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© Baneen Mirza
10 juillet 2023

Portrait : Nabihah Iqbal (Ninja Tune), le feu sacré

par Tsugi

Avec son deuxième album Dreamer, la Londonienne d’origine pakistanaise Nabihah Iqbal a offert à sa musique une conscience spirituelle et une profondeur dramatique nouvelles. Le résultat de son retour inopiné au Pakistan et d’épreuves personnelles douloureuses.

Nabihah Iqbal a la peau brune, les yeux noirs, de longues tresses encapuchonnées sous un large béret au motif léopard, qu’elle décline en total look le jour de notre rencontre sur Zoom. Ces quelques détails physiques n’ont évidemment aucune importance, sinon au sein de l’industrie musicale, « où les femmes artistes sud‑asiatiques sont sous-représentées », dit-elle. Née de parents pakistanais il y a trente-cinq ans, la femme derrière l’artiste porte haut son identité, de manière politique et militante depuis 2017, date à laquelle elle n’a plus voulu apparaître publiquement sous l’alias Throwing Shade. Ce pseudonyme, qu’elle s’était pourtant choisi pour commencer sa carrière dans l’électronique en 2009, désigne une pratique de joutes verbales dans l’univers du voguing – une danse identitaire qui s’est développée dans les night-clubs de la communauté LGBT noire américaine des années 1970. « Avant que je me présente sous mon vrai nom, je recevais énormément de messages de personnes qui me considéraient comme un « role model », réagit-elle. Ils m’ont prêté cette intention bien avant que je n’y pense. » L’association entre son art et son état civil est encore plus nette aujourd’hui avec la sortie de son deuxième album, dont la folle genèse l’a conduite jusqu’au Pakistan, dans la maison de ses grands-parents, loin de Londres, sa ville natale et son lieu de résidence. Elle s’est retrouvée confinée à Karachi en 2020. « J’y ai fait des expériences musicales inédites extrêmement fortes qui m’ont fait repenser mon rapport à la musique« , résume-t-elle.

Des « premières fois », il y en a eu beaucoup autour de la création de ce disque. C’est sans doute la première fois qu’elle s’en remet autant au temps long pour laisser germer son inspiration, qu’elle questionne son rapport à la musique et s’inquiète de sa survivance. C’est aussi la première fois qu’elle convoque des instruments de musique traditionnels du Pakistan, ouvrant une voie spirituelle nouvelle dans son existence, qui fait l’âme de Dreamer.

Des signes du destin

Il n’y a pas de hasards. Ni de coïncidences. Même quand il s’agit d’événements violents. Nabihah Iqbal s’est fait voler deux ans de travail et plus encore lors du cambriolage de son studio du centre de Londres début 2020. Elle se souvient: « J’étais désemparée, en état de choc, dans l’incapacité de parler. » Le silence fut rompu par un coup de fil de sa grand‑mère lui annonçant la mauvaise nouvelle: au même moment, son grand-père entrait à l’hôpital avec une hémorragie cérébrale. Elle concentre alors toute son attention sur lui:  « Je ne pensais plus à moi, à la musique ou au cambriolage. Je ne pensais plus qu’à lui. C’était devenu ma priorité. » Elle s’envole pour Karachi dès le lendemain. Le chaos est généralisé. Le monde est confiné. Elle aussi, et pendant deux mois, jusqu’au rétablissement complet de son grand-père. « Mon envol pour le Pakistan était une vraie bénédiction, dit-elle avec le recul. Mon corps et mon esprit avaient besoin de cette période de repos forcé.  » À force de tourner nonstop, Nabihah Iqbal a fait un burnout et suivi plusieurs traitements médicamenteux, tandis qu’elle souffrait déjà d’une main cassée. Elle a finalement trouvé un meilleur remède dans le fait de changer d’air et d’alimentation. « Je crois beaucoup aux signes, et j’ai foi en ces choses de la vie que tu ne peux pas prédire, ajoute-t-elle. Pour la musique, c’est pareil, l’univers m’a orientée dans cette direction. Je n’ai fait que suivre le courant. »

« J’ai foi en ces choses de la vie que tu ne peux pas prédire. » Nabihah Iqbal

Le poids des traditions Les pas perdus l’ont menée à ce Dreamer, plus sombre que son prédécesseur Weighing Of The Heart (2017), ou celui qui aurait dû voir le jour avant que son ordinateur ne soit dérobé. La première version de son deuxième album était « plus méditative, limite ambient ». Il est possible de l’écouter. Elle a retrouvé (miraculeusement) plusieurs démos sur un lien Soundcloud privé, qu’elle a réunies dans la compilation Blue Magic Gentle Magic parue fin 2020. Mais pour ne plus jamais risquer de tout perdre, la productrice a complètement repensé ses habitudes de composition, sans logiciel ni ordinateur, et sans rien enregistrer pendant près d’un an. « Quand les chansons sont dans ta tête, personne ne peut te les enlever, sourit-elle. J’ai acheté une guitare acoustique, une pédale loop puis un harmonium dans un magasin de musique de Karachi, et j’ai commencé à jouer de la musique en prenant soin de laisser mes idées se développer, évoluer et grandir. C’était nouveau pour moi. En tant que productrice électro, j’étais plus habituée à ouvrir un programme de MAO sur mon ordinateur et à créer des chansons d’une façon plus immédiate ! »

 

Nabihah Iqbal

© Joseph Hayes

De Throwing Shade à Nabihah Iqbal

Nabihah Iqbal se fait encore appeler Throwing Shade quand elle rejoint le label Ninja Tune en 2016. Depuis, la célèbre maison de disques anglaise est le témoin privilégié de ses nombreuses métamorphoses. Elle a exercé le métier d’avocate en droit des femmes et dirigé un dojo de karaté dédié au public féminin avant de devenir artiste et productrice de musique électronique. Aujourd’hui, elle est aussi curatrice, animatrice radio, conférencière, et l’année dernière, elle s’est distinguée en organisant la première Boiler Room du Pakistan. Elle partage cette approche pluridisciplinaire avec sa voisine de label Jayda G. « J’ai beaucoup de respect pour elle, dit Nabihah. Je l’ai vue en DJ-set il y a quelques années. Elle ne s’arrêtait pas de danser. Sur Internet, les gens lui reprochent, mais si tu aimes la musique, alors apprécie-la ! J’adore son énergie. »

Le décor, lui aussi, est renversé. Après le Pakistan, l’autrice‑compositrice s’est isolée au calme, à la campagne, lors de différentes résidences d’artistes en Écosse et dans le Suffolk, à l’est de l’Angleterre. « Je ne pouvais pas revenir à Londres, dit-elle. J’étais assez stressée comme ça en partant. Je suis passée du chaos de la ville au calme de la campagne, sur fond de mer ou de montagne, des endroits où il n’y avait pas Internet et personne pour me détourner de ma tâche. Le matin, j’allais marcher avant de me mettre au travail. Et le soir, sans éclairage public alentour, j’ai connu les nuits les plus noires de toute mon existence. J’avais l’impression d’être seule au monde. C’était incroyable. La connexion que j’ai eue avec ces lieux se ressent dans ma musique. » Et puis il y a ces instruments traditionnels renvoyant à ses origines pakistanaises, l’harmonium et le sitar, qu’elle utilise pour la première fois sur disque.

« Jusqu’à maintenant, j’étais hésitante, car je ne suis pas une puriste« , dit-elle, désarmante d’humilité. Cette diplômée en ethnomusicologie de l’École des études orientales et africaines de Londres a pourtant eu tout le loisir d’en apprendre les rudiments au cours de son éducation musicale. « J’étais sans doute impressionnée par tout ce que ces instruments représentent, ajoute-t-elle. Ils s’inscrivent dans des traditions anciennes, datant de plusieurs milliers d’années, et leur apprentissage se fait généralement sans partition et se transmet de génération en génération. Il faut ressentir l’instrument pour l’apprivoiser. Ton rapport au son s’en trouve complètement bouleversé. C’est tellement poétique de voir que chaque gamme peut être associée à un certain moment de la journée, une saison, au temps qu’il fait et à différentes émotions. Ce n’est pas qu’une histoire de gammes majeure ou mineure. »

Cette stakhanoviste s’est aussi formée au gamelan, un ensemble instrumental traditionnel caractéristique des musiques javanaise, soudanaise et balinaise. « Si tu aimes vraiment la musique, tu dois l’aborder avec un esprit ouvert, comme la première fois où j’ai entendu ce chant de gorge sibérien étrange et beau« , témoigne-t-elle. Déambulation élégiaque C’est dans l’art rituel des soufis qu’elle a vécu l’une des expériences musicales les plus prenantes de toute sa vie. Le soufisme considère la musique comme un moyen de rapprocher l’âme du Divin. Dans le sanctuaire Shah Jamal de Lahore, la capitale culturelle du Pakistan, elle a été traversée par les percussions polyrythmiques qui accompagnent le dhamal (une danse extatique) et s’est retrouvée dans un état proche de la transe. Elle en est sortie plus mature, plus spirituelle que jamais. « C’était si puissant, si bruyant, si vibrant… je ne fais pas partie de ce monde mais je pouvais sentir jusqu’au plus profond de mon être la musique« , raconte-t-elle. La couleur lancinante, répétitive, des rythmes font pour beaucoup la musique de Nabihah Iqbal, un mélange de transe obsédante, de pop d’inspiration shoegaze et cold wave, électro et trip-hop, le tout hanté par son spoken word proche de l’invocation mystique. Ces chansons sont une longue déambulation mélancolique dans la douleur au pluriel. Elle raconte notamment le deuil de sa meilleure amie, « une musicienne incroyable », sur le titre en clair-obscur « In Light », et lui rend hommage sur « Sunflower » et « Closer Lover ». Ailleurs, la douleur s’abat brutalement sur les femmes en général, à travers le récit de Tess d’Urberville du poète victorien Thomas Hardy, une chronique de l’horreur poussée à l’extrême qui rend la gent féminine particulièrement endurante. Son premier single « This World Couldn’t See Us » en est une interprétation. La douleur est aussi aveugle et sourde quand elle s’abat sur elle-même. Son mari, le styliste Nicholas Daley, est resté à son chevet. Elle lui dédie « Dreamer », un titre doux et tendre. « C’est la seule chanson joyeuse de l’album. Beaucoup de mauvaises choses me sont arrivées. Mais j’ai aussi connu le sentiment le plus heureux de mon existence, quand je me suis mariée l’année dernière. » C’en est fini de la douleur. Seule l’intranquillité demeure.

Alexandra Dumont

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