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2 mai 2016

Moderat : à trois dans Berlin

par rédaction Tsugi

Extrait du numéro 91 de Tsugi (avril 2016)

Trois ans après l’album II, qui a rencontré un succès monstre, le trio berlinois formé par Modeselektor et Apparat revient avec III, son troisième et meilleur album… Et de loin ! 

Depuis la sortie de II, qui comme son nom l’indique fort bien est le deuxième album de Moderat, le trio berlinois qui unit les deux membres de Modeselektor (Gernot Bronsert et Sebastian Szary) à Sascha Ring, alias Apparat, a pris une ampleur considérable. Leur date à l’Olympia parisien le 28 mars dernier affichait complet des mois à l’avance. Pourtant II était largement perfectible et finalement très inégal, le groupe le reconnaît lui-même aujourd’hui. C’est dire à quel point III, sa suite sortie début avril et qui enterre sans mal les deux précédents, devrait soulever les foules. Comme si Sascha, Gernot et Sebastian avaient poli leur recette à la perfection : l’élégance mélodique d’Apparat et la puissance électronique de Modeselektor. On retrouve les trois lascars dans les locaux de Monkeytown (le label fondé par Modeselektor), à Berlin Mitte : l’excitation est palpable.

Sascha?: Tu es le tout premier à nous interviewer pour ce troisième album, on est encore frais. Ça ne durera pas. (rires)

L’histoire dit que la première fois que vous avez collaboré tous les trois, en 2002, l’expérience s’est avérée tellement épuisante que vous ne vouliez plus travailler ensemble.

Gernot?: On a fait l’erreur d’arriver en studio sans méthode ni concept. Ça a pompé toute notre énergie. On a fini le premier maxi le jour du mastering, parce que le studio était réservé en amont. Sascha et moi étions malades, Sebastian était le dernier homme debout pour délivrer les morceaux, sur CD à l’époque.
Sebastian?: Le 11 septembre 2002, une date impossible à oublier.
Gernot?: Bizarrement, notre fonctionnement n’a pas tant changé depuis, on se trompe énormément, on détruit nos chansons, on les refait cent fois. On a du mal à ne pas trop réfléchir, rien ne coule. Rendre les deux autres heureux du travail accompli est un boulot de titan.
Sascha?: En 2002, nous n’avions pas de vie en dehors de la musique alors on s’épuisait tant qu’on tenait. Aujourd’hui, on est plus raisonnables, on réalise qu’il faut rentrer à la maison le soir pour éviter le burn-out. Après cette expérience, il a vraiment fallu qu’on s’épuise dans nos projets personnels pour avoir envie de revenir à Moderat.

Comment vos routes se sont-elles croisées à l’époque??

Sascha?: Pour le défunt festival berlinois Marke B, chaque label de la ville un peu branché devait envoyer un artiste pour le représenter. BPitch Control (fondé par Ellen Allien, où Modeselektor a signé ses deux premiers albums, ndr) a envoyé Gernot et Sebastian et je me suis envoyé moi-même comme patron de Shitkatapult. On s’est bien entendu, même si on jouait totalement différemment : ils sont venus dans une voiture bourrée d’équipement analogique, moi j’avais mon ordinateur et un contrôleur. L’Ancien Monde contre le Nouveau Monde. (rires) C’était quelques mois avant ce premier passage en studio ensemble.
Sebastian?: Le premier Ableton n’était pas encore sorti, Sascha a développé un système pour qu’on puisse jouer à trois ordinateurs, back-to-back. Mais personne n’avait de rôle, du style un qui joue les beats, un qui s’occupe des mélodies…
Sascha?: C’était la guerre. (rires)

Presque quinze ans plus tard, est-il plus facile de collaborer??

Sascha?: Bien sûr, on se connaît mieux, je peux même aller en studio seul et commencer un morceau de Moderat dans mon coin. On connaît aussi les bottes secrètes de chacun, il y a un truc qu’on appelle la “pause Szary” où on envoie le morceau en cours dans le deuxième studio : Sebastian fume tellement qu’il a sa propre pièce pour bosser sur les breaks, son petit truc.

Comment diriez-vous que les deux autres ont changé en quinze ans??

Sascha?: Eux ont maintenant une famille, une maison, un business… Alors on ne se retrouve plus à la tombée de la nuit pour faire de la musique jusqu’à 6h du matin. Mais moi aussi j’ai besoin de plus de structure. Alors on a des horaires de bureau. En fait, ce n’est pas nous qui avons changé, c’est ce qui se passe autour de nous. Ce qui est cool en tant que musicien, c’est que tu n’as pas à t’adapter au cadre de la société, tu peux rester un original.

Et tu as toujours une nounou, tour manager, manager, etc.

Sebastian?: Trop de nounous même! Quand tu n’es plus nouveau dans le milieu, tu as un confort plus grand, quelqu’un qui te réveille, qui fait le check-in, s’occupe des avions… Parfois j’ai l’impression d’être un enfant.
Sascha?: Aller en vacances tout seul devient très compliqué ! (rires) Bon, allez-y, balancez. En quoi j’ai changé moi?
Gernot?: Je crois que tu es devenu plus calme, depuis l’accident (un accident de moto en 2013 qui a empêché Sascha et sa petite amie de marcher pendant plusieurs mois, ndr). Tu fais moins la fête. Plus jamais tu n’as la gueule de bois en arrivant au studio comme à l’époque du deuxième album. (rires)
Sebastian?: Quant à Gernot et moi, on est en parfaite synchronisation. On vit dans le même quartier, en dehors de Berlin, on partage un chien au bureau, nos filles sont dans la même classe.
Gernot?: Sascha doit accepter nos horaires, le fait qu’on doive consacrer du temps à nos familles. Mais un jour ça va lui arriver aussi.

Depuis vos débuts vous avez sorti des montagnes de musique. Est-ce que ça vous procure encore la moindre excitation??

Sascha?: La nervosité est toujours là !
Sebastian?: Moi, j’adore tout le processus, faire l’album, la tournée, le laps de temps entre les deux où on conçoit comment passer de l’un à l’autre… S’asseoir et parler de musique à trois, faire plein de schémas qu’on jettera pour la plupart. Le seul moment horrible, c’est le dernier mois avant la date butoir à laquelle on doit rendre le disque.
Sascha?: C’est tellement plus facile de faire les premiers 80% d’un album, que les 20 derniers.
Gernot?: La sortie, c’est le moment que j’attends le plus, il donne son sens à notre vie d’artistes. Tourner peut être ennuyeux, quand tu joues toujours la même chose.
Sascha?: Pour Gernot, faire un album, c’est juste pour avoir du nouveau matériau à jouer live. Moi, je suis heureux en studio. J’aime y passer du temps, réfléchir à tout.
Gernot?: C’est excitant de connaître le vrai sentiment du public. C’est aussi pour ça qu’on préfère jouer en concert. En club, tu peux avoir l’impression de vivre un moment magique, mais les gens l’auront oublié le lendemain.

Ça a pris du temps pour que vous jouiez hors des clubs ?

Sascha : Même si je traînais dans le milieu des clubs, ma musique n’était pas destinée au dancefloor, c’est comme si je faisais partie de la mauvaise bande et c’était contraignant. Le jour où ma notoriété m’a permis de remplir une vraie salle de concert a été un soulagement : enfin des gens qui écoutent vraiment. Moderat a toujours été un projet de concerts. On a même essayé les concerts assis. Mes camarades trouvaient ça bizarre et le public se sentait un peu coincé.

Ce troisième album arrive tout juste deux ans et demi après le second, c’est rapide…

Sascha : Après le premier album de Moderat, ça a été vraiment difficile de revenir à nos propres projets. Après le second, on ne voyait même plus l’intérêt de dépenser tant d’énergie à repasser en mode Apparat et Modeselektor. Ça nous avait pris un an et une sacrée dépression.
Gernot: On n’en avait pas fini avec Moderat, aussi parce qu’on n’était pas vraiment satisfaits du deuxième album, à part “Bad Kingdom” qui a un peu sauvé le disque. Il fallait absolument un nouveau Moderat, tant pis si Modeselektor est dans une tombe provisoire.
Sascha : On se plaint de la difficulté de faire de la musique ensemble, mais c’est un peu comme quand tu rencontres une fille et que tu sais que c’est avec elle que tu vas avoir des enfants. On se complète. On avait déjà des idées, on voulait travailler les voix, on est un peu fatiguées des synthétiseurs. Et puis on s’est amusés, on a pris le couscoussier pour faire des sons, on a enregistré des percussions sur des palettes de bois. On a posté la photo de l’expérience sur Facebook en disant que c’était une Europalette, on s’est fait engueuler par un nerd de la palette parce que ça n’en était pas une. (rires)
Gernot: De manière générale, ce qui nous plaît, c’est essayer, tenter. Moderat, c’est beaucoup de tentatives et quelques réussites.

Les locaux de Monkeytown et votre nouveau studio sont regroupés ici. Le quartier est sympa ?

Sascha : Beaucoup de bureaux. Il y a l’ambassade chinoise aussi, donc des restaurants chinois de qualité. Les week-ends, il y a le KitKatClub, un club techno où ça baise dans les toilettes et sur le dancefloor, et dont la terrasse donne sur notre cour. Quand on s’emmerde en studio, on observe. C’est la seule distraction dans le quartier. (rires)
Gernot : Pour le prochain disque, je veux qu’on aille passer trois mois loin pour trouver une inspiration nouvelle.
Sascha : L’hiver berlinois c’est bon, on a donné, ce n’est pas particulièrement bien pour l’humeur ou l’inspiration. Cet album a pris un an de travail, avec deux mois de pause au milieu. On avait besoin de ne plus se voir pendant un moment. En dehors de cette période, on s’interdisait même de faire des concerts pour rester concentrés.
Gernot: J’étais tellement irascible pendant le processus de création que ma famille m’a ordonné de partir loin pour composer le prochain. (rires) Tiens, j’ai rencontré Yann Tiersen à Moscou, il m’a proposé d’utiliser son studio avec une énorme collection de synthétiseurs, en Bretagne je crois. Je sais qu’il aime la bière, c’est un bon début. C’est vrai que les Bretons ne se considèrent pas français ?

Il paraît que c’est de plus en plus difficile de trouver un espace artistique à Berlin.

Gernot: C’est un processus classique d’embourgeoisement. La culture underground va mourir à petit feu et grandir en périphérie. Il y a deux semaines, Marcel Dettmann et Ben Klock nous ont demandé de leur louer notre studio pour enregistrer leur prochain album parce qu’ils ne trouvaient pas d’espace !
Sascha?: Ce qu’on a ici est une exception. Les plus jeunes vivent dans des quartiers plus excentrés, comme Lichtenberg.
Gernot?: Nous, on est vieux, et plus on est vieux plus on est exigeants sur le confort et la qualité. On a de plus en plus besoin d’un son parfait. C’est peut-être parce qu’on perd l’ouïe. (rires)

Vos quartiers de Berlin préférés ont changé ??

Sascha?: Je vis toujours à Prenzlauer Berg. Il y a dix ans, tous les bars sympas étaient là, aujourd’hui c’est le quartier le plus chiant du monde, classe moyenne ou moyenne haute, immobile… Pour nous c’est un choc. Mais j’ai 37 ans, je me fous de vivre dans un quartier branché, surtout si ça veut dire avoir un petit appartement pourri. Je fais partie de ces bourgeois ennuyeux. En fait, je suis un peu entre les deux : cette ambiance bourgeoise assèche ma créativité, heureusement que je voyage.
Gernot?: C’est pour ça qu’on vit hors de Berlin aujourd’hui, avec Szary. Au nord, dans les bois. Je n’en pouvais plus de voir tous ces gens ici, tous les hipsters.

Vous arpentez de nouveaux quartiers??

Gernot?: Aucun! (rires) J’aime le Berlin classique, j’aime Friedrichstraße. J’aime aussi Berlin Ouest, qui semble moins affectée par la gentrification…
Sascha?: Moi aussi! Sans m’en rendre compte, tous les week-ends je cherche des excuses pour aller traîner à l’Ouest, à Kantstraße par exemple, pour m’acheter des coussins pour mon canapé. J’aime bien voir les petites vieilles trop habillées, les petits commerces mignons…
Gernot?: Alors qu’ici, il y a toujours un nouveau club, un nouveau bar, une nouvelle librairie, un pop-up store, etc. Mais on s’emmerde, c’est toujours pareil, ça vise toujours les jeunes et les touristes. Berlin est remplie de français de 18 à 25 ans.
Sebastian?: Partez ! (rires) 

Est-ce que vieillir a changé votre rapport au deejaying??

Gernot?: Oui et non… Je ne veux plus être stressé par la musique… et en même temps je n’ai pas non plus envie d’être trop “deep-houssé” par la musique non plus. (rires collectifs)
Sascha?: J’étais DJ à 16 ans, puis plus du tout jusqu’à il y a un an ou deux, où j’ai réappris à aimer ça. J’aime les foules éduquées, j’aime pouvoir expérimenter.

À 16 ans justement, vous espériez quoi de la musique, de votre carrière??

Gernot?: Tous les étés, adolescent, je bossais dur pour me faire de l’argent et pouvoir acheter des platines ou des vinyles. J’ai bossé sur des chantiers, notamment quand ils ont reconstruit Berlin Est. Je m’étais installé mon matos dans ma petite chambre, j’imaginais une foule en fermant les yeux.
Sebastian?: J’ai bossé à plein-temps dans une usine de béton en 1991, pour acheter du matos aussi. Tout le monde puait et enchaînait les schnaps. En deux ans, la popularité de la techno a grimpé en flèche. En 1994, “Hyper Hyper” de Scooter était un tube mainstream et même si ce n’était pas de la vraie bonne techno, la musique électronique avait explosé. Et l’équipement accumulé a fini par me servir.
Sascha?: Dans ma petite ville de Quedlinburg, en Allemagne de l’Est, il y a eu une première génération techno, des mecs de quatre ans de plus que moi qui organisaient des soirées dans des bunkers. À l’époque, j’aimais les trucs lents et violents, la techno industrielle, etc. Je répétais dans ma chambre, puis j’ai organisé mes propres fêtes dans un hôtel abandonné. La première soirée, on avait recouvert les fenêtres de papier aluminium, on n’avait pas fait de balances évidemment, et quand la soirée a commencé, le résultat était inaudible.
Sebastian?: J’ai aussi organisé des soirées, en 1992, c’était épuisant d’en faire la promotion. Il n’y avait pas Internet, j’imprimais des flyers pour les emmener chez les disquaires. Avec un peu de chance, j’obtenais une annonce sur la radio indépendante.

Vous avez tous en commun Ellen Allien dans votre parcours. Quelle importance a-t-elle eue??

Sascha?: Elle a toujours eu un bon instinct et une capacité à pousser les gens vers l’avant, comme à la grande époque BPitch Control, où nous étions tous là, Paul Kalkbrenner compris. Mais il n’était pas souvent aux soirées du label, parce qu’il savait déjà qu’il voulait jouer pour le grand public, pas pour les hipsters. C’est ce qu’il fait aujourd’hui, il est fidèle à lui-même.
Gernot?: Ellen a une source d’énergie inépuisable, c’est hallucinant. Le label est toujours là, elle tourne encore beaucoup, quinze ans après.
Sascha?: Avant que je n’arrive, vous bossiez tous ensemble dans une maison à Mitte, je vous voyais comme des hipsters. Cette maison était le centre névralgique du Berlin techno.
Gernot?: À cette époque, et pendant presque dix ans, on a pris le contrôle de la ville. Puis Paul est parti de BPitch en même temps que nous (après le premier Moderat en 2009, ndr), chacun a fait son chemin, mais on garde des souvenirs formidables. C’était trop intense. Ceci dit, je n’aimerais plus être bourré constamment aujourd’hui. (rires) 

 

Notre interview est à retrouver dans Tsugi numéro 91, en kiosque pour encore quelques jours – hop hop on se dépêche !

Toutes les photos sont de Pierre-Emmanuel Rastoin

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