty en train d’écouter du Willie Nel­son, con­fie Hugo, aka DJ 13NRV, rem­pli de nos­tal­gie. Dis­posant d’une grosse expéri­ence de gamer, GTA reste le jeu qui a le plus influ­encé ma cul­ture musi­cale. Sans ce jeu, je ne serais jamais allé écouter cer­tains morceaux qui font par­tie désor­mais de mes références.” À tel point qu’en 2013, après la sor­tie de GTA V, il com­pile ses tracks préférés dans une playlist sur son compte Spo­ti­fy. À ce moment-là, il ne pen­sait pas, quelques années plus tard, devoir pro­duire lui-même la bande orig­i­nale de KHTOBTOGONE, un film réal­isé directe­ment dans GTA. Sor­ti en 2021, le court-métrage de Sara Sadik est un joli con­te mod­erne qui se déroule dans un Mar­seille recon­sti­tué dans le jeu. ”J’étais con­tent de par­ticiper à ce pro­jet cool qui s’inscrit dans l’ère du temps”, con­fie l’artiste qui prend du plaisir à imag­in­er la musique accom­pa­g­nant les balades en moto du per­son­nage prin­ci­pal sur la côte mar­seil­laise. Même si la bande orig­i­nale com­posée par DJ 13NRV s’inscrit davan­tage dans la ten­dance des musiques actuelles, ce tra­vail lui rap­pelle logique­ment les heures passées sur GTA. “À cette péri­ode de ma vie, j’étais inscrit à la fac sans y aller très sou­vent. On pas­sait des nuits entières à jouer entre potes. Les musiques de GTA sont liées à ces moments de ma vie.” Du III au V en pas­sant par San Andreas, les sta­tions favorites de DJ 13NRV con­stru­isent tout un pan de sa cul­ture. “Je me sou­viens surtout de MSX, une sta­tion drum and bass, qui a claire­ment été mon pre­mier con­tact avec la musique élec­tron­ique”, évoque le pro­duc­teur de frap­core. Des goûts qui font sens à l’écoute des titres sor­tis par DJ 13NRV aujourd’hui, alors que son plus gros coup de cœur musi­cal dans GTA risque d’en éton­ner plus d’un : “Les radios coun­try, K‑rose sur San Andreas et Rebel Radio sur GTA V, m’ont mar­qué à vie ! Avec des blagues entre les morceaux, c’est un régal ! Si des noms comme que Willie Nel­son ou Hank Williams me par­lent, c’est claire­ment grâce à GTA. J’ai retrou­vé tous ces titres pour les met­tre dans ma playlist”, con­fie le DJ qui con­naît désor­mais ses clas­siques de coun­try sur le bout des doigts.

Les radios per­me­t­tent de se con­stru­ire une cul­ture musi­cale. Aujourd’hui, ça nous paraît évi­dent de con­naître ces morceaux mais en réal­ité c’est parce qu’on les a écouté en boucle sans s’en ren­dre compte.” DJ Mas­ter Phil

S’il a tou­jours zap­pé la sta­tion coun­try, Mas­ter Phil partage le même con­stat que son homo­logue mar­seil­lais. “Sur les derniers GTA, des véri­ta­bles sta­tions telles que Soul­wax, World­wide FM de Gilles Peter­son ou encore Fly­Lo FM de Fly­ing Lotus per­me­t­tent de se con­stru­ire une cul­ture musi­cale. Ça m’a fait décou­vrir des morceaux de Robert Plant ou de The Alan Par­sons Project, remar­que le natif de Chelles en Seine-et-Marne. Aujourd’hui, ça nous paraît évi­dent de con­naître ces morceaux mais en réal­ité c’est parce qu’on les a écouté en boucle sans s’en ren­dre compte.”

L’art de flâner”

Lorsque l’on joue à GTA, on peut facile­ment se per­dre entre deux mis­sions. Math­ieu Lal­lart, auteur du livre La Saga GTA — Trans­gres­sions et Visions de l’Amérique, évoque “un aspect philosophique autour de l’art de déam­buler et de flân­er”. En effet, dans tous les épisodes — depuis que le jeu est en 3D (GTA III) — il est pos­si­ble de se promen­er au sein d’un monde ouvert et de faire ce que l’on désire. “On retrou­ve une notion de pro­cras­ti­na­tion. Par exem­ple, notre fille dans le jeu peut être prise en otage et pour autant on se rend dans une bou­tique pour s’a­cheter un costard, s’amuse Math­ieu Lal­lart. J’ai des amis qui déam­bu­lent dans la ville sans jamais avancer le cours du jeu. Ils s’amusent juste à tuer des gens puis à semer la police.” Si cette façon de jouer n’est pas le but pre­mier, elle reste envis­age­able. Et c’est là que se situe toute la force de la fran­chise GTA : la lib­erté accordée aux joueur.euse.s. Au même titre que ses activ­ités, il est égale­ment pos­si­ble de choisir ses musiques. “Elles sont des­tinées à plonger le joueur dans un univers. Le fait de pou­voir chang­er de radio dans le jeu comme dans la vie favorise l’immersion. Sans compter qu’il s’agit de chan­sons enten­dues dans la vie réelle”, ajoute l’auteur.

Un procédé inédit dans l’histoire du jeu vidéo. Con­scient de l’avancée, même s’il préfère Ani­mal Cross­ing à GTA, Teki Latex, DJ français et grand fan de gam­ing, estime que le jeu de Rock­star Games “a changé la manière d’appréhender la musique de jeu vidéo”. Cette révo­lu­tion va de pair avec le for­mat des con­soles. “Dans les années 80 et 90, la musique de jeu vidéo est un style à part entière. Les fab­ri­cants n’ont pas d’autres choix que d’adapter leurs musiques aux car­touch­es 8 bits ou 16 bits”, détaille l’ancien rappeur du groupe TTC. La plu­part du temps, la per­son­ne chargée de la musique pro­duit quelque chose spé­ciale­ment pour le jeu, sauf pour quelques cas de fig­ures où les com­pos­i­teurs 8 et 16 bits se calquent sur des morceaux exis­tants. “Sur le jeu des Goonies, par exem­ple, ils ont repro­duit le morceau de Cindy Lau­per en 8 bits, note Teki Latex. Tout se révo­lu­tionne avec l’arrivée des CDs. À ce moment-là, cela devient comme de la musique de films. GTA a anticipé la playlist Spo­ti­fy inté­grée aux jeux vidéo. Tu peux choisir d’écouter un morceau de g‑funk ou de heavy met­al quand tu te fais cours­er par les flics. C’est en fonc­tion de tes goûts. Ce qui per­met de ratiss­er très large.”

 

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Vive le cinéma !

Une révo­lu­tion tech­nologique qui per­met aux frères Houser de se rap­procher d’une indus­trie qu’ils ont tou­jours adorée : le ciné­ma. Avec une mère actrice, un père avo­cat et musi­cien de jazz, Sam et Dan Houser con­stru­isent, dès leur plus jeune âge, une fas­ci­na­tion pour la cul­ture améri­caine via le ciné­ma, les séries TV et la musique. Orig­i­naires de Lon­dres, ils passent leur jeunesse à écouter les sor­ties du label Def Jam tout en jouant aux pre­miers jeux vidéo. Cette vision car­i­cat­u­rale des États-Unis se retrou­ve dans GTA III et se pré­cise au fil des sor­ties de la saga. Fan de Mia­mi Vice, des Sopra­nos ou encore de Heat, Sam Houser s’im­prègne de toutes ces références pour con­stru­ire l’univers de GTA. “Les frères Houser voulaient pro­pos­er un jeu de sim­u­la­tion de crim­i­nal­ité donc ils ont directe­ment pen­sé aux musiques pour plonger le joueur en immer­sion, décrit Math­ieu Lal­lart. GTA se devait de pro­pos­er une bande orig­i­nale toute aus­si culte que celle de Mia­mi Vice. Grâce à son scé­nario et à ses radios, le jeu est devenu un objet ultra-populaire car ses références par­lent au pub­lic qui parta­gent cette vision européenne des États-Unis con­stru­ite par MTV.”

Avec GTA, les jeux devi­en­nent des films.” Sébastien Abdel­hamid, journaliste

Un suc­cès tel que le dernier jeu, GTA V, a atteint les 150 mil­lions d’exemplaires ven­dus à tra­vers le monde. “Avec GTA, les jeux devi­en­nent des films, estime Sébastien Abdel­hamid, jour­nal­iste pour Clique TV. Les développeurs de Rock­star Games ont essayé de sor­tir la BO idéale en fonc­tion de leurs pro­pres goûts et de faire décou­vrir d’an­ciens titres à une jeune généra­tion.” Qu’elles soient ciné­matographiques ou musi­cales, toutes ces influ­ences par­lent au pub­lic de la pre­mière heure ayant gran­di avec les mêmes con­som­ma­tions cul­turelles que les frères Houser. “Le procédé est proche des films de Quentin Taran­ti­no. Ses BO sont sys­té­ma­tique­ment très atten­dues. Le pub­lic veut décou­vrir de nou­veaux morceaux. Je pense que c’est la même chose avec GTA, con­clut Math­ieu Lallart.

©GTA Tril­o­gy / Rock­star Games

 

Radio Nostalgie

Tout ce tra­vail d’orfèvre réal­isé autour de la musique et de la nar­ra­tion a large­ment atteint ses objec­tifs lorsque l’on con­state la nos­tal­gie présente aujourd’hui autour du jeu. Le 11 novem­bre 2021, Rock­star Games sor­tait GTA Tril­o­gy, une com­pi­la­tion des trois opus les plus mythiques avec des graphismes améliorés : III, Vice City et San Andreas. Une ver­sion remas­ter­isée qui sus­cite beau­coup d’excitation : “En y jouant, mon pre­mier réflexe a été de pren­dre une caisse et de rouler dans la ville pen­dant 15 min­utes au son de la radio, explique Mas­ter Phil de façon évi­dente. Bien sûr qu’il y a des tracks de GTA que je peux jouer en DJ set, comme “Let The Music (Use You)” de The Nightwrit­ers, “Voodoo Rave” de A Guy Called Ger­ald ou “Pacif­ic” de 808 State. Mais “Twi­light” de Maze reste celle qui m’a le plus marqué.”

Ça fai­sait mar­rer mes par­ents de voir que je con­nais­sais par cœur ce tube daté de plus de 20 ans à l’époque.” DJ 13NRV

De son côté, DJ 13NRV avoue aus­si être par­fois influ­encé par le jeu des frères Houser au moment d’enregistrer un mix. “Les titres présents sur les sta­tions MSX, Elec­tro­choc et The Jour­ney me don­nent des idées, explique le DJ qui s’amuse davan­tage avec les fauss­es pubs et émis­sions. Depuis que mon anglais s’est amélioré, je me suis déjà sur­pris plus récem­ment à réé­couter les pod­casts de libre antenne du jeu.”

Tout le monde est unanime, la musique de GTA est mythique. Pour­tant, à chaque sor­tie, ce jeu, inter­dit au moins de 18 ans, accu­mule les polémiques. Sou­vent les par­ents refusent de l’acheter. Toute­fois la musique du jeu (encore elle) a pu jouer un rôle de pom­made adoucis­sante auprès de ces derniers. “J’ai un sou­venir de mes par­ents der­rière moi qui réagis­sent en recon­nais­sant un morceau. C’était sûre­ment le seul moment où ils pou­vaient appréci­er le jeu”, se rap­pelle Mas­ter Phil. Même chose pour Hugo, alias DJ 13NRV, qui fre­donne régulière­ment le refrain d’“Africa” de Toto dans la mai­son famil­iale. “Ça les fai­sait mar­rer de voir que je con­nais­sais par cœur ce tube daté de plus de 20 ans à l’époque”, con­fie le pro­duc­teur marseillais.

 

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Loin d’être ras­sas­iée par GTA Tril­o­gy, la com­mu­nauté gam­ing attend de pied ferme le prochain bébé Rock­star Games. Jusqu’ici, les développeurs du jeu ont tou­jours fait pass­er leurs goûts musi­caux avant toute logique com­mer­ciale. Une poli­tique qu’ils sem­blent con­serv­er puisque Snoop Dogg a récem­ment lâché, dans une inter­view accordée à Rolling Stone, que Dr. Dre tra­vaillerait actuelle­ment sur la bande son de GTA VI. “Hope you ready for the next episode”.

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