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Nadah El Shazly, chanteuse expérimentale égyptienne, sort ce 6 juin son nouvel album Laini Tani. Occasion idéale pour revenir avec elle sur son parcours, sur le « mawal », sur la musique à l’image et les étiquettes posées sur la musique venant d’Égypte.
Nadah El Shazly, c’est une voix venant du Caire qui ne ressemble à aucune autre, traversant les genres, les continents. Elle a commencé par hurler dans le vacarme d’un groupe punk, les Misfits, avant de plonger dans son projet solo sous son propre nom. Avec intensité, précision et un goût certain du vertige. Son premier album Ahwar l’a révélée et l’a placée quelque part entre les pistes du buzuq, des synthés et du mawal.
Aujourd’hui entre l’Égypte et le Canada, elle vient de sortir Lani Taini. Plus direct, plus frontal. Mais avant de découvrir ce nouveau disque, on se pose pour une rencontre avec cette artiste magnétique, libre, radicalement contemporaine.
- Comment commence l’aventure musicale pour toi ? Quelle a été ta première scène et comment tu t’es retrouvée là-bas ?
Nadah El Shazly : « J’ai commencé très jeune avec des cours de piano et de chant. J’en suis tombée amoureuse immédiatement. Ma mère pensait que c’était juste une passion passagère, mais je n’ai jamais lâché. La musique a toujours trouvé un moyen de rester dans ma vie, jusqu’à aujourd’hui.
Comme beaucoup de gens qui aiment faire de la musique, j’ai joué dans différents groupes — notamment un groupe punk ! Je suis devenue professionnelle quand j’ai décidé de produire ma propre musique et d’apprendre à utiliser des softwares.
La vraie aventure a commencé avec la création de mon album Ahwar, sorti en 2017. Cet album a changé ma vie : j’ai commencé à tourner, des gens ont découvert mon univers et m’ont écrit. Tout s’est enchaîné. »

- Est-ce qu’il a été difficile de passer de la rigueur des cours de piano à cette liberté vocale que l’on retrouve dans tes morceaux ?
Nadah El Shazly : « Pas tellement. J’ai commencé le piano vers 5 ans, mais j’ai arrêté vers 8 ans quand ma prof, très âgée, a cessé d’enseigner. Après, la musique, c’est comme un virus : quand il t’atteint, tu en veux toujours plus. Je n’ai pas fait d’études musicales poussées, mais j’ai tout appris en écoutant, en imitant, en répétant. »
© Hamza Abouelouafaa
- Ton parcours est éclectique : chorale, punk, jazz, électronique… Pourquoi avoir tout mélangé plutôt que de suivre une voie plus « claire » ?
Nadah El Shazly : « (Rires) Pour être honnête, je ne pense pas que je mélange quoi que ce soit. J’écris tout simplement. J’écoute énormément de choses, des styles variés, parfois inclassables. Ce que j’écris aujourd’hui est forcément influencé par tout ça, par le monde dans lequel on vit, par les sons que j’entends dans la rue, sur scène… Tous ces éléments me composent. »
- Tu as grandi au Caire, tu vis aujourd’hui à Montréal, et tu joues partout dans le monde. Qu’est-ce que ces allers-retours entre les cultures ont changé dans ta manière de créer ?
Nadah El Shazly : « Aujourd’hui, on a tous accès à une quantité folle de musique sur YouTube ou SoundCloud. Mais assister à des concerts, vivre une performance en direct, c’est une autre dimension. J’ai la chance de jouer dans des festivals qui invitent des artistes incroyables du monde entier. Je me souviens d’avoir vu Sote, d’Iran, et Gabber Modus Operandi dans un festival en Europe : ça m’a bouleversée.
Mais ce n’est pas seulement la musique qui m’influence : ce sont aussi les échanges humains. On parle de nos galères, du manque d’espace, de nos manières de résister, de créer ensemble. »
- Tu utilises parfois des formes libres, comme le mawal. Quelle est ta définition de cette technique, et que t’apporte-t-elle dans l’interprétation ?
Nadah El Shazly : « Le mawal, c’est une forme de chant improvisé, souvent accompagné par un ou plusieurs instruments. C’est un outil très fort de la musique arabe.
Tu peux chanter selon ce que tu ressens, c’est très personnel. Et les gens écoutent d’une autre manière, parce qu’ils savent que tu improvises. Chaque chanteur a sa propre façon de l’interpréter. C’est souvent intense, triste… mais très joyeux à chanter. »

© Hamza Abouelouafaa
- Tu as une admiration pour les enregistrements du début du XXe siècle. Qu’est-ce qui t’a touchée, et comment les as-tu intégrés à ton esthétique contemporaine, notamment dans Ahwar ?
Nadah El Shazly : « On pense souvent que les choses anciennes sont plus simples, mais j’ai découvert des enregistrements des années 1890 ou 1920 qui sont d’une richesse folle. Très futuristes même. Le son des instruments, la puissance des voix… c’est incroyable.
J’ai beaucoup appris de ces archives, notamment sur la projection de la voix. Aujourd’hui, on a tendance à chuchoter en studio, à cause des micros et des casques. Avant il fallait chanter fort, avec confiance. J’ai aussi appris l’importance de l’improvisation collective. Ces enregistrements sont très libres. »
- Entre Ahwar et ton nouvel album Laini Tani, on sent plus de rythme, plus de lumière. Est-ce que tu dirais que ce disque est plus direct, ou plus joyeux ?
Nadah El Shazly : « Je pense que les deux albums ont leurs moments de joie. Mais Laini Tani est plus direct, oui ! Je l’ai écrit loin de l’Égypte et je ressentais un manque : mes amis, ma famille, les lieux que j’aimais. Alors l’album va plus vite à l’essentiel, il est plus immédiat. Ahwar, c’était plus expérimental, plus ancré dans mon quotidien au Caire. »
- Laini Tani signifie « retrouve-moi à nouveau ». Il y a souvent cette idée de déplacement, de mémoire dans ta musique. Quel voyage racontes-tu ?
Nadah El Shazly : « Le temps passe, les choses changent, et nous aussi. Laini Tani c’est une manière de dire : « retrouve-moi, je suis toujours là » malgré la distance, malgré le rythme effréné. C’est un rappel de qui on est, même loin de chez soi. L’album parle beaucoup du manque, des amis, de l’amour… Malgré tout on peut se recentrer et se reconnecter à soi. »
- Tu parles parfois de « musical political correctness » : cette idée d’autocensure selon les attentes culturelles. Comment t’en es-tu libérée ?
Nadah El Shazly : « Il y a cette idée que, parce que tu es arabe, tu dois forcément parler du passé. Ou au contraire, si tu fais de l’électronique, que tu parles du futur. Mais un musicien européen peut utiliser un synthé sans qu’on lui colle une étiquette. Moi, je veux simplement utiliser les instruments que je veux, sans avoir à me justifier.
Je pense que ce regard biaisé vient de l’extérieur. En Égypte, les gens sont très réactifs, toujours à la pointe : ils s’adaptent vite. Ce fantasme d’un Orient figé dans le passé est une projection occidentale. Et si ma musique dérange ou qu’elle est mal interprétée, ce n’est pas à moi de corriger ça à chaque fois. »
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- Tu composes aussi pour le cinéma. Qu’est-ce que ça t’apporte ?
Nadah El Shazly : « J’adore le cinéma. En Égypte, on a grandi avec énormément de films. Un réalisateur m’a contactée après avoir écouté Ahwar, en me disant que ma musique était très visuelle. J’ai accepté de participer à « Les Damnés ne pleurent pas » et ça a été une vraie révélation. J’ai même reçu un prix à Bordeaux pour cette BO !
Le cinéma m’ouvre de nouveaux terrains de jeu. Ça me pousse à expérimenter, à tester des instruments que je n’utiliserais peut-être pas autrement. Par exemple, dans Laini Tani, on entend un hydrophone — un instrument à eau — sur le premier morceau. C’est venu de ce travail pour l’image. »
- Quel·le artiste t’inspire en ce moment ?
Nadah El Shazly : « Depuis que je suis à Montréal, j’écoute beaucoup de musique populaire égyptienne, celle qu’on entend partout là-bas mais qu’on ne retrouve pas ici. Je me remets à écouter Sherine par exemple, les icônes pop qui me manquent. »
- Tu sors ton nouvel album et tu joues à Nuits Sonores. Hâte de remonter sur scène ?
Nadah El Shazly : « J’adore jouer en live ! Donc oui, j’ai vraiment hâte. C’est ma première fois à Lyon et la programmation est magnifique. Je jouerai avec Sara Pagé à la harpe et 3Phaz, avec qui j’ai fait Laini Tani. On présente l’album sur scène — c’est encore tout frais, on a juste joué deux dates en Italie et en Autriche. »
- Et après cette tournée ?
Nadah El Shazly : « Je rentre au Caire pour fêter la sortie de l’album, puis je repars en tournée en Amérique du Nord et au Canada ! »
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