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Crédit photo : Sam Artigau
19 juillet 2018

Manchester, man, Manchester !

par Stéphanie Lopez

Peut-on sempiternellement ramener Manchester à New Order, à L’Haçienda, et à toutes les légendes qui ont injecté du fuel dans l’usine à fantasmes? Oui, si l’on considère que l’empreinte laissée par l’empire Factory fait partie de l’ADN de la ville. Et non, si on remet les pendules à l’heure du foisonnant melting-pot qui ne cesse de réinventer la scène, riche d’une longue histoire.

“The thing about Manchester is… it all comes from here.” Noel Gallagher avait la main sur le cœur lorsqu’il a sorti cette phrase d’anthologie sur la BBC2, et pour bien en mesurer la portée, il convient de préciser tout ce qui est venu du cœur de Manchester: la révolution industrielle, la théorie atomique (1803), le végétarisme (1809), Le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Engels (1845), les ligues de football (1888), la pilule contraceptive (1961), le premier ordinateur (1948) et le graphène (2004), matrices de notre civilisation des écrans… Tout ce qui est né dans cette ville a donc eu un impact considérable sur la planète, au point que certains considèrent que Manchester a inventé le monde moderne. « Le nom de Manchester est devenu synonyme d’énergie et de liberté », écrivait déjà Judge Parry en 1912, dans What The Judge Saw: Being 25 Years In Manchester By One Who Has Done It.

On comprend donc vite pourquoi les habitants sont si fiers de leur ville. Il y a ici une réputation et une dynamique à entretenir, pour laquelle les North monkeys ne font pas dans la dentelle. L’énergie de la révolte, du punk, suinte toujours par les briques d’Ancoats. Même si bon nombre de quartiers n’échappent pas au phénomène global de gentrification, Manchester est l’anti-ville musée par excellence: toujours en mouvement, toujours à encourager l’initiative et à secouer les consciences. Du féminisme au socialisme, du syndicalisme au communautarisme, la plupart des causes qui repensent le monde ont trouvé ici des hordes de street-fighters pour agiter leur étendard, et ceci va bien évidemment de pair avec toutes les musiques anti-establishment.

En la matière, le spectre de Factory est sans aucun doute plus représentatif de l’état d’esprit qui anime la ville aujourd’hui que la pop d’Oasis. Pour Charlie Morrison, batteur de Space Monkeys (le dernier groupe signé par Tony Wilson), désormais investi au sein de Brighter Sound (une association qui soutient les talents émergents), « l’originalité, l’audace et le mépris des cadres établis étaient des caractéristiques de Factory qui persistent sur la scène actuelle, avec des artistes comme Shunya, Mouse Outfit ou Cassia, qui partagent ce côté inclassable et inconsciemment précurseur. Après une période un peu plate où beaucoup de groupes se contentaient de régurgiter le son de leurs vieilles collections de disques, on trouve à nouveau beaucoup d’artistes défricheurs, qui explorent et mélangent les styles juste pour voir ce que ça donne ». « Ils se foutent pas mal d’impressionner quiconque dans son bureau londonien », ajoute Jim Spencer, producteur et ingé-son de New Order, Inspiral Carpets et autres Johnny Marr, qui garde aussi son studio grand ouvert pour les jeunes générations. « Cette volonté de créer sans se soucier du qu’en-dira-t-on descend tout droit de la ligne de conduite Factory. » Alors que les premiers albums d’A Certain Ratio ressortent aujourd’hui chez Mute, Jez Kerr, bassiste et chanteur du premier groupe signé par Tony Wilson, reconnaît aussi que la proportion de francs-tireurs basés à Manchester bat sans doute des records engendrés par l’école Factory. Bien qu’il soit passé quarante ans de cidre sous les ponts depuis le post-punk pionnier d’ACR, les valeurs libertaires et la philosophie DIY font toujours l’âme indie de cette « Capital Music City ». Et « Be What You Wanna Be », sur l’album acr:mcr, résonne toujours comme un titre étendard. « La pluie, man, rien de tel pour forger l’attitude et booster la passion », ironise Jez quand on souligne que cette ville n’a pas son pareil pour encourager la différence et la créativité.

“We do things differently here.”

Taggée en de nombreux endroits (à l’étage des suites pour rock stars du Lowry Hotel, sur les banderoles du 420 Gathering, dans différents pubs…), la fameuse phrase d’Anthony Wilson « This is Manchester, we do things differently here » a sans doute fait plus d’émules parmi la génération post-Factory que la devise officielle Concilio&Labore. « En tant qu’artiste, j’ai toujours marché au son de mon propre tambour, mais Manchester est le seul endroit où je me sens à mon aise pour ça », confie Matt Hartless, brillant démiurge d’origine irlandaise, venu passer une licence de Pop Music&Recording à l’université de Salford. Dans cette fac taillée pour les apprenties rock-stars (d’où sont notamment sortis les excellents Everything Everything), la rock’n’roll high school n’est pas un film, mais une forme de réalité. En tout cas, un étudiant qui veut faire carrière dans les musiques actuelles est ici hautement respecté. Et à l’échelle de la ville, il trouvera moult structures pour prendre ses ambitions au sérieux et se faire épauler.

De Brighter Sound au Sonder Festival, en passant par Gadzooks ou Papillon Promotion, il existe notamment une multitude d’associations qui soutiennent les artistes émergents, en programmant toutes sortes de talents cachés à tous les coins de pubs. Les « music venues » sont proportionnellement légion: en marge des salles de concert, la plupart des pubs sont équipés pour programmer de la musique live. Gullivers, Dulcimer, Peer Hat, Castle Hotel, The Old Abbey, The Art Of Tea, Matt&Phreds, Hillary Step… du Northern Quarter à Chorlton, il est tout à fait possible de se faire une tournée des grands-ducs chaque soir de la semaine, pourvu qu’on ait la santé ! Le plus incroyable, c’est que la plupart des évènements qui permettent de découvrir des pépites underground sont gratuits, alors que les performances de héros locaux comme The Peace Pipers, Matt Hartless, Ruff Trade, Hugo Kensdale ou Galivantes, notamment, valent de l’or. Une énergie immense est investie pour faire vivre la scène de manière désintéressée, et pour nourrir le sentiment de solidarité au sein d’une communauté. On ne compte plus le nombre de concerts de charité qui impliquent toutes sortes de bons groupes ravis de jouer pour la gloire. Si l’argent part plus souvent dans les bonnes causes que dans les poches de ces jeunes talents, c’est parce que tous ceux qui acceptent de jouer le jeu ont pour état d’esprit: on fait les choses d’abord, et on verra ce que ça rapporte plus tard. « La culture DIY provient majoritairement des musiciens qui créent cette scène pour eux-mêmes, et quand la qualité est là, alors c’est le buzz qui vient de lui-même », observe Charlie Morrison.

An ideal for living (music)

« Manchester est une toujours une ville extraordinaire pour les passionnés de musique, poursuit Charlie Morrison. Professionnel ou amateur, chaque musicien peut trouver sa place ici. Il y a tellement de spots pour les artistes que la ville entière est une sorte de hothouse. » De fait, des milliers de performers sont venus vivre ici en connaissance de cause. En programmant plus de live shows que toute autre ville du royaume (si ce n’est de la planète), Manchester s’est attiré une densité record de musiciens au mètre carré. Ainsi l’espace urbain est un immense playground pour la musique. Jammer, organiser des fêtes, busker ou performer un peu partout sur le terrain… tout cela fait partie des activités du quotidien, comme on pourrait faire de la cuisine ou du jardinage. La musique est aussi omniprésente qu’elle est vécue de manière très relax par les Mancuniens, ce qui n’empêche pas d’être souvent frappé par la qualité de ce qu’on entend dans la rue ou dans un modeste open mic. Il n’est pas rare de se faire kidnapper jusqu’à point d’heure par les crazy buskers qui s’emparent de la place principale en pleine nuit, et la transforment spontanément en grosse teuf publique sans que personne ne les arrête. Dirty Flowers, Ask My Bull et PunchLime Collective n’ont pas leur pareil pour improviser des gigs sauvages ; ils se pointent simplement sur Piccadilly Gardens en amplifiant leurs instruments sur la batterie d’un van, et au fil des heures cela fédère toutes sortes de saltimbanques et autres personnages hauts en couleur. « En allant jouer sur les places publiques on peut directement connecter les gens à notre énergie live, explique Tom Le Coq, bassiste au sein des trois collectifs. Cela répond au désir très fort qu’ont les Mancuniens de danser comme on pourrait danser dans une rave, et pas comme dans un concert de rock. Si chaque ville a une âme, alors l’âme de Manchester est celle d’une incontrôlable house party. »

Il faut dire que depuis que L’Haçienda a été l’épicentre de Madchester et de la house culture à la fin des années 80, les Mancuniens ne lésinent pas sur le look, les paillettes, les substances et l’énergie investie dans la fiesta. Des innombrables soirées psytrance ou psyquelque chose (Psychedelic Journey, Psychedelic Disco Tech…) aux raves orgiaques organisées par des groupes Facebook secrets, nombreux sont ceux qui ont fait de la fête un mode de vie et une raison d’être. C’est aussi l’héritage d’une ville ouvrière qui a longtemps souffert que d’être très douée pour faire la bascule: work hard, party hard ! Comme l’a bien résumé le DJ de la BBC Mark Radcliffe: « Manchester est une ville qui pense qu’une table est faite pour qu’on danse dessus. »

24 Hour Party People

Même si le spectre de Joy Division hante toujours bon nombre de groupes électro-punk (Omit Sleep, DeStijl, Warm Digits, Lonelady…) qui perpétuent un son typiquement Mancunien dans leurs lignes de basses graves et groovy, l’époque n’est donc plus à la nostalgie. Loin de l’esthétique en noir et blanc du Control d’Anton Corbijn, et comme pour prendre le contre-pied de la sombre new wave du passé, une scène importante s’est développée du côté des brass bands et des musiques joyeusement métissées. Depuis que les Stones Roses, Happy Mondays et toute la clique des DJs de l’Haçienda ont emporté les 90s dans un tourbillon de smileys multicolores, c’est comme si les démons du dancefloor avaient transmuté l’ADN de Madchester dans un chaudron bouillant de funk, soul, afrobeat, hip-hop, gipsy punk…

La scène funk fusion est particulièrement active, avec des tribus bigarrées qui brûlent régulièrement les planches de Band On The Wall : Buffalo Brothers, Kabantu, Riot Jazz, Agbeko, Honeyfeet, Glowrogues, The Winachi Tribe… Tous ces groupes malaxent la substance d’une musique cosmopolite, en signalant que 30 ans après la déferlante Madchester, il n’y a pas que les Mondays qui sont restés Happy. « Je pense qu’on peut tracer une ligne directe entre leur son et celui de Black Grape et Happy Mondays », considère Jim Spencer, fort de sa collaboration avec Winachi Tribe. En évoquant le peps de cet « electro funk sonic soul collective », il rappelle surtout que l’essence du son mancunien repose sur “les bases du groove qui fait danser plusieurs générations”. À ce titre, l’héritage du mouvement Northern Soul a aussi fortement contribué à édifier cette scène haute en couleur (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le dernier sous-sol où convergent les nouveaux talents, Night People, héberge notamment les soirées du légendaire Twisted Wheel, un club qui fut le berceau 60’s de la soul du nord). Jez Kerr confirme: « On a eu beau débarquer en plein mouvement punk, le truc avec nous, c’est qu’on voulait faire danser les gens. Que ce soit pour A Certain Ratio ou pour New Order, l’influence de la Northern Soul a été déterminante. Nos beats et nos basses ont plus à voir avec James Brown qu’avec le punk, finalement. »

Le beat et la basse, man… Surtout la basse. Car si la signature sonore de Manchester doit se trouver entremêlée quelque part, c’est sans nul doute dans ces quatre cordes. Qu’elle soit new wave dans l’âme – comme chez les descendants de Joy Division/New Order –, furieusement techno comme chez les Chemical Brothers, ou sérieusement disco comme chez A Certain Ratio, elle invite même à se demander si Manchester ne serait pas posée sur une zone tellurique particulière, pour produire depuis 40 ans les lignes de basse les plus imparables de la terre… Qui sait? Les cercles de vieilles pierres qui siègent dans le Peak District voisin murmurent que les alignements de sites qui parcourent le royaume (les fameuses ley lines) ont des secrets… Qui remontent parfois à la surface dans une profonde ligne de basse.

Trésors cachés 

Le + Merlin l’Enchanteur : Matt Hartless

Sur scène c’est un guitar wizard aux airs de gitan celtique. Et sur disque, c’est un multi-intrumentiste, songwriter et arrangeur (piano, violon, trompette…) qui impressionne autant par l’étendue de son univers que par les variations de son chant, capable de sortilèges aux cimes du falsetto. Le dernier album en particulier, The Whisper & The Hurricane, est un pur bijou encore non signé, qui pourrait bien fédérer tout à la fois les fans de Radiohead, Elbow, Nick Drake et Calexico.

Le + expérimental : Shunya

Imaginez la progéniture de Björk et Eric Whitacre… qui aurait réussi, non pas à ressembler, mais à être aussi unique que ses parents ! A la croisée de l’électronica des grandes années Warp, de la soul et d’un orchestre philharmonique avec prédominance de violons, le jeune Alan Keary brille par son audace à expérimenter le mélange des styles sans jamais perdre l’harmonie en route. Ce qui coche déjà bien des cases pour faire tout de suite : « ajouter à la play-list ».

Le + cosmopolite : Honeyfeet

S’il est un groupe qui incarne la fusion des grooves avec panache, c’est bien le sextet conduit par la chanteuse Ríoghnach Connolly. Sa voix cousine d’Amy Winehouse transporte la quintessence de la Northern Soul dans un heureux creuset de jazz folk blues afro-funk hip-hop qui donne toute sa mesure en live, et sur le dernier album Orange Whip, sorti ce printemps. Jetez aussi une oreille au side-project The Breath, dans le giron de Cinematic Orchestra… C’est tout bon !

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