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1 septembre 2015

On y était : Berlin Atonal 2015

par rédaction Tsugi

Face à l’offre française de festivals, l’Atonal peut être perçu comme un projet extravagant. Évènement phare des 80’s remis en activité en 2013 après 13 ans de break, le festival berlinois consacré aux musiques électroniques dites « de niche » se déroule sur cinq jours au cours desquels lives et Dj sets prennent place au cœur d’un entrepôt aux dimensions défiant la perception humaine. Habitué aux programmations aventureuses, le public local ne s’est, cette année encore, pas fait prier pour aider le festival à afficher une pancarte sold-out longtemps avant son ouverture. Véritable cathédrale de béton, le lieu du festival en lui-même constitue déjà une attraction avec ses hauteurs sous plafond vertigineuses, ses galeries souterraines à rallonge, ses jeux de lumière hyper travaillés, allant jusqu’à modifier la perception que l’on a de son propre corps et ses installations vidéos artys. Tout est ici réuni pour jouer une ode grandiloquente au drone et à l’indus.

1er Jour

Summum d’élégance et d’humour, c’est une chorale, le Chor Der Kulturen Der Welt, qui ouvre les hostilités. Leurs vocalises se dressent dans l’immense bâtisse puis se posent dans l’arène comme une plume portée par le vent avant un cataclysme. Celui-ci n’arrivera pas tout de suite, puisqu’enchaîne une des cautions historiques de cette édition 2015, David Borden et son Mother Mallard Ensemble, unité pionnière de la musique minimaliste des 70’s. Trois grands-oncles grisonnants installés à leurs claviers électriques tâtonnent de vieilles compos sur des sons presets, dont certaines virent carrément au John Carpenter pour le meilleur effet. Lorsque l’on cherche à réactiver des éléments de l’archéologie électronique, le rendu sur scène est souvent moins probant que sur le papier, mais en se délivrant de temps en temps d’un inévitable pathos, David Borden réussi à nous offrir une entrée en matière des plus touchantes. Max Loderbauer et Jacek Sienkewicz inaugurent ensuite le Kraftwerk, l’écrasant dispositif scénique qui capturera notre regard et nos tympans jusqu’au dimanche soir. De tous les lives drone et ambient que l’on verra défiler cette semaine, le leur demeure le plus substantiel et incarné. Comme souvent dans ce type de festivals « visual and sonic arts », la vidéo et le lightshow sont placés au même plan que le son, servant parfaitement les prestations de la plupart des artistes. Ainsi, le live du duo germano-polonais accède à une harmonie prégnante : des embardées hétérogènes inondent l’espace sonore ; souffles, vents, textures, choeurs masculins sont jetés dans la tornade, et la paire transcende assez bien les lieux communs du genre. De l’immense écran vertical qui nous surplombe, leur vidéaste Pedro Maia fait une fenêtre sur un imaginaire semi-figuratif et atemporel. Magmas et montagnes se distinguent dans un flou artistique en noir & blanc.

© Camille Blake

Ce n’est qu’avec Alessandro Cortini et Lawrence English que les inconvénients de l’imposante configuration audiovisuelle du Kraftwerk se révèlent : le duo propose une expérience à vivre plutôt allongé, et nous cajole dans une pléthore de nappes ambient et de sub-basses enveloppantes, sous un lacis de faisceaux lumineux à l’horizontale. C’est séduisant bien sûr, mais ne dépasse jamais l’effet de style. La soirée se poursuit sur la scène du bas et un autre constat s’impose : Atonal aspire à un panorama exhaustif de la scène drone/indus, mais même les plus grands fans du genre reconnaîtront que celui-ci se complait dans des postures pompières à force de vouloir écrire la bande-son d’un purgatoire contemporain. Pourtant tous de talent, les artistes du label Subtext dont c’est le showcase s’annulent quelque peu une fois mis bout à bout, à tel point que lorsque l’excellent Roly Porter fait s’abattre la foudre lyrique de son live et déploie son éventail de distorsions, on se surprend à penser à un Spinal Tap électro underground où chacun irait de sa surenchère gothique. On s’engouffre ensuite dans le dédale obscur de clubs où les afters se déroulent, notamment en mode bunker au Trésor où le très bon Skee Mask tabasse un peu trop, ou au plus kitsch Globus où Deepchord nous fait son inventaire dub en règle. L’on préfèrera se réfugier dans l’adorable bar OHM où Healing Force Project assure un dj-set électro éclairé. C’est aussi là qu’aura lieu la meilleure surprise de la soirée grâce au live de Tarcar, jeune duo électroniques / guitare signé sur Blackest Ever Black qui dégage un venin comparable à HTRK dans un cadre légèrement plus club, et enrobe cette nuit dans un nuage de mystère qui faisait un peu défaut jusque là.

2ème Jour

Dans un souci pédagogique partagé par de plus en plus de festivals, Atonal ouvre ses soirées par une sélection de films. Le jeudi, le public se presse donc pour assister à la projection du documentaire d’Amélie Ravalec et Travis Collins, Industrial Soundtrack For The Urban Decay, revenant sur la genèse de la musique industrielle. Le format télévisuel a un rendu élégant, mais le documentaire a tendance à oublier la notion de subversion sociale, sexuelle et politique au coeur de la démarche industrielle. N’est-ce pas pourtant celle-ci qui est exposée plus tard sur la scène du haut ? Une interrogation qui perdure pendant le live de Chra, productrice expérimentale sur Mego, qui nous sert une électronica bien propre et prudente en entrée. L’excellent Fis procède heureusement à un découpage différent et donne une éloquence dramatique à ses sons. Paul Jebanasam et Tarik Barri optent pour une méthode coup-de-poing et nous distribuent une magnifique série de flashs sidérants – un registre efficace qu’ils noient malheureusement dans un final ambient romantique avec visuels d’économiseur d’écran Windows, véritable fléau de l’électronique audiovisuelle. Summum de netteté et de classe, la collaboration entre Kangding Ray et un membre de Mogwai bénéficie d’un équilibre sonore exquis, mais la rencontre, pourtant très accueillante, entre les beats lents de l’un et les instruments à cordes lancinants des autres, ne décolle jamais vraiment. À ce stade, l’on commence à prier pour que quelqu’un vienne détourner le Kraftwerk, contourner l’exercice, bref, dézinguer tout ce bon goût drone moderne.

© Camille Blake

Le Suédois Varg déboule alors avec tous ses potes du label Northern Electronics et se lance dans un jam indus analogique/percussions alternant entre agression pure, retombées mélodiques malsaines et assauts noise. Le gang se permet même de théâtraliser l’affaire jusqu’à en faire une performance. Tous vêtus de chemises blanches impeccablement boutonnées, ils instaurent une véritable tension scénique. Le point d’orgue  arrive au moment où le duo de chanteurs tente de se faire vomir avec ses micros, dans une étreinte masochiste qui stupéfie les spectateurs. Sur l’écran, point d’enchevêtrement graphique haute définition, mais un film en parfait décalage avec l’action scénique où la caméra caresse des décors bleus/gris de piscines et de champs de blés, s’arrêtant parfois sur les moments de solitudes d’une jeune fille assise un canapé ou dans une chambre d’hôtel. Face à ce spectacle cathartique, mille désirs et dégénérescences se réveillent, nous rapprochant enfin de la puissance conflictuelle à l’origine de la culture industrielle. Nous débarquons alors au showcase Diagonal où règne un réjouissant désordre. One-man-band post-pop post-techno post-tout, Blood Music rappelle le Factory Floor des débuts, ou un Golden Teacher moins radio-friendly. Plus étrange, peut-être plus intello, mais sans délaisser le fun, Not Waving nous procure également beaucoup de plaisir analogique. Après lui, la confusion totale s’installe : pour la plupart bourrés et/ou défoncés, An-I, Russell Haswell, Alessandro Adriani et Powell se marrent derrière les platines en mode shuffle iTunes, jetant à la suite sans cohérence ni même tentative de mix, une Peel session de New Order, un edit hollandais du « Relax » de FGTO ou le flippant et indansable « The First Person » de Duet Emmo. C’est un peu bizarre, mais ça marche et l’ambiance y est. Pour choper de la vraie techno des familles, il fallait s’incruster dans l’OHM bondé où un Sleeparchive visiblement pressé d’en finir (sac au dos pendant tout le set) fait un back-to-back un peu vain avec un DJ pour une tranche de techno brute et sourde dans laquelle on ne retrouvait qu’à peine la trace de son style si distinct. 

3ème Jour

Le vendredi soir, le Japonais Ena nous accueille avec un live expérimental plutôt bien mené, où une mécanique sonore lourde et gluante se met en branle sous des visuels statiques composés de grumeaux noyés dans une matière pétrolière. Mais c’est à Peder Mannerfelt, imprévisible moitié de Roll The Dice et producteur solo très excitant, que revient l’honneur d’inaugurer du vrai beat sur la grande scène, et ce de la manière la plus décalée possible. Le Suédois débarque emperruqué d’une serpillère taille XXL, pour un live improbable et progressivement angoissant appuyé par des visuels criards et volontiers régressifs que l’on attribuerait facilement à Tim & Eric. Le son consiste en un mash-up déroutant de rave culture, de cut-ups vocaux et de rythmes atrophiés. Un joyeux mind-fuck, totalement inattendu de la part de cet artiste qui n’a jamais rien sorti de tel. Pour remettre les compteurs à zéro, Mike Parker nous délivre un beau set de dark-tech rectiligne, contractuel, mais rafraîchissant. Plus débraillé, on retrouve Powell pour un de ses premiers lives. L’Anglais, qui n’a peut-être pas encore dessaoulé de la veille nous livre un patchwork furieusement brouillon de breakbeats rêches, typique de son style volontairement sous-produit et de son goût pour l’inachevé et l’inconfort. Néanmoins, le set est très fun et jette même un peu de mauvais goût UK dans la sauce en faisant des clins d’oeil appuyés au rock ou au hip-hop. Bien goupillée en crescendo, la soirée touche à son zénith avec le duo Regis / Ancient Methods : une véritable crucifixion hardtech, impitoyable, méchante, infectieuse, magistralement exacerbée par une projection de La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer. Superposition carrément prétentieuse quand on y pense, mais complètement justifiée dans le feu de l’action. Après un tel coup de maître, tout semble un peu faible : en bas, Acronym hésite entre ambient et IDM, Puce Mary attaque dans les stridences avec une cruauté formidable, mais difficilement recevable à 2h30, et Abdullah Rashim se paye un bad trip ascétique. Au Globus, Moritz Von Oswald sert à un public très compact sa dub house intemporelle avec son imparable élégance bowie-esque, pendant qu’au Tresor, Talker distribue une techno tendue et attirante. 

© Camille Blake

4ème Jour

Le samedi soir, il est difficile de rempiler à l’heure, notre fatigue nous poussant à louper l’historique réunion Tony Conrad/Faust et le set de Shackleton. Le grain sonore et les lueurs mélancoliques d’Alessandro Cortini, issus de son sublime LP sur le label de Vatican Shadow, embaument déjà cette sempiternelle grande scène alors que nous débarquons à peine. Le public est assis comme au ciné en plein air et contemple la beauté de ce membre de Nine Inch Nails en goguette dans l’électro expérimentale. La vedette ce soir est pourtant Shed, qui exécute le live le plus hédoniste de tout le festival : l’Allemand procède à un intelligent panorama autour de la bass music, traversant rave music, jungle et electro-tech dans une euphorie constante. L’assiduité est en baisse à la quatrième soirée, mais Polar Inertia choisit judicieusement de mettre de côté les ambitions arty de son projet et se permet un live techno à outrance, droit, costaud, prenant comme il faut. L’IDM pourtant retorse et piégeuse de Lakker n’a pas la capacité de faire adhérer sur le long terme, et les sous-sols refoulent toujours plus d’êtres humains. Un saut au Berghain est alors de rigueur pour voir si le béton est plus gris ailleurs.

5ème jour

Épuisés, en ce 5ème jour nous pénétrons pour la dernière fois au cœur du Kraftwerk, accueillis par l’installation de Rainer Kohlberger, consistant en un écran panoramique qui éclabousse les yeux avec des visions stroboscopiques argentées, pendant que le corps est pris par une forte pression sonore. Dans un laboratoire à l’étage, les deux animateurs préposés à l’atelier analogique ont eux aussi du mal à tenir le coup et dans les canapés les festivaliers ne savent plus trop où ils en sont. Les dernières notes du live de WSR transpercent l’enceinte du Kraftwerk comme un cri de grâce, mais le duo fraîchement reformé de Bitstream nous remet en piste avec un set d’IDM bien calculé et curieusement funky. COH et Frank parviennent aussi à nous capturer dans leur électronica effleurée et millimétrée, portée par une présence mélodique en filigrane, et plaquée sur une grille lobotomisante à l’écran.

© Camille Blake

Mais l’enchaînement qui suit nous replonge dans les clichés drone des premiers jours. Samuel Kerridge, dont on espère que l’intitulé du projet (Fatal Light Attraction) relève de la boutade, décharge toute sa virilité dans la surabondance sonique. Ce désir d’atteindre la texture ultime, de dépasser le son, de transgresser la matière, semble un peu onaniste à la longue, mais sa performance est sauvée par sa brutalité pure et un light show épileptique proche de la scène. La vieille légende indus’ Lustmord n’aura pas été aussi bien inspirée et atteint un degré gênant de ringardise : des images de synthèse avec des motifs de flammes, de tests de Rorschach, de kaléidoscopes, et à peu près tous les clichés qu’il est humainement possible de condenser en une heure, illustrant une bande-son dark tendance illbient, particulièrement impersonnelle.Ben Frost, clairement décidé à devenir le Jean-Michel Jarre du drone, n’arrange pas l’affaire avec son hypershow boursouflé et bêtement spectaculaire, soutenu par un jeu de lumière type rave EDM. Si l’inclusion d’arpèges trance dans sa formule semblait exotique sur son dernier album, elle ne fait qu’achever la vulgarité épique de l’ensemble sur scène, et l’on ne peut que regretter l’époque où l’Australien était un artiste radical aux moyens limités. On quitte alors pour de bon le mastodonte industriel qui nous a abrités pendant cinq jours, avec l’assurance que le meilleur l’emportera sur le pire. 

Thomas Corlin

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