© Baneen Mirza

Portrait : Nabihah Iqbal (Ninja Tune), le feu sacré

par Tsugi

Avec son deux­ième album Dream­er, la Lon­doni­enne d’origine pak­istanaise Nabi­hah Iqbal a offert à sa musique une con­science spir­ituelle et une pro­fondeur dra­ma­tique nou­velles. Le résul­tat de son retour inopiné au Pak­istan et d’épreuves per­son­nelles douloureuses.

Nabi­hah Iqbal a la peau brune, les yeux noirs, de longues tress­es enca­pu­chon­nées sous un large béret au motif léopard, qu’elle décline en total look le jour de notre ren­con­tre sur Zoom. Ces quelques détails physiques n’ont évidem­ment aucune impor­tance, sinon au sein de l’industrie musi­cale, “où les femmes artistes sud‑asiatiques sont sous-représentées”, dit-elle. Née de par­ents pak­istanais il y a trente-cinq ans, la femme der­rière l’artiste porte haut son iden­tité, de manière poli­tique et mil­i­tante depuis 2017, date à laque­lle elle n’a plus voulu appa­raître publique­ment sous l’alias Throw­ing Shade. Ce pseu­do­nyme, qu’elle s’était pour­tant choisi pour com­mencer sa car­rière dans l’électronique en 2009, désigne une pra­tique de joutes ver­bales dans l’univers du vogu­ing – une danse iden­ti­taire qui s’est dévelop­pée dans les night-clubs de la com­mu­nauté LGBT noire améri­caine des années 1970. “Avant que je me présente sous mon vrai nom, je rece­vais énor­mé­ment de mes­sages de per­son­nes qui me con­sid­éraient comme un “role mod­el”, réagit-elle. Ils m’ont prêté cette inten­tion bien avant que je n’y pense.” L’association entre son art et son état civ­il est encore plus nette aujourd’hui avec la sor­tie de son deux­ième album, dont la folle genèse l’a con­duite jusqu’au Pak­istan, dans la mai­son de ses grands-parents, loin de Lon­dres, sa ville natale et son lieu de rési­dence. Elle s’est retrou­vée con­finée à Karachi en 2020. “J’y ai fait des expéri­ences musi­cales inédites extrême­ment fortes qui m’ont fait repenser mon rap­port à la musique”, résume-t-elle.

Des “pre­mières fois”, il y en a eu beau­coup autour de la créa­tion de ce disque. C’est sans doute la pre­mière fois qu’elle s’en remet autant au temps long pour laiss­er ger­mer son inspi­ra­tion, qu’elle ques­tionne son rap­port à la musique et s’inquiète de sa sur­vivance. C’est aus­si la pre­mière fois qu’elle con­voque des instru­ments de musique tra­di­tion­nels du Pak­istan, ouvrant une voie spir­ituelle nou­velle dans son exis­tence, qui fait l’âme de Dream­er.

Des signes du destin

Il n’y a pas de hasards. Ni de coïn­ci­dences. Même quand il s’agit d’événements vio­lents. Nabi­hah Iqbal s’est fait vol­er deux ans de tra­vail et plus encore lors du cam­bri­o­lage de son stu­dio du cen­tre de Lon­dres début 2020. Elle se sou­vient: “J’étais désem­parée, en état de choc, dans l’incapacité de par­ler.” Le silence fut rompu par un coup de fil de sa grand‑mère lui annonçant la mau­vaise nou­velle: au même moment, son grand-père entrait à l’hôpital avec une hémor­ragie cérébrale. Elle con­cen­tre alors toute son atten­tion sur lui:  “Je ne pen­sais plus à moi, à la musique ou au cam­bri­o­lage. Je ne pen­sais plus qu’à lui. C’était devenu ma pri­or­ité.” Elle s’envole pour Karachi dès le lende­main. Le chaos est général­isé. Le monde est con­finé. Elle aus­si, et pen­dant deux mois, jusqu’au rétab­lisse­ment com­plet de son grand-père. “Mon envol pour le Pak­istan était une vraie béné­dic­tion, dit-elle avec le recul. Mon corps et mon esprit avaient besoin de cette péri­ode de repos for­cé. ” À force de tourn­er non­stop, Nabi­hah Iqbal a fait un burnout et suivi plusieurs traite­ments médica­menteux, tan­dis qu’elle souf­frait déjà d’une main cassée. Elle a finale­ment trou­vé un meilleur remède dans le fait de chang­er d’air et d’alimentation. “Je crois beau­coup aux signes, et j’ai foi en ces choses de la vie que tu ne peux pas prédire, ajoute-t-elle. Pour la musique, c’est pareil, l’univers m’a ori­en­tée dans cette direc­tion. Je n’ai fait que suiv­re le courant.

J’ai foi en ces choses de la vie que tu ne peux pas prédire.” Nabi­hah Iqbal

Le poids des tra­di­tions Les pas per­dus l’ont menée à ce Dream­er, plus som­bre que son prédécesseur Weigh­ing Of The Heart (2017), ou celui qui aurait dû voir le jour avant que son ordi­na­teur ne soit dérobé. La pre­mière ver­sion de son deux­ième album était “plus médi­ta­tive, lim­ite ambi­ent”. Il est pos­si­ble de l’écouter. Elle a retrou­vé (mirac­uleuse­ment) plusieurs démos sur un lien Sound­cloud privé, qu’elle a réu­nies dans la com­pi­la­tion Blue Mag­ic Gen­tle Mag­ic parue fin 2020. Mais pour ne plus jamais ris­quer de tout per­dre, la pro­duc­trice a com­plète­ment repen­sé ses habi­tudes de com­po­si­tion, sans logi­ciel ni ordi­na­teur, et sans rien enreg­istr­er pen­dant près d’un an. “Quand les chan­sons sont dans ta tête, per­son­ne ne peut te les enlever, sourit-elle. J’ai acheté une gui­tare acous­tique, une pédale loop puis un har­mo­ni­um dans un mag­a­sin de musique de Karachi, et j’ai com­mencé à jouer de la musique en prenant soin de laiss­er mes idées se dévelop­per, évoluer et grandir. C’était nou­veau pour moi. En tant que pro­duc­trice élec­tro, j’étais plus habituée à ouvrir un pro­gramme de MAO sur mon ordi­na­teur et à créer des chan­sons d’une façon plus immédiate !”

 

Nabihah Iqbal

© Joseph Hayes

De Throwing Shade à Nabihah Iqbal

Nabi­hah Iqbal se fait encore appel­er Throw­ing Shade quand elle rejoint le label Nin­ja Tune en 2016. Depuis, la célèbre mai­son de dis­ques anglaise est le témoin priv­ilégié de ses nom­breuses méta­mor­phoses. Elle a exer­cé le méti­er d’avocate en droit des femmes et dirigé un dojo de karaté dédié au pub­lic féminin avant de devenir artiste et pro­duc­trice de musique élec­tron­ique. Aujourd’hui, elle est aus­si cura­trice, ani­ma­trice radio, con­féren­cière, et l’année dernière, elle s’est dis­tin­guée en organ­isant la pre­mière Boil­er Room du Pak­istan. Elle partage cette approche pluridis­ci­plinaire avec sa voi­sine de label Jay­da G. “J’ai beau­coup de respect pour elle, dit Nabi­hah. Je l’ai vue en DJ-set il y a quelques années. Elle ne s’arrêtait pas de danser. Sur Inter­net, les gens lui reprochent, mais si tu aimes la musique, alors apprécie-la ! J’adore son énergie.

Le décor, lui aus­si, est ren­ver­sé. Après le Pak­istan, l’autrice‑compositrice s’est isolée au calme, à la cam­pagne, lors de dif­férentes rési­dences d’artistes en Écosse et dans le Suf­folk, à l’est de l’Angleterre. “Je ne pou­vais pas revenir à Lon­dres, dit-elle. J’étais assez stressée comme ça en par­tant. Je suis passée du chaos de la ville au calme de la cam­pagne, sur fond de mer ou de mon­tagne, des endroits où il n’y avait pas Inter­net et per­son­ne pour me détourn­er de ma tâche. Le matin, j’allais marcher avant de me met­tre au tra­vail. Et le soir, sans éclairage pub­lic alen­tour, j’ai con­nu les nuits les plus noires de toute mon exis­tence. J’avais l’impression d’être seule au monde. C’était incroy­able. La con­nex­ion que j’ai eue avec ces lieux se ressent dans ma musique.” Et puis il y a ces instru­ments tra­di­tion­nels ren­voy­ant à ses orig­ines pak­istanais­es, l’harmonium et le sitar, qu’elle utilise pour la pre­mière fois sur disque.

Jusqu’à main­tenant, j’étais hési­tante, car je ne suis pas une puriste”, dit-elle, désar­mante d’humilité. Cette diplômée en eth­no­mu­si­colo­gie de l’École des études ori­en­tales et africaines de Lon­dres a pour­tant eu tout le loisir d’en appren­dre les rudi­ments au cours de son édu­ca­tion musi­cale. “J’étais sans doute impres­sion­née par tout ce que ces instru­ments représen­tent, ajoute-t-elle. Ils s’inscrivent dans des tra­di­tions anci­ennes, datant de plusieurs mil­liers d’années, et leur appren­tis­sage se fait générale­ment sans par­ti­tion et se trans­met de généra­tion en généra­tion. Il faut ressen­tir l’instrument pour l’apprivoiser. Ton rap­port au son s’en trou­ve com­plète­ment boulever­sé. C’est telle­ment poé­tique de voir que chaque gamme peut être asso­ciée à un cer­tain moment de la journée, une sai­son, au temps qu’il fait et à dif­férentes émo­tions. Ce n’est pas qu’une his­toire de gammes majeure ou mineure.”

Cette stakhanoviste s’est aus­si for­mée au game­lan, un ensem­ble instru­men­tal tra­di­tion­nel car­ac­téris­tique des musiques javanaise, soudanaise et bali­naise. “Si tu aimes vrai­ment la musique, tu dois l’aborder avec un esprit ouvert, comme la pre­mière fois où j’ai enten­du ce chant de gorge sibérien étrange et beau”, témoigne-t-elle. Déam­bu­la­tion élé­giaque C’est dans l’art rit­uel des soufis qu’elle a vécu l’une des expéri­ences musi­cales les plus prenantes de toute sa vie. Le soufisme con­sid­ère la musique comme un moyen de rap­procher l’âme du Divin. Dans le sanc­tu­aire Shah Jamal de Lahore, la cap­i­tale cul­turelle du Pak­istan, elle a été tra­ver­sée par les per­cus­sions polyry­th­miques qui accom­pa­g­nent le dhamal (une danse exta­tique) et s’est retrou­vée dans un état proche de la transe. Elle en est sor­tie plus mature, plus spir­ituelle que jamais. “C’était si puis­sant, si bruyant, si vibrant… je ne fais pas par­tie de ce monde mais je pou­vais sen­tir jusqu’au plus pro­fond de mon être la musique”, raconte-t-elle. La couleur lanci­nante, répéti­tive, des rythmes font pour beau­coup la musique de Nabi­hah Iqbal, un mélange de transe obsé­dante, de pop d’inspiration shoegaze et cold wave, élec­tro et trip-hop, le tout han­té par son spo­ken word proche de l’invocation mys­tique. Ces chan­sons sont une longue déam­bu­la­tion mélan­col­ique dans la douleur au pluriel. Elle racon­te notam­ment le deuil de sa meilleure amie, “une musi­ci­enne incroy­able”, sur le titre en clair-obscur “In Light”, et lui rend hom­mage sur “Sun­flower” et “Clos­er Lover”. Ailleurs, la douleur s’abat bru­tale­ment sur les femmes en général, à tra­vers le réc­it de Tess d’Urberville du poète vic­to­rien Thomas Hardy, une chronique de l’horreur poussée à l’extrême qui rend la gent fémi­nine par­ti­c­ulière­ment endurante. Son pre­mier sin­gle “This World Couldn’t See Us” en est une inter­pré­ta­tion. La douleur est aus­si aveu­gle et sourde quand elle s’abat sur elle-même. Son mari, le styl­iste Nicholas Daley, est resté à son chevet. Elle lui dédie “Dream­er”, un titre doux et ten­dre. “C’est la seule chan­son joyeuse de l’album. Beau­coup de mau­vais­es choses me sont arrivées. Mais j’ai aus­si con­nu le sen­ti­ment le plus heureux de mon exis­tence, quand je me suis mar­iée l’année dernière.” C’en est fini de la douleur. Seule l’intranquillité demeure.

Alexandra Dumont