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©Rok Torkar
20 janvier 2022

On a rencontré le diggeur star de la house, le YouTubeur Rok Torkar

par Romain Salas

En 10 ans, il a rippé et publié sur YouTube plus de 1 500 vinyles méconnus pour que la richesse de la house ne tombe pas dans l’oubli. Avec plus de 40 000 abonnés et 30 millions d’écoutes sur YouTube, Rok Torkar est aujourd’hui l’un des chineurs de house les plus connus de la plateforme, une sorte de médiateur culturel de la wax qui, du haut de ses 29 ans et de sa vallée slovène, a offert à des millions d’audiophiles la joie de retrouver les tubes de leur jeunesse. Et l’opportunité pour la nouvelle génération d’en découvrir l’intarissable diversité.

Depuis ses montagnes slovènes, Rok Torkar est heureux

Rok est né en 1992 à Bohinj, une petite commune de 5 000 habitants située dans les montagnes de Slovénie. C’est là que depuis ses 14 ans, entre quelques allées et venues à Ljubljana, il feuillette les bibliothèques sonores de la toile à la recherche de disques ensevelis par l’histoire. Une passion pour le digging qui coule dans ses veines depuis tout petit. « J’ai été élevé dans la house grâce à mon oncle DJ. À son contact, j’ai très tôt ressenti un amour profond pour cette musique. Au collège, je lui demandais si je pouvais emprunter sa collection de CD pour les ripper » raconte le jeune homme en riant. « Mais mon oncle était très protecteur, il ne me laissait pas m’en approcher. Je profitais des moments où il partait faire du foot pour écouter et sélectionner ce que je voulais » confesse-t-il le ton farceur, précisant lui avoir révélé quelques années plus tard la supercherie.

« De mes 18 à 24 ans, je passais entre cinq et dix heures par jour à digger »

Très vite, Rok se prend au jeu et entame ses propres recherches. « Je m’y suis mis sérieusement à la fin du lycée, en cherchant sur Discogs des artistes et labels de ma période préférée, avec une tendresse pour la fin des années 90 et le début des années 2000. » Il privilégie la recherche sur Internet car dans la campagne slovène, les rares disquaires existants vendent surtout des vinyles d’ex-Yougoslavie. Le mélomane de Bohinj passe donc l’essentiel de son temps chez lui à digger, acheter, ripper et publier les plus belles perles de ses longues recherches vespérales. Pour ripper les vinyles, le jeune archéologue du son fait comme tout bon graveur : il casse la tirelire pour s’acheter une platine vinyle, un mixer et télécharge Audacity sur son ordinateur. « Pour que le son soit bon, j’ai un rituel d’inspection et de nettoyage quasi religieux, au point que je fabrique moi-même mon nettoyant pour vinyle » reconnaît-il avec malice. Une liturgie autour de la wax qui se retrouve dans le temps passé à digger. « Actuellement, je me limite à une ou deux heures par jour à cause du boulot. Mais entre mes 18 et 24 ans, c’était l’âge d’or, j’y passais entre cinq et dix heures par jour » concède celui qui fréquentait davantage son écran que ses potes. « Ça me permettait de trouver entre 30 et 40 morceaux par semaine. Chacun d’entre eux était une perle rare à mes yeux. Ce sentiment de découverte a toujours été l’un des plus beaux au monde pour moi. » Rok reconnait d’ailleurs le caractère chronophage de ses fouilles, qu’il juge raisonnable en comparaison des morceaux qu’il a excavés au fil du temps : « Mais j’avoue avoir été surpris plus d’une fois par la lumière du matin. Ça m’allait, j’avais du temps et j’ai toujours été quelqu’un d’assez introverti. »

« En lisant les réactions, j’avais ce sentiment de faire quelque chose de bien pour ce monde. »

Les commentaires YouTube dithyrambiques sous les tracks de Rok Torkar

À mesure que Rok publie ses rips sur YouTube, des commentaires dithyrambiques apparaissent. « Putain je t’aime Rok. Tant de chansons perdues et oubliées qui réapparaissent dans mon esprit ! », déclare un fan sur le remix deep house de « Music Sounds Better With You » par Bob Sinclar. « Encore une fois, tu reviens pour notre plus grand plaisir avec le meilleur de la disco house, des chansons toujours aussi merveilleuses. Merci beaucoup Rok Torkar » proclame un autre sur « Give Your Love To Me » de Knee Deep. Ou encore cette déclaration d’amour sur « You Can Do It » de Knee Deep : « Rok, le roi de la house, j’apprécie tant l’énergie et les efforts que tu investis depuis toutes ces années, tu es comme un personnage mythique, consacrant ta vie à la house, à la rendre disponible à tous. » Des retours élogieux qui nourrissent la volonté du jeune slovène. « En lisant les réactions, j’avais ce sentiment de faire quelque chose de bien pour ce monde. Les commentaires des gens ont toujours signifié beaucoup pour moi, c’est cette gratitude et cette reconnaissance qui m’a vraiment motivé à continuer. » Les premières années, Rok reste discret sur son identité, intimidé par l’âge et le vécu des fêtards des années 90 qui ont vu Frankie Knuckles et Kerri Chandler en club. « Je cachais mon âge car j’avais peur de passer pour un petit garçon qui prétendait tout savoir sur la house alors que je n’étais même pas présent à son âge d’or. C’est avec le temps que j’ai appris à assumer mon âge, lorsque de plus en plus de jeunes ont commencé à écouter mes rips. » Aujourd’hui, les auditeurs se sont diversifiés, avec pour moitié de vieux loubards rompus à la house, l’autre de jeunes pousses en pleine découverte. « Je suis heureux que les jeunes de ma génération s’intéressent à la house de l’époque, ce serait une honte qu’elle soit oubliée » explique-t-il avec émotion.

« Le tournant, ça a été quand Denis Sulta s’est mis à jouer des morceaux que j’avais chinés. »

L’audience monte et la chaîne de Rok commence à circuler dans le petit milieu des chineurs de house. « En 2017, il y a eu un tournant, quand Denis Sulta s’est mis à jouer des morceaux que j’avais chinés. Je m’en souviens, j’écoutais par hasard un de ses DJ set, et j’entends une track disponible uniquement sur ma chaîne. Ça aurait pu être une coïncidence, mais au cours des mois suivants, j’en ai reconnu d’autres. » Quelques mélomanes zélés se mettent à identifier les tracks correspondantes puis ajoutent les liens vers les publications de Rok. « C’est à ce moment-là que beaucoup de jeunes m’ont découvert, notamment avec Lima Papa – Superlovin’, une des publications qui m’a valu le plus de reconnaissance. Denis Sulta l’avait trouvé sur ma chaîne et joué dans sa Boiler Room. » Le track dépasse les 400 000 écoutes, avant que d’autres dépassent le million de vues, comme Discoland – Do The Funk ou Soul Providers – Rise. Des classiques de la house qui invitent les fêtards de l’époque à se remémorer l’intensité de leurs anciennes soirées. Dans les commentaires du morceau de Soul Providers, un auditeur écrit : « J’avais 21 ans, j’étais dans la fleur de l’âge, j’avais pris deux pilules, et quand Roger Sanchez a balancé ce track, elles venaient tout juste de monter. C’était de la folie. » Sous Junior Jack – Luv 2 U, un autre raconte : « Mon moi des années 2000 ne pouvait pas comprendre une telle qualité de musique. J’étais très jeune quand j’ai entendu ça pour la première fois, en primaire, mais déjà ça m’avait ému. »

La Boiler Room de Denis Sulta

« Ma personnalité d’introverti convient mal à la scène actuelle. J’aurais aimé être DJ dans les années 90. »

Avec plus de 40 000 abonnés et 30 millions d’écoutes sur YouTube, Rok Torkar est aujourd’hui l’un des chineurs de house les plus connus de la plateforme. S’il passe moins de temps qu’avant à chercher de vieux vinyles, il reste toujours actif. « C’est de plus en plus difficile de trouver des vieux disques. Et puis ça a beau être une passion, avec le travail, je n’ai plus autant d’énergie et de temps qu’avant. » Car Rok n’est plus un adolescent et comme tout le monde, il a dû se frayer un chemin dans les sillons du capitalisme. « J’ai travaillé dans une cuisine en tant qu’assistant ces trois dernières années. Ça a dévasté mon âme. En ce moment, je suis sans emploi, j’en profite pour réfléchir à une autre voie, à un travail qui serait davantage lié à la musique » explique-t-il la gorge un peu nouée. « Parfois je rêve de gagner à la loterie pour ne plus avoir à travailler, et continuer à acheter et ripper tous les disques de house music entre 1996 et 2004 » glisse-t-il rêveur.

Sur la question de devenir DJ, il hésite. « Je suis plus un collectionneur qu’un DJ. Je mixe à la maison pour moi-même, éventuellement pour quelques amis. Ma personnalité d’introverti convient de toute manière mal à la scène actuelle. Je pense d’ailleurs que ça a ralenti ma carrière de DJ. J’aurais aimé passer des disques dans les années 90, quand il n’y avait pas de caméra ou de smartphone. » Rok est souvent invité à mixer dans les clubs de Ljubljana, parfois même dans d’autres pays d’Europe, mais en tant qu’introverti doublé d’une forte timidité, le jeune slovène a longtemps préféré refuser. « En y repensant, c’est probablement pour le mieux. Si j’avais suivi une carrière de DJ trop jeune, cela aurait probablement terminé dans l’abus d’alcool et de drogue. Je n’étais pas encore prêt » estime-t-il avec le recul de la trentaine. En attendant de se produire un peu partout en Europe, Rok Torkar peut en tout cas être présenté comme l’un des plus grands conservateurs du patrimoine culturel immatériel. De sa modeste chambre dans la petite ville de Bohinj, ce timide slovène a su relier les cœurs et les mémoires de milliers de mélomanes autour d’une des plus grandes anthologies que la house n’ait jamais connue.

©Rok Torkar

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