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© Witkowksi Marcin
2 août 2023

Pogo or not pogo ?

par Juliette Soudarin

Le temps d’un pogo, dans un élan de communion, le public n’est plus qu’une masse uniforme en mouvement. Mais les femmes, les personnes non binaires et les hommes sont-ils égaux dans le pogo?

Cet article est issu du Tsugi 160 : Kid Francescoli / French 79, Marseille trop puissant

 

Sauter à pieds joints. Se pousser. Suer.

Rencontrer l’émanation olfactive de l’autre dans un choc. Voilà comment on pourrait définir le pogo, cette danse issue de la culture punk et répandue dans les concerts de genres musicaux de plus en plus variés. Dès son apparition dans les années 1970 en pleine vague punk rock britannique, le pogo se réfère à un imaginaire assez masculin. Selon la légende, il aurait été inventé par Sid Vicious lors d’un concert des Sex Pistols où il était dans le public, juste avant qu’il ne devienne le bassiste du groupe. Le pogo traduit l’esprit punk à travers la danse: dénoncer la société du spectacle avec dérision. Plus tard aux États-Unis émerge le hardcore, une version plus dure et plus politisée du punk et, avec lui, le mosh pit. « Ce n’est plus uniquement sauter, se cracher dessus ou se pousser avec les coudes, c’est aussi se donner des coups violents. Devant la scène, les gens vont reprendre des mouvements de sports de combat. L’idée, c’est de savoir si toi tu es capable d’affronter ça », explique Gérôme Guibert sociologue spécialiste des cultures populaires à l’université Sorbonne Nouvelle.

Porteuses de manteau

Et les femmes dans tout ça? D’après Gérôme Guibert, deux discours vont émerger de leur part dans le hardcore. Le premier va dénoncer les comportements « hyper-testéronés » des hommes et le second au contraire va revendiquer que les femmes soient traitées de la même manière que les hommes dans le mosh pit. Malgré l’apparition dans les années 1980 du courant straight edge, sous-genre du hardcore prônant le no sex, le no drugs, le no alcohol et l’inclusivité entre les hommes et les femmes, ces dernières vont être surnommées par leurs comparses masculins les « porteuses de manteau ». Elles étaient ainsi chargées de tenir les affaires de leurs partenaires le temps qu’ils aillent s’éclater dans le mosh pit. « Les mouvements contre-culturels comme le punk, plus tard le hardcore, sont des mouvements d’adolescents. Ce sont des jeunes hommes hétéros prolétaires qui se sentent dominés par la société, qui n’ont pas accès à tout. Leur vision des femmes est celle d’adolescents. Le problème c’est lorsque ces personnes gardent la même perception en vieillissant« , expose Gérôme Guibert. Allison Wolfe, cofondatrice du groupe Bratmobile et figure du mouvement punk féministe riot grrrl, est encore au lycée à Olympia, dans l’État de Washington, lorsqu’elle s’intéresse à la scène punk américaine à la fin des années 1980. Elle se souvient de ses premiers concerts : « Je n’avais pas l’impression qu’il y avait une place pour moi dans ce mouvement. C’était pour les gars ou pour les filles vraiment coriaces. Il y a eu une étape du féminisme, surtout dans la deuxième vague, où les femmes ont eu l’impression qu’elles devaient agir un peu comme des garçons pour prouver qu’elles étaient aussi fortes ou pour qu’on les prenne au sérieux. Et selon moi, c’était aussi le cas dans le punk. »

Les filles devant !

Il a fallu qu’Allison Wolfe attende l’arrivée de Kathleen Hanna – chanteuse de Bikini Kill – à Olympia et l’ouverture de sa galerie où étaient organisés des concerts pour s’identifier enfin à une scène et avoir l’envie de monter à son tour son propre projet. À la fin des années 1980, le réseau riot grrrl s’est développé entre Olympia et Washington D.C. à coups de fanzines, de manifestes, d’esprit DIY et surtout de sororité. L’un des slogans scandés par Bikini Kill était alors « Girls to the front ». Traduisez: « Les filles devant. » Sur l’un des flyers distribués lors de la tournée nationale de Bikini Kill en 1993, on pouvait lire: « Ce n’est pas cool ou “punk rock” d’aucune manière que des gars se fracassent contre nous ou se frottent à nous pendant qu’on essaie de regarder un concert. […] J’en ai marre d’aller à des concerts où je ne me sens pas du tout la bienvenue et où je suis bannie au fond parce que je suis écœurée par le pogo ou par le harcèlement. » L’idée était de créer une  « safe place » pour que les femmes puissent vivre la musique sans être seulement des observatrices passives. Reprendre du pouvoir dans un espace de concert parasité par les hommes blancs hétérosexuels du hardcore, mais aussi de la scène émergente grunge. Aujourd’hui, ces problématiques subsistent encore dans le pogo. Beaucoup de femmes et de personnes sexisées (personnes faisant face aux discriminations de genre, ndr) ne se sentent pas légitimes à s’y trouver. Elles ont intériorisé le fait que cet espace n’était pas pour elles. Et puis, quand elles y sont, bien souvent, en raison de l’intensité que peut avoir le pogo, un tri s’opère sur la durée. Résultat: il ne reste plus que des hommes. Évidemment la question du consentement reste aussi d’actualité. Dans l’agitation de la foule et du chaos des corps, le pogo est le lieu où surviennent les agressions sexuelles. En préambule de sa tournée, le groupe post-punk parisien The Psychotic Monks a récemment posté sur ses réseaux sociaux un message à destination de ses fans. « Il est fondamental pour nous que chacun·e puisse profiter du concert comme iel le sent, du premier au dernier rang, à partir du moment où iel fait attention à soi et aux autres« , écrit le quatuor avant de condamner toute forme de discrimination. En amont, le groupe s’est rapproché de Consentis et Act Right, deux associations luttant contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la musique et de la fête, afin d’être formé à réagir lors de débordements. Sur scène, les Psychotic Monks n’hésitent pas à mettre en pause leur show lorsque l’énergie trop débordante devient dangereuse ou que le premier rang – souvent des personnes sexisées – se retrouve écrasé par le poids de la foule.

«Il est fondamental pour nous que chacun·e puisse profiter du concert comme iel le sent, du premier au dernier rang, à partir du moment où iel fait attention à soi et aux autres» The Psychotic Monks

 

Discussion et temps long

C’est un concert en 2019 au Trabendo, salle parisienne, qui a motivé les membres du groupe à publier ces règles de bienséance et à ouvrir la discussion. « Une amie s’éclatait au premier rang et au bout d’un moment, parce qu’elle en avait marre de se prendre des coups, elle a confronté les mecs derrière elle. Ils lui ont répondu de manière misogyne : “Si tu ne veux pas pogoter comme nous, va à un concert de dance music” « , raconte Paul, guitariste de The Psychotic Monks. Selon le groupe, son message sur les réseaux sociaux a provoqué des réactions polarisées. Certains le remercient de prendre la parole sur le sujet et d’autres, souvent des hommes, regrettent « la liberté du rock ». « En fait, si essayer de respecter les autres ça signifie être un peu moins libre pour eux, je trouve ça un peu triste« , commente Artie, la chanteuse et guitariste. En réalité, les problématiques que soulève le pogo touchent aussi directement les artistes sexisés. Depuis sa transition et son coming out en tant que femme transgenre, Artie n’ose plus se mêler à la foule comme elle en avait l’habitude de peur des agressions sexuelles. Lors d’un concert, celle-ci s’est fait toucher l’entrejambe. Au sein du collectif français Bagarre, Emmaï Dee a quant à elle renoncé à pratiquer le crowd surfing qui consiste à se laisser porter par la foule. Son groupe à chemin entre les genres dance, trap ou encore gabber – un univers pas si éloigné du punk – essaie ainsi aussi d’amener son public à réfléchir sur l’espace de concert. Lorsque ses membres, La Bête et Emmaï Dee, lancent respectivement un pogo féminin sur « Mourir au Club » et un gémissement collectif sur « Diamant » – morceau parlant de masturbation clitoridienne – ces derniers prennent le temps de guider leur auditoire. « Si on veut changer les dynamiques durant les concerts il faut l’expliciter. Par exemple, avant de lancer le pogo féminin, on fait un parallèle entre la vision politique du système patriarcal et la scène. On a expliqué pourquoi c’était plus un symbole qu’une nécessité. Car en vérité un concert se passe bien quand les gens sont ensemble. Le but, c’est de les unir au maximum« , développe La Bête. Alors, qu’est-ce qu’un pogo inclusif ? Pour Safiatou Mendy, co-coordinatrice et formatrice à Consentis, c’est un pogo qui est consenti, bienveillant, qui donne la place à la prise de conscience et dont les artistes ont parlé en amont. Car pour la formatrice, la bienveillance, tout comme le consentement, se prépare sur le temps long. « Ce n’est pas dans le feu de l’action en disant qu’on va faire un pogo qui fait attention aux autres que les personnes qui n’en ont jamais fait vont comprendre en quoi ça consiste« , commente‑t-elle. Selon Safiatou Mendy, ce n’est que le début d’un travail de fond pour améliorer et rendre plus sûre l’industrie musicale.

 

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