© Witkowksi Marcin

Pogo or not pogo ?

Le temps d’un pogo, dans un élan de com­mu­nion, le pub­lic n’est plus qu’une masse uni­forme en mou­ve­ment. Mais les femmes, les per­son­nes non binaires et les hommes sont-ils égaux dans le pogo?

Cet article est issu du Tsugi 160 : Kid Francescoli / French 79, Marseille trop puissant

 

Sauter à pieds joints. Se pousser. Suer.

Ren­con­tr­er l’émanation olfac­tive de l’autre dans un choc. Voilà com­ment on pour­rait définir le pogo, cette danse issue de la cul­ture punk et répan­due dans les con­certs de gen­res musi­caux de plus en plus var­iés. Dès son appari­tion dans les années 1970 en pleine vague punk rock bri­tan­nique, le pogo se réfère à un imag­i­naire assez mas­culin. Selon la légende, il aurait été inven­té par Sid Vicious lors d’un con­cert des Sex Pis­tols où il était dans le pub­lic, juste avant qu’il ne devi­enne le bassiste du groupe. Le pogo traduit l’esprit punk à tra­vers la danse: dénon­cer la société du spec­ta­cle avec déri­sion. Plus tard aux États-Unis émerge le hard­core, une ver­sion plus dure et plus poli­tisée du punk et, avec lui, le mosh pit. “Ce n’est plus unique­ment sauter, se cracher dessus ou se pouss­er avec les coudes, c’est aus­si se don­ner des coups vio­lents. Devant la scène, les gens vont repren­dre des mou­ve­ments de sports de com­bat. L’idée, c’est de savoir si toi tu es capa­ble d’affronter ça”, explique Gérôme Guib­ert soci­o­logue spé­cial­iste des cul­tures pop­u­laires à l’université Sor­bonne Nouvelle.

Porteuses de manteau

Et les femmes dans tout ça? D’après Gérôme Guib­ert, deux dis­cours vont émerg­er de leur part dans le hard­core. Le pre­mier va dénon­cer les com­porte­ments “hyper-testéronés” des hommes et le sec­ond au con­traire va revendi­quer que les femmes soient traitées de la même manière que les hommes dans le mosh pit. Mal­gré l’apparition dans les années 1980 du courant straight edge, sous-genre du hard­core prô­nant le no sex, le no drugs, le no alco­hol et l’inclusivité entre les hommes et les femmes, ces dernières vont être surnom­mées par leurs com­pars­es mas­culins les “por­teuses de man­teau”. Elles étaient ain­si chargées de tenir les affaires de leurs parte­naires le temps qu’ils ail­lent s’éclater dans le mosh pit. “Les mou­ve­ments contre-culturels comme le punk, plus tard le hard­core, sont des mou­ve­ments d’adolescents. Ce sont des jeunes hommes hétéros pro­lé­taires qui se sen­tent dom­inés par la société, qui n’ont pas accès à tout. Leur vision des femmes est celle d’adolescents. Le prob­lème c’est lorsque ces per­son­nes gar­dent la même per­cep­tion en vieil­lis­sant”, expose Gérôme Guib­ert. Alli­son Wolfe, cofon­da­trice du groupe Brat­mo­bile et fig­ure du mou­ve­ment punk fémin­iste riot grrrl, est encore au lycée à Olympia, dans l’État de Wash­ing­ton, lorsqu’elle s’intéresse à la scène punk améri­caine à la fin des années 1980. Elle se sou­vient de ses pre­miers con­certs : “Je n’avais pas l’impression qu’il y avait une place pour moi dans ce mou­ve­ment. C’était pour les gars ou pour les filles vrai­ment cori­aces. Il y a eu une étape du fémin­isme, surtout dans la deux­ième vague, où les femmes ont eu l’impression qu’elles devaient agir un peu comme des garçons pour prou­ver qu’elles étaient aus­si fortes ou pour qu’on les prenne au sérieux. Et selon moi, c’était aus­si le cas dans le punk.

Les filles devant !

Il a fal­lu qu’Allison Wolfe attende l’arrivée de Kath­leen Han­na – chanteuse de Biki­ni Kill – à Olympia et l’ouverture de sa galerie où étaient organ­isés des con­certs pour s’identifier enfin à une scène et avoir l’envie de mon­ter à son tour son pro­pre pro­jet. À la fin des années 1980, le réseau riot grrrl s’est dévelop­pé entre Olympia et Wash­ing­ton D.C. à coups de fanzines, de man­i­festes, d’esprit DIY et surtout de soror­ité. L’un des slo­gans scan­dés par Biki­ni Kill était alors “Girls to the front”. Traduisez: “Les filles devant.” Sur l’un des fly­ers dis­tribués lors de la tournée nationale de Biki­ni Kill en 1993, on pou­vait lire: “Ce n’est pas cool ou “punk rock” d’aucune manière que des gars se fra­cassent con­tre nous ou se frot­tent à nous pen­dant qu’on essaie de regarder un con­cert. […] J’en ai marre d’aller à des con­certs où je ne me sens pas du tout la bien­v­enue et où je suis ban­nie au fond parce que je suis écœurée par le pogo ou par le har­cèle­ment.” L’idée était de créer une  “safe place” pour que les femmes puis­sent vivre la musique sans être seule­ment des obser­va­tri­ces pas­sives. Repren­dre du pou­voir dans un espace de con­cert par­a­sité par les hommes blancs hétéro­sex­uels du hard­core, mais aus­si de la scène émer­gente grunge. Aujourd’hui, ces prob­lé­ma­tiques sub­sis­tent encore dans le pogo. Beau­coup de femmes et de per­son­nes sex­isées (per­son­nes faisant face aux dis­crim­i­na­tions de genre, ndr) ne se sen­tent pas légitimes à s’y trou­ver. Elles ont intéri­or­isé le fait que cet espace n’était pas pour elles. Et puis, quand elles y sont, bien sou­vent, en rai­son de l’intensité que peut avoir le pogo, un tri s’opère sur la durée. Résul­tat: il ne reste plus que des hommes. Évidem­ment la ques­tion du con­sen­te­ment reste aus­si d’actualité. Dans l’agitation de la foule et du chaos des corps, le pogo est le lieu où survi­en­nent les agres­sions sex­uelles. En préam­bule de sa tournée, le groupe post-punk parisien The Psy­chot­ic Monks a récem­ment posté sur ses réseaux soci­aux un mes­sage à des­ti­na­tion de ses fans. “Il est fon­da­men­tal pour nous que chacun·e puisse prof­iter du con­cert comme iel le sent, du pre­mier au dernier rang, à par­tir du moment où iel fait atten­tion à soi et aux autres”, écrit le quatuor avant de con­damn­er toute forme de dis­crim­i­na­tion. En amont, le groupe s’est rap­proché de Con­sen­tis et Act Right, deux asso­ci­a­tions lut­tant con­tre les vio­lences sex­istes et sex­uelles dans le milieu de la musique et de la fête, afin d’être for­mé à réa­gir lors de débor­de­ments. Sur scène, les Psy­chot­ic Monks n’hésitent pas à met­tre en pause leur show lorsque l’énergie trop débor­dante devient dan­gereuse ou que le pre­mier rang – sou­vent des per­son­nes sex­isées – se retrou­ve écrasé par le poids de la foule.

«Il est fon­da­men­tal pour nous que chacun·e puisse prof­iter du con­cert comme iel le sent, du pre­mier au dernier rang, à par­tir du moment où iel fait atten­tion à soi et aux autres» The Psy­chot­ic Monks

 

Discussion et temps long

C’est un con­cert en 2019 au Tra­ben­do, salle parisi­enne, qui a motivé les mem­bres du groupe à pub­li­er ces règles de bien­séance et à ouvrir la dis­cus­sion. “Une amie s’éclatait au pre­mier rang et au bout d’un moment, parce qu’elle en avait marre de se pren­dre des coups, elle a con­fron­té les mecs der­rière elle. Ils lui ont répon­du de manière misog­y­ne : “Si tu ne veux pas pogot­er comme nous, va à un con­cert de dance music” “, racon­te Paul, gui­tariste de The Psy­chot­ic Monks. Selon le groupe, son mes­sage sur les réseaux soci­aux a provo­qué des réac­tions polar­isées. Cer­tains le remer­cient de pren­dre la parole sur le sujet et d’autres, sou­vent des hommes, regret­tent “la lib­erté du rock”. “En fait, si essay­er de respecter les autres ça sig­ni­fie être un peu moins libre pour eux, je trou­ve ça un peu triste”, com­mente Artie, la chanteuse et gui­tariste. En réal­ité, les prob­lé­ma­tiques que soulève le pogo touchent aus­si directe­ment les artistes sex­isés. Depuis sa tran­si­tion et son com­ing out en tant que femme trans­genre, Artie n’ose plus se mêler à la foule comme elle en avait l’habitude de peur des agres­sions sex­uelles. Lors d’un con­cert, celle-ci s’est fait touch­er l’entrejambe. Au sein du col­lec­tif français Bagarre, Emmaï Dee a quant à elle renon­cé à pra­ti­quer le crowd surf­ing qui con­siste à se laiss­er porter par la foule. Son groupe à chemin entre les gen­res dance, trap ou encore gab­ber – un univers pas si éloigné du punk – essaie ain­si aus­si d’amener son pub­lic à réfléchir sur l’espace de con­cert. Lorsque ses mem­bres, La Bête et Emmaï Dee, lan­cent respec­tive­ment un pogo féminin sur “Mourir au Club” et un gémisse­ment col­lec­tif sur “Dia­mant” – morceau par­lant de mas­tur­ba­tion cli­tori­di­enne – ces derniers pren­nent le temps de guider leur audi­toire. “Si on veut chang­er les dynamiques durant les con­certs il faut l’expliciter. Par exem­ple, avant de lancer le pogo féminin, on fait un par­al­lèle entre la vision poli­tique du sys­tème patri­ar­cal et la scène. On a expliqué pourquoi c’était plus un sym­bole qu’une néces­sité. Car en vérité un con­cert se passe bien quand les gens sont ensem­ble. Le but, c’est de les unir au max­i­mum”, développe La Bête. Alors, qu’est-ce qu’un pogo inclusif ? Pour Safi­a­tou Mendy, co-coordinatrice et for­ma­trice à Con­sen­tis, c’est un pogo qui est con­sen­ti, bien­veil­lant, qui donne la place à la prise de con­science et dont les artistes ont par­lé en amont. Car pour la for­ma­trice, la bien­veil­lance, tout comme le con­sen­te­ment, se pré­pare sur le temps long. “Ce n’est pas dans le feu de l’action en dis­ant qu’on va faire un pogo qui fait atten­tion aux autres que les per­son­nes qui n’en ont jamais fait vont com­pren­dre en quoi ça con­siste”, commente‑t‑elle. Selon Safi­a­tou Mendy, ce n’est que le début d’un tra­vail de fond pour amélior­er et ren­dre plus sûre l’industrie musicale.